Garuda quelque part au-dessus de l'Arkhangaï
Suite du Tantra de la Danse de Kâlî.
Les soixante-quatre yoginīs ont disparues dans l'espace, mais Bhairava reste là, planté face à la Déesse. Il la supplie de lui montre le "secret qui gît dans le cœur", la "réponse ultime". Et il la voit. C'est "le secret qui n'est pas une doctrine, vide, la grande peur" pareil à "un tas d'ossements entouré de lances et de têtes tranchées". Bhairava contemple cette merveille. Mais il avoue qu'il n'a pas tout entendu, qu'il ne sait pas tout. Il veut savoir où ont disparues les soixante quatre yoginīs (2, 1-7).
C'est là la connaissance ultime qui repose dans le cœur, la grâce en forme de sagesse intégrale (mahā-prajñā), l'essence du réel, la science ultime, libre de tout point de référence, qui transcende toute comparaison, non duelle, affranchie du duel (2, 7-9).
La Déesse dit qu'elle pratique le grand yoga qui consiste à tout engloutir, qui fait peur, car en lui tous les êtres, toutes choses sont dévorées. Les soixante-quatre yoginīs qui planent dans l'espace s'en réjouissent, elles qui dévorent tout. C'est d'elles que naît la connaissance ultime, la gnose kaula. mais ces yoginīs sont la Déesse. Elle précise donc que c'est elle qui donne cette gnose "qui met fin à la fin de tous les phénomènes". Les yoginīs ne peuvent être comblées que par cette connaissance. Cette connaissance est le cœur de la yoginī et sa bouche (2, 10-13).
Quant aux yoginīs, elles sont dans la roue de l'espace. Devenues espace, elles portent Bhairava dans l'espace. Fières de cet état, elles jouissent de cet état qui est absence d'état (niḥ-svabhāva-svabhāva) (2, 14-15).
Bhairava demande de quelle façon on peut visualiser dans l'ordre ces yoginīs.
La Déesse répond que le yogin doit être concentré pour adorer comme il convient cette roue de l'espace, roue des soixante-quatre yoginīs.
Parmi elles, seize incarnent la réalisation de la connaissance, vingt-quatre celle du mantra, douze celle de l'intégration (melāpa), huit celle de la Puissance et quatre celle de Śiva. A chacune de ces familles de yoginīs correspond un type de siddha ("être accompli"). Les yoginīs symbolisent des nuances de la conscience, tandis que les siddhas incarnent les aspects du réel dont on prend ainsi conscience. Autrement dit, les yoginīs sont l'Acte de conscience (vimarśa), la subjectivité; les siddhas sont la Manifestation (prakāśa), l'objectivité. Ensemble, ils représentent tout l'éventail des registres de la conscience de soi. "Conscience de" c'est-à-dire la Déesse et ses yoginīs; "Soi" c'est-à-dire Śiva et ses siddhas. De leur interaction naît toute chose, depuis un brin d'herbe jusqu'à la réalisation de la non dualité intégrale (2, 17-23.).
La roue des soixante-quatre yoginīs, ou Roue de l'Espace (kha), ou Roue de la Totalité (vṛnda), comprend donc cinq modes ou familles : Connaissance, Mantra, Intégration, Śakti et Śiva.
Les seize Gnoses
Les seize yoginīs de la connaissance sont la cristallisation initiale du Dieu des dieux. La Déesse dit leurs noms sacrés comme ceux-ci, par exemple :
Rendue impure parce qu'elle a donné naissance
Rendue impure parce qu'elle est entrée en contact avec la mort
Répudiée
Qui va sans mesure
Permanente
Qui hurle avec violence
Qui se tient dans l'absence de hurlement
Qui dévore violemment en hurlant
Fin de la fin
Fin de la mort
Qui donne la mort
Essence du réel
Ornée de douze joyaux,
Dotée du joyau de la connaissance
Qui illumine le joyau de l'intérieur
Qui s'incarne dans la Roue de l'Espace à travers la perception du temps
Installée sur le grand trône du temps,
Qui a atteint l'égalité par la conscience qui est non-phénomène
Qui unifie la Roue Fragmentée par la perception de ces fragments
Suprême rayon de soleil
Rayon de la connaissance
Identique à l'espace
Sauvage
Présente au cœur de la violence
Enracinée dans l'absence de racine
En forme de oṃ,
Remède primordial
Présente à la fin de la fin de oṃ
(2, 24-44)
Ce premier groupe correspond à la perception (jñāna) et à ses conditionnements : pur et impur, sang, mort, naissance, féminité, violence (haṭha, d'où haṭhayoga !), hurlement, mais aussi beauté, temps, espace, égalité. Une fois reconnue, les perceptions deviennent perception de la non dualité, manifestation de l'espace au sein de l'espace.
