Reconnaître que la conscience
n'est pas un objet, qu'elle ne peut jamais devenir objet de connaissance
(meya), est l'un des points-clef de plusieurs écoles de philosophie en Orient comme en Occident (voyez par exemple
les premières pages du Monde comme volonté
et comme représentation de Schopenhauer).
La plus ancienne et la plus
claire formulation de ce point a été le fait du Sāṃkhya.
Selon ce système de "l'énumération intégrale" (tattva-saṃkhyānam), du passage en revu
de tout les éléments de l'être, l'homme n'est pas une chose, grossière ou
subtile. Il est pure conscience, conscience simple, dépourvue de toute intentionnalité. D'autre part, l'ensemble des objets possibles, privés de conscience, est
nommé "nature". L'intellect, partie la plus subtile de l'organe
interne, est l'un des éléments de la nature. Or, depuis des temps sans
commencement, la conscience, notamment parce qu'elle se trouve être parfaitement limpide, s'est confondue avec ses
objets, comme un cristal posé à proximité d'une étoffe de couleur peut être confondu avec cette couleur. Depuis toujours, je suis conscience, présence immuable qui n'est
rien sans être néant et qui est sans rapport réel avec les choses. Du coup, je m'identifie au
corps, à ses activités, aux cognitions de l'organe interne, aux sensations, aux émotions et, de la manière la plus générale, aux pensées. En réalité, celles-ci ne sont "notre" que parce qu'elles existent "pour
nous", c'est-à-dire pour la conscience. Mais en réalité, la conscience n'a
rien à voir avec elles, de même que le cristal demeure incolore en lui-même, inaffecté par les teintes qui se reflètent en lui.
Quand ceci est vu, alors la conscience est apparemment
libérée, délivrée de toutes les expériences affectives qui découlaient
de son
identification avec le corps et l'esprit. Le but de cette démarche
philosophique n'est pas la béatitude, mais l'absence de souffrance par
la prise de conscience que la conscience n'est aucun des objets auxquelles elle peut s'identifier. La conscience demeure alors comme un
cristal transparent, vierge de toute coloration. Il y a en outre deux possibilités à l'issue de cette prise de conscience
: soit les expériences continuent de défiler "devant" le témoin
impassible qu'est la conscience, ou plutôt devant les consciences - car elles
existent en nombre infini. Soit l'expérience elle-même cesse. Il ne reste plus
qu'une conscience pure, dépourvue de tout contenu comme de toute relation : une conscience absolue. Soit conscience sans
identification, soit conscience sans aucun objet, donc. Mais dans les deux cas, la
fin de l'existence (au propre comme, peut-être, au figuré), est la fin
de toute expérience par la distinction radicale entre conscience et
objet de la conscience.
L'ensemble des objets possibles, privé de
conscience, est nommé "nature". L'intellect, partie la plus subtile
de l'organe interne, est l'un des éléments de la nature. Or, depuis des
temps sans commencement, la conscience, parfaitement limpide, s'est confondue
avec ses objets. Depuis toujours, je suis la conscience, présence immuable qui
n'est rien et qui est sans rapport avec les choses. Du coup, nous nous
identifions au corps, à ses activités, aux cognitions de l'organe interne, à
nos sensations, nos émotions et nos pensées. En réalité, elles ne sont
"notre" que parce que qu'elles
existent "pour nous", c'est-à-dire pour la conscience. Mais en
réalité, la conscience n'a rien à voir avec elles. Quand ceci est vu, alors la
conscience est apparemment libérée, délivrée de toutes les expériences
affectives qui découlaient de son identification avec le corps et l'esprit. La
conscience demeure alors comme un cristal transparent, vierge de toute
coloration. Il y a alors deux possibilités : soit les expériences continuent de
défiler "devant" le témoin impassible qu'est la conscience, ou plutôt
devant les consciences, car elles existent en nombre infini. Soit l'expérience
elle-même cesse. Il ne reste plus qu'une conscience pure, dépourvu de tout
objet. Soit conscience sans identification, soit conscience sans aucun objet,
donc.
On retrouve ces deux options dans toutes les philosophies inspirées par
ou qui se ont évolué en parallèle avec le Sāṃkhya,
comme par exemple le bouddhisme : selon certain, un bouddha a une expérience;
seulement fort différente de la notre. Selon d'autres, un bouddha,
contrairement à un bodhisattva, n'a plus du tout d'expérience au motif qu'il
n'a plus de conscience (jñāna).
Ce qui est discutable, évidemment. Mais ce sera encore, au Tibet, la thèse du
kagyupa Phamo Droupa au XIIe siècle, ou même celle de Gampopa (bien que tout
cela soit sujet à discussion).
