Dans Dieu existe, F. Guillaud montrait que la cause de l'univers ne
pouvait être dans l'univers ou ne pouvait être l'univers lui-même. Qu'il
fallait donc admettre qu'il existe une case de l'univers qui transcende
l'univers. On retrouve le même raisonnement en Inde, dans la tradition du Nyāya.
Cet argument est analogue à
l'argument de la conscience pour établir que le Soi ne se réduit pas à une
série de cognitions instantanées : De même que cette maison est un objet pour
la conscience, de même ce corps, ces sensations, ces pensées, ces images, ces
souvenirs. Ces choses n'existent pas pour elles-mêmes, mais pour un autre. Qui
? L'être conscient. De même que ces objets limités n'existent que pour une
conscience limitée, l'univers infini n'existe que pour et par une conscience
infinie. Dieu.
Inversement : de même que
l'univers n'a pas d'existence indépendante d'une cause qui le transcende, de
même notre univers "subjectif" n'a pas d'existence indépendante de la
conscience. Ce qui suggère, notons-le en passant, qu'il n'y a qu'une
conscience. Un Chrétien pourrait-il l'admettre ? C'est à voir. Un Docteur comme
Jean de la Croix ne déclare-t-il pas qu'il y a un sommet de l'âme, le
"je", qui est toujours en contact avec Dieu, voire qui est Dieu ? La conscience n'est-elle pas toujours nue, en
réalité ? Donc infinie. Donc indistincte de la conscience infinie que l'on peut
nommer "Dieu" ?
Mais il y a une alternative, semble-t-il :
peut-être l'univers n'a-t-il pas de cause ? C'est, au fond, l'explication
bouddhiste. Car, au-delà de son explication circulaire, cohérentiste, par la
production conditionnée, le bouddhisme montre que cette chaîne de cause et
d'effets est bel et bien suspendue dans le vide, comme "une fleur qui
pousse dans rien". En d'autres termes, l'univers n'est pas rationnel. Ou
plutôt, comme un mirage, il semble rationnel tant que l'on ne pousse pas trop
loin la recherche des causes. Dès que l'on s'approche du mirage, dès que l'on
s'enquiert de son essence, il s'évanouit. De même, le monde apparaît. Mais il
ne supporte pas la connaissance. La condition ultime de sa réalité est
l'ignorance de son absence de cause. Dit autrement : L'univers n'est pas un
effet. Il n'est jamais venu à l'existence. Ce qui n'a pas de cause n'est pas un
effet. Ce qui n'a pas été engendré n'existe pas, ou seulement comme apparence.
Et encore, même cette apparence ne résiste pas à l'examen. L'univers est ainsi comme
un spectacle de magie : tout semble convaincant, cohérent. Mais si l'on y regarde
de près, la magie s'évanouit : l'effet n'était pas réel, rien ne s'est passé,
ou du moins pas tel qu'on l'avait imaginé. Il n'y a donc pas de cause ultime de
l'univers, car il n'y a pas vraiment d'univers. N'ayant jamais existé, il ne
peut, de même, cesser. Il n'y a donc ni aliénation, ni liberté, ni cause, ni
effet.
Comme le dit le Yoga selon Vasiṣṭha,
même si l'on peut établir une cause ultime de tout, alors cette cause n'a pas
de cause. Mais comment une entité qui n'a pas de cause peut-elle exister ? Être
sans cause, n'est pas le propre de ce qui n'est pas, du faux-semblant ? Ce qui
est sans cause n'est pas né, n'a pas été engendré. Or, être engendré, c'est
être engendré dans l'être. Donc s'il existe une cause qui est elle-même sans
cause, cette cause n'existe pas. Comment ce qui n'existe pas pourrait-il être
cause de quoi que ce soit ? L'absolu, n'est la cause de rien. Ce n'est là
qu'une façon de parler aux habitudes de l'imagination mondaine, de faire
semblant de prendre la folie au sérieux.
De plus, si l'absolu est immutable,
comment pourrait-il causer, engendrer ? Imaginons une graine incapable de
changer : comment pourrait-elle germer ? L'absolu n'est pas la source de
l'univers. Cette métaphore, comme toutes les autres, n'a qu'une valeur
provisoire, heuristique, dit-on. Si l'absolu ne peut être cause, il ne peut
exister d'effet.
