Le
mot "vacuité", à lui seul, ne nous dit pas encore ce qui est vide, et de quoi. En ce sens, c'est
un terme vague qui appelle des précisions, faute de quoi l'employer sera
assurément cause de malentendus.
Or,
il en va de même pour "non-dualité". Cette expression si populaire
désigne le fait de ne pas être deux. Soit. Mais qu'est-ce qui n'est "pas
deux" ? On voit que le terme peut avoir non seulement des significations
multiples - il est plurivoque, comme si plusieurs personnes parlaient en même
temps - mais encore, antagonistes. En effet, si je dis que l'esprit et la matière ne sont
"pas deux", je peux vouloir dire qu'il n'y a que l'esprit
(spiritualisme) ou bien qu'il n'y a que la matière, en dépit des apparences du contraire. Deux thèses antagonistes. Ainsi, le matérialiste est
lui aussi un non-dualiste.
Cela
étant, la plupart des gens qui emploient cette expression veulent plutôt dire
que, selon eux, il n'y a pas de jugements vrais plutôt que faux, attendu que
tous sont également faux. Évidement, dire que tous les jugements sont faux,
c'est dire que ce jugement-ci, s'il est vrai, est faux. Et que, s'il est faux,
cela confirme que tous les jugements sont faux... D'où des dialogues
de sourds (de fous ?) qui animent l'existence de ces non-dualistes du jugement. Ce
n'est là qu'un des symptômes du relativisme extrême qui sévit dans la culture
contemporaine.
Une
autre forme de non-dualisme très répandue consiste à croire qu'il existe une
conscience ou un esprit absolument et à tous égards indépendant de la matière, un sujet indépendant de
l'objet, une conscience "pure" de toute visée intentionnelle. Or,
c'est là du pur dualisme, à-la-Descartes, si vous me passez l'expression. Dans la même veine, dire
que le sujet ne peut jamais devenir objet de connaissance, cela n'a rien de
"non-dualiste". Tout le monde répète cette affirmation en chœur,
comme un mantra. Mais, en Inde, patrie réputée du non-dualisme, cette thèse
n'est pas spécifiquement non-dualiste. Elle est, de fait, tout ce qu'il y a de plus dualiste, même si elle est vraie et libératrice. C'est, en
effet, une thèse défendue par le Nyâya et reprise par tous les théologiens
dualistes, dont les shivaïtes.
A
mon sens, le non-dualisme a une dimension mystique - difficile à articuler. Mais, s'il faut s'exprimer, je choisirais plutôt un non-dualisme
matérialiste, selon lequel l'esprit et la matière sont deux faces d'une même
réalité, l'esprit étant produit par l'interaction complexe de nombreuses causes
et conditions, à l'image d'un arc-en-ciel. Et ceci, plutôt qu'un roman métaphysique - occultisme des demi-savants.
En outre, je
crois que cette position prudente est compatible avec le non-dualisme du shivaïsme du
Cachemire, et même avec les non-dualismes de la conscience "pure",
pour des raisons que j'ai déjà formulées dans d'autres billets : la conscience
"pure" équivaut à l'inconscience "pure" ; il n'y a pas de Shakti (de conscience)
sans Shiva (sans objet, fut-ce l'être, ou un objet indifférencié) ; une
conscience impersonnelle n'est pas différente de l'espace ou d'une matière illimitée ;
et, enfin, le matérialisme est un non-dualisme.
Pourquoi
faire le choix de l'hypothèse matérialiste ? Parce qu'elle me semble plus
économe en termes d'hypothèses (d'hypostases) métaphysiques-pataphysiques. Or, quand je lis
les textes des non-dualismes "religieux" (shivaisme, védânta, etc.),
je trouve les descriptions d'états subjectifs bien plus pertinentes que leurs
élucubrations à prétentions objectives et normatives sur la reproduction humaine ou encore leurs fables sur les yogis qui
sortent de leur corps pour entrer dans celui d'un perroquet. Plutôt une
approche phénoménologique que métaphysique, donc. Et, surtout, je ne vois pas de
raison de croire... sans raison. Jusqu'à preuve du contraire, le corps ne peut se transformer
en lumière, ou rapetisser, ou laisser des empreintes dans une roche rendue molle par on ne sait quel miracle. Par contre,
l'ignorance des hommes explique très bien ces croyances. De plus, si l'on accepte de croire
sans preuve, le pire est proche.
Donc,
je propose simplement, avec d'autres et après d'autres, des lectures à tendance sobre, lucide
et critique des traditions non-dualistes religieuses, à la lumière d'un non-dualisme
"matérialiste".
Si vous êtes intéressé par la question des non-dualismes, sachez que mes prochaines conférences au CIPh porteront sur ce thème. La prochaine conférence aura lieu le lundi 11 février. Voir la colonne ci-contre en haut à droite.
N.B. : le terme "matérialisme" est connoté négativement dans les milieux spirituels. C'est un préjugé que j'entends dénoncer et combattre. Mais il faut également réaliser que cette étiquette - d'où les guillemets - recouvre des visions du mondes assez différentes selon le lieu et l'époque : les matérialistes de l'Inde ancienne, les matérialistes des Lumières et les physiciens quantiques matérialistes sont sur bien des points essentiels plus différents les uns des autres que le spiritualisme ne l'est du matérialisme au sens où je l'entend ici - comme une doctrine de la production du sujet et de l'objet en dépendance mutuelle.
P.S. : Joy Vriens résume un article de Tom Pepper qui propose une lecture matérialiste/ naturaliste de la doctrine du non-Soi (anâtmâ). L'un des points pertinents pour les questions qui nous occupent ici est l'idée que la thèse d'une conscience inconditionnée sert souvent à justifier une attitude passive (pour rester poli) face aux conditions de l'existence, notamment politiques et sociales. J'avais, dans cette idée, rédigé un billet sur la manière dont le non-dualisme du Vedânta servait de conservateur au système des castes.
Si vous êtes intéressé par la question des non-dualismes, sachez que mes prochaines conférences au CIPh porteront sur ce thème. La prochaine conférence aura lieu le lundi 11 février. Voir la colonne ci-contre en haut à droite.
N.B. : le terme "matérialisme" est connoté négativement dans les milieux spirituels. C'est un préjugé que j'entends dénoncer et combattre. Mais il faut également réaliser que cette étiquette - d'où les guillemets - recouvre des visions du mondes assez différentes selon le lieu et l'époque : les matérialistes de l'Inde ancienne, les matérialistes des Lumières et les physiciens quantiques matérialistes sont sur bien des points essentiels plus différents les uns des autres que le spiritualisme ne l'est du matérialisme au sens où je l'entend ici - comme une doctrine de la production du sujet et de l'objet en dépendance mutuelle.
P.S. : Joy Vriens résume un article de Tom Pepper qui propose une lecture matérialiste/ naturaliste de la doctrine du non-Soi (anâtmâ). L'un des points pertinents pour les questions qui nous occupent ici est l'idée que la thèse d'une conscience inconditionnée sert souvent à justifier une attitude passive (pour rester poli) face aux conditions de l'existence, notamment politiques et sociales. J'avais, dans cette idée, rédigé un billet sur la manière dont le non-dualisme du Vedânta servait de conservateur au système des castes.
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