La conscience sans objet n'est pas un objet de conscience. De plus, la
conscience n'est pas un objet tout court. Elle ne peut devenir objet, pas même pour
elle-même, a fortiori pour une autre conscience.
Cette dernière inflexion de la thèse originelle est le propre de la
Reconnaissance (pratyabhijñā), philosophie qui connu sa première formulation au Cachemire vers 950. Selon la Reconnaissance, quand je perçois une autre conscience (dans la télépathie réputée des yogins),
en réalité je me reconnais, confusément, comme étant la même conscience se manifestant comme corps et esprit différents.
Dans la reconnaissance de l'existence subjective d'autrui, il en va de même : je
ne reconnais pas une autre conscience, mais bien plutôt je me reconnais comme
conscience une qui se manifeste aussi
comme corps et esprit d'autrui. Seulement, c'est une reconnaissance incomplète.
Si elle peut certes déboucher sur la compassion (cette unité de la conscience
est, selon Schopenhauer, la source de la conscience morale), elle ne peut
aboutir à la reconnaissance de soi comme conscience absolument libre. Notons
le chemin parcouru depuis le Sâmkhya (bien que celui-ci connu une
évolution jusqu'à nos jours, quoique fort discrète) : la conscience
n'est pas un objet, mais elle est libre de se manifester comme objet.
C'est même ce pouvoir souverain qui la définit le mieux. La pureté de la conscience équivaut à son pouvoir de se manifester comme autre, sans limites, à l'image d'un miroir dont la profusion des reflets ne menace pas la limpidité, mais s'en trouve être au contraire l'indice.
Soit. Mais qu'en est-il dans le
bouddhisme ? Le dharma du Bouddha ne consiste t-il pas justement à rejeter cette distinction entre sujet et objet ? Dès
lors, l'idée d'une conscience "pure", sans objet, ne doit-elle pas
être dénoncée pour ce qu'elle est : une réification extrême de la
"croyance à la réalité du moi" présente depuis des temps sans
commencement (sahaja-satkāya-dṛṣṭi), base de l'imagination qui
distingue et oppose le "moi" et "l'autre" (parikalpita-satkāya-dṛṣṭi), source de tous les maux
?
Il
est vrai que le "noyau" doctrinal du dharma semble bien être l'idée
que les choses - y-compris la conscience - n'ont qu'un seul fondement :
l'absence de fondement. Car un fondement (āśraya), un substrat permanent des
qualités passagères, est une chose qui ne dépend pas d'autre chose, mais dont
les autres choses dépendent. On trouve certes des fondements relatifs. En effet,
parmi les causes et conditions qui s’enchainent, s'entreproduisent sans commencement, certaines sont plus importantes, en ce sens
que, sans elles, l'effet ne peut être produit dans sa forme propre. Ainsi, il
faut de l'eau, du soleil et de la terre pour produire la pousse. Mais la graine
reste la cause principale. Or, un fondement absolu, un fondement universel qui ne soit pas lui-même fondé en autre chose, est
introuvable. Ce que l'on trouve bien plutôt, c'est que tout prétendu
"fondement" dépend d'autre chose, et ainsi de suite, à l'infini.
C'est l'interdépendance, la vacuité. Quand l'esprit comprend ce réel, tel quel,
sans rien ajouter ni ôter, il est éveillé - bouddha.
Cependant
aussi, dès l'origine semble-t-il, on trouve dans le corpus du dharma un passage sur un esprit
"diaphane", clair et transparent, lumineux et alerte, lucide et vif
(prabhā-svara), en lequel les émotions et les fictions mentales ne sont que des
accidents, des étrangers de passage
(āgantuka). Comme la conscience du Sâmkhya, permanente, qui se confond accidentellement,
provisoirement, à ses objets, à ces objets que sont le corps, l'esprit, les
possessions et autres choses.
Or,
ce thème d'une conscience pure distincte des objets et de l'esprit imaginant
ne fera que se développer jusqu'à aujourd'hui.
Un premier tournant fût ici le développement de la théorie du "rien-qu'esprit" (citta-mātra), qui affirma aussi qu'à côté de l'esprit comme fond (ālaya-vi[kalpena]-jñānam), dont l'unité est purement imaginaire et impermanente, comme un fleuve, il existe une conscience pure (amala-jñāna).
Un premier tournant fût ici le développement de la théorie du "rien-qu'esprit" (citta-mātra), qui affirma aussi qu'à côté de l'esprit comme fond (ālaya-vi[kalpena]-jñānam), dont l'unité est purement imaginaire et impermanente, comme un fleuve, il existe une conscience pure (amala-jñāna).
