L’océan de déchaîne, le vent souffle dans… ? Dans rien. Pas une vague, pas un brin de vent. Transparence. Les mouvements extérieurs et intérieur ne font qu’un, comme si j’étais une immense caverne. Ils en sont d’autant plus vivaces, comme si un voile de buée s’était évaporé.
Les émotions, les souvenirs, les mouvements ne contredisent pas cette immensité de silence. Au contraire, ces vagues se répandent en lui et permettent de prendre conscience de cette étendue sans limites.
Imaginons que je sois face à un lac. Pas une ride. Et soudain, quelqu’un y lance une pierre, laquelle fait des vagues, qui s’étendent, en cercles concentriques. Je les suis du regard, naturellement. Et par là, je prends conscience de la surface du lac. L’espace s’ouvre, prend conscience de lui-même. Sans le caillou, je n’aurai pas pris conscience du lac. Les pensées, les mouvements intérieurs et extérieurs sont comme ces rides provoquées par la chute du caillou. En les suivant du regard, en se mettant à leur écoute, la consciente se dilate. Les pensées, les petits mouvements musculaires et autres démangeaisons[1], qui sont souvent perçues comme des perturbateurs de l’état de contemplation, permettent au contraire de rafraichir la conscience, laquelle a autrement tendance à s’endormir dans un objet, à se cristalliser dans un état, si subtil soit-il. Sans les vagues, je vois le lac, mais sans l’apprécier.
Voilà pourquoi un maître de méditation conseillait de briser délibérément l’état de fascination pour tel ou tel état par un cri, ou en tirant parti d’un lieu agité de bruits soudains. « Plus l’eau de la cascade tombe de haut, plus elle va vite. Plus un état de méditation est interrompu brusquement, meilleure est la contemplation ». Ces mouvements libèrent l’esprit de son habitude naturelle à se solidifier. Le choc, la vague, la pensée soudaine, l’émotion tranchent cette fascination et mettent à nu… la nudité même, l’absence de tout point de référence. « Les pensées sont la dimension absolue » - chaque pensée est comme un son qui nous ramène vers le silence. Mieux, chaque pensée est aussi transparente qu’une vague, aussi légère qu’une volute d’encens.
Et puis, sur cette plage, passent des groupes d’Indiens en pantalons-et-marcel crasseux. Ils ont l’air si malheureux, écrasés de soucis. La plupart ont fait des heures de bus dans l’espoir de rincer leur yeux fatigués avec quelques poitrines généreuses.
Le soir, je constate avec étonnement (et avec un certain malaise) que je suis le seul, au restaurant, à ne pas être en train de fumer un joint.
Pourquoi-donc personne ne contemple cet espace, gratuit et toujours présent ? Les gens préfèrent braver la police et rester dans une paillotte enfumée à blablater, plutôt que savourer le rien sans limites (mais, bien sûr, je ne vaux pas mieux que les autres).
C’est, peut-être que ce rien fait peur. Rien. Un « je » sans « je » identifiable. Un « je » sans moi, sans cartes, sans repères. Cette expérience est un étonnement sans fin, une chute sans fond. Mais quand on saute, il y a à la fois de la joie et de la terreur. On est bouche bée. De plus, est donné en elle un sentiment de toucher à la valeur absolue des choses (« Dieu »), au sens de l’existence (« La vie a un sens, voire un plan pour moi »). La tentation est alors grande de revenir en disant « j’ai trouvé le Sens, j’ai trouvé la consolation, Dieu, l’éveil ! ». Mais il y a un prix à payer. En cédant à ce désir de donner un sens à ce rien, on tue l’étonnement. Après, que l’on soit croyant, matérialiste ou autre, cela ne change rien au résultat. La magie disparait. Mais, d’un autre côté, force est de constater que l’on ne peut s’empêcher de mettre des mots, de vouloir ainsi comprendre et conclure. Alors ne nous gênons pas. Mais ne soyons pas dupes non plus.