Les vingt-quatre Mantras
Puis la Déesse révèle les vingt-quatre yoginīs du groupe des Mantras. Cette Roue est l'essence des mantras, "l'excellente énergie vitale " (vīrya-varam) présente dans la "non félicité[1], c'est-à-dire les six roues (cakras) immuables, fixes". Elles détruisent les liens du devenir douloureux (2, 45-50).
Ces vingt-quatre yoginīs sont, entre autres[2] :
Ornée du son, de la lumière et des rayons[3] en tant qu'état vide de vide
Terre des mantras
Experte en hurlement[4]
Elle "hurle" l'univers entier
On ne peut la faire taire ni l'énoncer
Présente entre les sourcilles
Excitée par la destruction de (la dualité) temps non-temps
Ultime fraction de tous les mantras
Forme omniprésente
Présente dans le sans-forme
Au-delà des formes[5]
Sans facultés
Déploiement de la toute première intuition[6]
Grand état dépourvu de nature propre[7]
Handicapée, elle est sans pensée au milieu des pensées
Toujours mentalement déficiente
Pareille à la cavité du bec du corbeau
Installé dans le lotus du larynx
Ultime félicité personnelle
Présente dans le royaume intérieur
Dépourvue de sujet et d'objet
Scintillante dans l'espace ultime
Non duelle
Infaillible
Paix
Libre des opposés
Présente dans le royaume du centre
Regardant vers le bas
Sans structure
Qui dévore le temps
Au-delà des mantras
Ignorant les mantras
Sans mesure
Fin des douze (largeurs de doigt)
Fin des seize (largeurs de doigt)
Conscience sans unité de mesure
Établie en tant que réel
Abîme du réel
Dépourvue de réel et d'irréel
Connaissance au-delà de laquelle il n'y en n'a plus
Subtile à l'intérieur, subtile à l'extérieur
Sans forme, forme de tout
Souveraine de l'espace
Reine de tous les mantras
Ce "sūtra révèle les vingt-quatre Terres de la Terre des mantras qui vivent dans l'intervalle entre Mitra et Varuṇa" (2, 51-78). Ces deux divinités védiques incarnent le ciel et l'océan et les couples de contraires.
Extrait du chapitre deux du Tantra qui révèle le sens véritable de la Danse de Kâlî
[1] C'est évidement une expression ironique.
[2] Car le texte est parfois corrompu et, d'autre part, il m'est difficile de repérer exactement où commencent et où finissent ces noms. Rappelons qu'en sanskrit, il n'y a pas de ponctuation, et les mots sont attachés !
[3] Nāda-bindu-kalā (ici, on a la variante nāda-rūpa-kalā) : trois aspects ou étapes de la manifestation consciente que l'on retrouvera dans le dzogchen Nyingthig. On retrouve la totalité des éléments techniques du Nyingthig dans le yoga tantrique kaula, ce que l'on verra dans une série de traductions que nous préparons, dont des textes inédits comme le Bindu-yoga ou le Śāṃbhavī-tantra.
[4] Nombreuses allitérations et jeux sur rāva "hurlement", comme dans Bhairava = bhaya-rāva, bhaya-vāha, etc. Ces jeux sonores sont légions mais impossibles à rendre dans une traduction.
[5] Le triptyque vyāptirūpa, rūpastha et rūpātīta fait parti du vocabulaire commun à toutes les branches de la tradition kaula.
[6] Allusion à une notion de linguistique. Le tantrisme, śivaïte ou bouddhiste, en est perclus.
[7] niḥ-svabhāva : présence de l'Idée du Bouddha. État sans état. L'essence est l'absence de d'essence, le vrai A est non-A, etc. Voir les Prajñā-pāramita-sūtras.
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