Un
second tournant fût l'apparition du corpus de la nature-de-bouddha, avec
soûtras et traités à l'appui. Son message est simple : il consiste à inverser le dharma
originel. Celui-ci disait que tout est impermanence, souffrance, impur et
dépourvu de Soi (d'une conscience permanente). Celui-là affirme au contraire
qu'il existe une conscience permanente, pure, bienheureuse, qui est un Soi.
L'esprit (citta) et le corps - qui n'est qu'une cristallisation de l'esprit -
voilent cette conscience pure comme les nuages voilent le soleil sans supprimer sa vertu. On a donc un
schéma émanationniste : la pure conscience semble se transformer en l'esprit,
qui engendre à son tour les corps et les mondes matériels, depuis le plus subtil jusqu'au
plus grossier, "aussi nombreux que les grains de sable du Ganges".
Un
troisième tournant fût l'apparition d'un corpus tantrique. Là, la distinction
entre la pure conscience (jñāna) d'un bouddha et l'esprit d'un être ordinaire
(citta) fût consommée.
Enfin,
le dernier tournant consista, à partir du corpus tantrique, dans le développement d'un
dernier corpus, celui du dzogchen nyingthig, depuis le 12e siècle et jusqu'au 21e. La distinction entre l'esprit et la pure conscience y est
explicitement un point capital. Longchenpa, le principal formulateur de cette
philosophie au XIVe siècle, va jusqu'à affirmer que, sans cette distinction, sans cette
séparation entre l'esprit et la pure conscience, il est impossible de redevenir
bouddha. L'être fictif qu'est l'esprit est condamné à errer dans le labyrinthe de ses effets spéciaux, se faisant lui-même en une boucle causale vicieuse (même si quelques moments agréables sont possibles). Une thèse vient d'être publiée sur le sujet[1].
Elle est intéressante, notamment parce qu'elle comporte une anthologie de
textes sur la question.
Donc
la distinction entre la conscience et ses objets est aussi importante dans le
bouddhisme que dans les autres écoles philosophiques nées en Inde.
Pourtant,
l'auteur de la thèse, David Higgins, semble ignorer ce contexte. Il cherche les
sources et les origines de la distinction uniquement dans le corpus bouddhiste.
Un élément intéressant sur ce point est le titre d'un texte sanskrit attribué à un
"totalement parfait"(mahāsiddha), que Higgins donne (p. 77) comme Citta-caitanya-śamana-upāya : Méthode pour guérir (en distinguant)
l'esprit et la conscience. Le terme remarquable, dans ce titre, est
caitanya. Higgins note qu'il est traduit en tibétain par sems nyid,
"essence de l'esprit". C'est exactement cela. Mais il rattache
caitanya au vishnouisme - peut-être à cause de Caitanyamahāprabhu, fondateur du
mouvement Haré Krishna ? En tous les cas, il semble ignorer que le terme est
central dans d'autres traditions, bien plus proches, dans le temps et dans
l'espace, du dzogchen. Comme par exemple dans les Śivasutra 1, 1 : caitanyam ātmā : "le Soi est la
conscience". Caitanya, comme le notre Abhinavagupta, désigne la conscience
en son essence non-objectivable et
cependant capable de se manifester comme n'importe quel objet. Conscience
dynamique, contrairement à celle du Sāṃkhya, mais qui doit néanmoins être
distinguée de l'organe interne comme de tous les objets, avant de pouvoir, dans un second mouvement, se reconnaître comme conscience libre, source et matière de tous les objets possibles.
Le
"shivaïsme du cachemire", c'est-à-dire la Reconnaissance, n'est en outre pas le seul courant philosophique du
Cachemire à considérer que cette distinction est un point-clef. Un autre
exemple est, en effet, le Traité qui est la méthode pour se délivrer (Mokṣa-upāya-śātra), mieux connu sous le
nom de sa version brahmanisée, le Yogavāsiṣṭha.
Dans ce texte immense - le plus grand texte du genre non dualiste - il est
partout question de la distinction vitale entre l'esprit (citta, vijñāna) et la
pure conscience (cit, saṃvit). Le "tout est esprit" (citta-mātra)
n'est qu'une étape pédagogique vers le "tout est conscience"
(cin-mātra), lequel, seul, est délivrance. Par exemple dans ce passage-ci :
A cette maladie
nommée saṃsāra,
Il n'y a qu'un seul
remède : la conscience pure (saṃvinmātra).
Pourquoi s'engager
dans une activité qui n'est que mentale (cittamātra) ?