Cela étant, il me semble qu’une approche lucide, rationnelle (sans être rationaliste), agnostique, est peut-être une bonne façon d’entretenir la sensation du mystère. Un scepticisme ouvert, joyeux mais rigoureux, me va bien. Il n’y a rien Ici. De même, il n’y a pas de sens de l’existence, pas de providence, pas de Dieu ni de Déesse, pas de réincarnation, pas de maître parfait, pas d’éveillés sans ego, pas d’anges, pas d’évolution de la conscience cosmique, pas d’intelligence de l’univers, pas de télépathie, pas de sorties hors du corps, pas de tunnels, pas de guérisons, pas de miracles. Rien. A moins que l’on me prouve le contraire. Mais, jusqu’à présent, j’ai constaté que ces croyances sont des miroirs aux alouettes. Ici, plénitude du sens égal absence de tout sens. Le miracle d’être, de vivre, d’être conscient.
Il y a très longtemps, un homme avait dit à sa femme, qui lui demandait le secret de l’immortalité, « Une fois mort, il n’y a plus de conscience personnelle ». Comme un vase brisé. Elle s’en effraya. Son époux n’était-il pas un adepte de l’humour noir ?
Eh bien je crois que c’est cela, la « pratique », l’ascèse du rien.
Mais faut-il pour autant renoncer à rêver ? Faut-il cracher sur l’éphémère, sur l’humain, sur le personnel ? Non. Au contraire. La prise de conscience de la rareté et de la fragilité de la vie lui donne encore plus de valeur, de même que voir l’océan déchaîné à partir du rien, donne à ce spectacle encore plus de netteté.
L’autre jour, je voyais un bonhomme au visage angoissé, avec les cheveux ras et une petite barbe, discuter à tue-tête avec une dame qui l’accompagnait. Soudain, je reconnus en lui l’un des « éveillés » les plus en vue de la scène actuelle. Je me rappelais alors ses discours pince-sans-rire sur l’insignifiance de la personne, sur la nécessité d’abandonner toute « prétention à une histoire personnelle », sur le caractère décadent de l’individualisme, sa mise en scène de lui-même du genre « je suis ici sans y être, personne ne parle à personne, pas vu pas pris, je suis une montagne ». Et je contemplais son visage, sa démarche, ses gestes : tout, dans son comportement, trahissait la demande d’être aimé, reconnu, consolé, choyé, accepté. Et, paradoxalement, il n’en n’était que plus touchant. Plus humain. Et je me suis rappelé d’autres paradoxes du même genre. Tous ces prêtres de l’Impersonnel, avec leur sites personnels (www.moi.com), leur éveil impersonnel très personnel, leur style personnel, leur petits dérapages personnels, leur maisons d’éditions personnelles, leurs disciples personnels, leurs centres personnel, leurs séminaires personnels… Pourquoi ne pas accepter plutôt qu’au cœur de cet univers très impersonnel, au sein de cette immensité de conscience sans visage, jaillit la personne, avec ses petits et ses gros défauts ? La personne est le signe de l’impersonnel, de même que chaque pensée qui ramène (si on la suit du regard) vers l’infini.
Et j’observe de nouveau ces groupes d’Indiens. En fait, ce sont des pèlerins du dieu Ayappan, souvent avec leurs enfants. Ces gens sont souvent des conducteurs de rickshaw, des journaliers sans le sous. Ils font un long pèlerinage pour aller se faire pardonner - les coups donnés à leur femmes, à leurs enfants, leurs petites arnaques et leur salaires perdus dans l’alcool -, face à leur dieu, dans un temple perdu au fin fond de la jungle (et interdit aux femmes, tout de même). Quelle misère ! Et pourtant, quelle beauté. Banale, sale, mesquine. Et pourtant, ils vivent. Incroyable.
D’où ce qu’il y a de plus précieux : l’étonnement devant le décalage, le vertige devant ce tout-qui-est-rien, l’effroi mêlé d’émerveillement devant ce dieu des petites choses.
Je ne peux croire en Dieu que si je n’y crois pas.
Une vision tres personnelle de la meditation...:
Chacun cherche son os :
[1] Pour un ami : tous ces termes peuvent également être traduits en sanskrit par vṛtti.