Les bouddhistes résument la chose
en ce dilemme : soit la cause ultime est immutable (elle est au sens fort), et alors elle ne peut rien causer. Elle n'est
donc qu'une hypothèse superflue. Soit elle est vraiment cause, mais alors elle
n'est point immutable et elle n'est pas au sens fort.
Le présupposé est qu'exister,
c'est causer, et causer, c'est devenir - le contraire d'être. Autrement dit,
selon les Bouddhistes, on ne peut changer en restant soi. S'altérer, c'est
devenir autre que soi. Évidemment, cela semble assez exact concernant les
objets matériels. Mais on peut s'interroger quand ils 'agit de la conscience :
être conscient, n'est-ce pas justement rester soi tout en accueillant sans
cesse le changement ?
Quoi qu'il en soit, pour les
Bouddhistes comme pour Vasiṣṭha,
la quête d'une cause ultime repose sur un postulat erroné : l'univers existe.
Mais alors, pourquoi apparaît-il ? Justement parce qu'il n'existe pas ! Comment
un univers réel pourrait-il se manifester ? S'il y existait un seul cheveu de
substance réelle, c'est-à-dire immutable, tout s'arrêterait, comme figé. Si une
chose a une essence, et dans la mesure exacte où elle a cette essence, elle ne
peut changer, causer, devenir. Pour que tout puisse changer, il faut que rien
ne change. Une chose réelle, douée d'une essence, ne peut pas changer. De plus,
ce qui est absent au début et à la fin est aussi absent au milieu. Ce qui est
présent au début et à la fin est aussi présent au milieu. L'être est, le
non-être n'est pas. Fulgurant, non ?
Ce qui n'est pas réellement
semble réel à cause d'une connaissance erronée, comme une corde prise pour un
serpent. L'univers n'existe pas, car il ne survit pas à la connaissance, comme
l'ombre ne tolère pas la lumière. En même temps, il ne disparaît pas, car il
n'est jamais réellement apparut. Seule cesse la croyance en sa réalité.
L'idée de Dieu, d'un créateur du
monde, démiurge des univers, est donc absurde : "Les paroles de l'imbécile
sont risibles : 'Le Seigneur indicible, invincible, sans forme est qui est
notre Soi crée le monde'..." (Yoga
selon Vasisṭḥa, 6-1, 98, 8)
L'univers est un spectacle de
magie, sans queue ni tête, le songe d'un fou. Pour celui qui le perçoit en sa
vérité, il est transparence éblouissante, plénitude, paix imprenable, joie sans
référence. Il est l'absolu sans fard.
L'univers est l'absolu pour celui
qui le regarde en face. Il est une énigme insoluble pour celui qui le croit
réel.
Ce qui ne revient pas à dire, selon
nous, que l'absolu est inerte comme un fan de foot un dimanche après-midi.
L'absolu est conscience insaisissable, car vibrante, créatrice, inépuisable,
imprévisible, inédite à jamais :
"Seigneur ! L'absolu
transcendant des partisans du Vedānta
est neutre, un eunuque... Que peut-il bien engendrer si ta belle Puissance ne
fait pas de lui un homme ?" (cité par Kṣemarāja ad Spandanirṇaya,
1, 5)
Le Vedānta visé ici est celui de Maṇḍana Miśra. Le monde n'est pas un
défaut, mais la conscience elle-même. Le saṃsāra est le nirvāṇa perçu de travers.
L'aliénation est une connaissance partielle de la liberté. Les émotions comme
la peur sont un ressenti déformé de notre vraie nature.
L'univers, précise la
Reconnaissance, est donc bien une illusion si l'on croit qu'il existe comme
autre chose que l'absolu. Mais il est l'absolu, non une tromperie. Il est le
cœur de l'absolu. De même, le dzogchen déclare que le monde est l'enseignement
ultime du Bouddha, le cœur secret de l'éveil.
Je suis donc d'avis que la quête de
la cause ultime de l'univers est toujours utile. Soit que l'on débouche sur un Dieu
transcendant, soit que l'on arrive à une conscience impersonnelle (celle du chercheur
!), soit que l'on reconnaisse une conscience personnelle, créatrice, à la fois transcendante
et immanente à tout.
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