Si, laissant toute
chose,
Tu demeures par-delà
les empreintes (mentales),
Alors cette simple
distinction suffira
Assurément à te
libérer ![2]
On
retrouve exactement la même thèse dans le dzogchen nyingthig et l'œuvre de
Longchenpa. Il ressasse que ceux qui s'en tiennent au "tout est
esprit" ou, pire encore, à un ruineux "l'esprit est le corps absolu
(dharma-kāya)" ne sont que des imbéciles qui se ridiculisent et égarent les autres. Selon lui,
la distinction entre l'esprit (citta) et la conscience sans objet (vidyā,
praty-ātma-vedanīya-jñāna, etc.) est le point-clef, la clef de voûte, de tout
le dharma. Reconnaître la conscience permanente qui transcende tout objet, tout
point de référence, tout point d'appuis, qui n'est pas produite ni détruite,
qui est inconditionnée (et qui n'est donc pas "vide de nature
propre"), qui est "vide" seulement en ce sens qu'elle n'est pas
objet ni conscience d'objet (les autres philosophies non dualistes de l'Inde ne
disent pas autre chose !), qui est par-delà l'esprit, qui est immuable,
indestructible et permanente - telle est l'Intention de tous les Eveillés, l'Idée
de tous les bouddhas, le carrefour de tous les enseignements, la clef qui ouvre
la porte de la citadelle de l'éveil-en-cette-vie et donne accès au trône du
corps absolu.
Donc le dzogchen est bien plus proche du shivaïsme du Cachemire que de toute autre
philosophie, bouddhiste y-compris. Le dzogchen rompt avec le noyau du
bouddhisme (tout est conditionné, interdépendant et impermanent) et renoue avec
des philosophies non-bouddhistes comme le Sāṃkhya. Chose encore plus
remarquable, d'autres courants, inspirés eux-aussi par le bouddhisme yogācāra,
ont eux aussi évolués de façon analogue, comme en parallèle avec le dzogchen.
Le Yogavasiṣṭha en est l'exemple le
plus frappant, mais il n'est sans doute pas le seul.
Dans
toutes ces philosophies donc, la distinction entre la conscience - sujet
véritable - et ses objets passagers, est le point capital.
P.S.
: Le bouddhisme dans sa forme la plus développée - indo-tibétaine - structure
le corpus du dharma (dharmakâya textuel) en trois cycles, trois "roues". Ces cycles ne
correspondent pas exactement au contenu effectif des textes enveloppés, partie
à cause du besoin de simplifier, partie en raison du dessein de trahir quelque
peu leur contenu. Dans ce schéma, le premier cycle porte sur l'éthique comme
préparation à la contemplation. Il est censé correspondre au bouddhisme ancien,
theravâda en gros, mais bien sûr il est tellement réducteur qu'il ne faut
certainement pas s'y fier pour se faire une idée correcte de ce bouddhisme
ancien. Le second cycle porte sur la vacuité l'épistémologie comme préparation
à la contemplation. Cette préparation intellectuelle passe par l'analyse des
phénomènes, analyse qui conclus à leur absence d'existence indépendante et donc
à leur nature illusoire. C'est sans doute ici que le réductionnisme forcené de
ce schéma des trois roues est le plus flagrant. Car le contenu effectif de
cette seconde "roue", à savoir, les soûtras de la Perfection de
sagesse et les œuvres de Nâgârjuna, ne se présentent pas comme de simples
outils de négation d'une illusion pour ensuite affirmer une autre réalité,
cachée par cette illusion. L'illusion est la réalité. Et l'éveil consiste
seulement à s'éveiller au fait que ce que nous prenons pour la réalité est une
illusion. Rien de plus. Un vers tchan le dit fort bien : "Ce que l'être
ordinaire prend pour la réalité est une illusion. Alors que le sage voit que
l'illusion est la seule réalité". Le troisième cycle est la fin des deux
autres : la véritable contemplation du réel, qui n'est pas simplement
l'interdépendance des phénomènes, mais un substrat sous-jacent (āśraya, ālaya),
une substance immuable (tattva, vajra) révélée par les négations du second
cycle. Concrètement, ce sont les textes sur la "nature de bouddha".
Il y a des raisons de penser que ce troisième cycle a son origine dans
l'abhidharma, école bouddhiste qui considère que les phénomènes existent, alors
que le bouddhisme primitif refusaient de dire que les choses existent ou
n'existent pas, se contentent de montrer qu'elles dépendent toutes d'autre
chose pour se manifester. Du coup, l'abhidharma à supposé un substrat de ces
phénomènes existant. C'est clair dans cette stance, reprise par tous les
partisans d'une nature de bouddha immuable :
La substance qui
n'a pas son origine au sein du temps
Est le substrat de
tous les phénomènes.
Parce qu'elle existe,
toutes les formes d'existence (sont possibles dans le saṃsāra),
Ainsi que la
réalisation du nirvāṇa.[3]
Il
est donc certain qu'une partie du bouddhisme a dévié du bouddhisme.
Les deux premiers cycles sont bouddhistes parce qu'ils en portent les empreintes
(les quatre "sceaux" : impermanence, souffrance, absence de soi et
possibilité d'une guérison définitive). Mais le troisième cycle, celui de la
nature de bouddha, s'en écarte dans les grandes largeurs. Mieux : il est une tentative - réussie si l'on en juge par le nombre de philosophes bouddhistes qui y adhèrent - de subversion du bouddhisme.
Bien
entendu, on peut interpréter ces cycles différemment. On peut dire, par exemple, que ce
cycle de gloses et de révélations sur la nature de bouddha, sur le potentiel infini que tous les êtres
(depuis "dieu" jusqu'au vers de terre) portent en eux, n'est qu'une
préparation en forme d'encouragement en vue de l'aride cycle sur une vacuité
comprise comme interdépendance. Les cycles trois et deux doivent être
intervertis. C'est mon interprétation, et celle, par exemple, de Tzongkhapa
(bien que je ne sois pas adepte de Shugden !). Mais la première interprétation
a dominé et domine encore. C'est l'interprétation de Longchenpa[4].
Selon lui, la vacuité n'est pas le fin mot du dharma, mais seulement un
stratagème pour vaincre l'attachement aux apparences et préparer à la
révélation de ce qui repose au fond des apparences, la nature de bouddha, le fond
de liberté (grol zhi), substrat immuable des qualités de l'éveil.
Évidement,
cela ressemble au "Soi" des hindous. Mais Longchenpa avance plusieurs
arguments qui sont censé les distinguer : a) Le Soi des hindous n'existe pas, il
n'est qu'une projection mentale (adhyāsa), alors que celui des bouddhistes existe
réellement (!) ; comme pétition de principe, il est difficile de faire mieux...
en plus de l'ironie du retournement. En effet, il ne reproche pas simplement aux
hindous de croire en un Soi, mais il leur tient plutôt rigueur de ce qu'ils croient
en un Soi qui n'existe pas ! ; b) "Ils" croient que le Soi peut être mesuré
(l'argument se passe de commentaire ; je rappellerais simplement que Longchenpa
lui-même a commenté le corpus du bouddhisme du nyinthig comme étant la quintessence
et le sommet de tout le bouddhisme, alors que les textes du nyingthig répètent que
le corps absolu est "de la taille d'un pouce" - aṅguṣṭha-mātra, tshon
skor gang, ce qui n'est qu'un symbole de l'unité de la conscience, symbole emprunté
aux Upaniṣads les plus anciennes) : c) "Ils" ne connaissent pas les qualités
du Soi, comme les corps et les sagesses primordiales. Comme si tous les hindous
(tīrthika) partageaient les mêmes croyances et les mêmes positions philosophiques
!
Bref, ces acrobaties plus ou moins heureuses ne font que confirmer notre thèse
: une partie du bouddhisme croit en l'existence d'une conscience permanente.
P.P.S. : un article tout frais d'Elisa Freschi sur la question de savoir si les auteurs sanskritophones sont fiables quand ils décrivent une autre philosophie. Cette question de la fiabilité des descriptions des autres positions philosophiques s'est posée lors de mes dernières conférences sur la Reconnaissance. Le portrait que Kshemarâja fait des bouddhistes mâdhyamikas est-il fiable ? Le portrait qu'Abhinavagupta dresse de Mandana Mishra (selon toute vraisemblance) est-il exact ?
[1] The Philosophical Foundations of Classical rDzog chen in Tibet, David Higgins, Université de Lausanne, 2012.
[2] 3, 66, 18-19, tels qu'édités par J.
Hanneder, Studies in the Mokṣopāya, p. 180.
[3] Mahāyāna-abhidharma-sūtra, cité
dans la ṭīkā ad Uttaratantra, 72, 13 :
anādikāliko dhātuḥ sarvadharmasamāśrayaḥ/ tasmin sati gatiḥ sarvā nirvāṇādhigamo'pi ca//.
anādikāliko dhātuḥ sarvadharmasamāśrayaḥ/ tasmin sati gatiḥ sarvā nirvāṇādhigamo'pi ca//.
[4] Sems nyid ngal gso 'grel, vol. I,
p. 329, cité par Higgins, p. 266.
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