J'ai toujours été frappé par le raisonnement de l'Advaïta Védânta (de Shankara et ses disciples fidèles) pour établir que le monde est irréel : l'idée est que le monde est une modification du brahman, comme une forme est une modification d'une matière. Je ne l'invente pas :
"La Révélation [=les Upanishads] nous assure que toute modification est toujours irréelle, tandis que la matière est réelle", Shrutisârasamuddhâranam, 124
Les termes employés sont vikriti pour "modification" et prakriti pour "matière". On pourrait éventuellement traduire prakriti par "substance", mais le sens demeure le même : les accidents sont irréels, seule la substance est réelle. Ce texte, et d'autres, de Shankara notamment donnent des exemples : l'or est réel, mais le bracelet est irréel ; l'eau est réelle, mais les vagues sont irréelles ; la terre est réelle, mais les pots sont irréels. A chaque fois, la substance est réelle, mais ses accidents ne le sont pas.
Pourquoi ? Parce que les accidents sont impermanents. Le critère du réel est ici la permanence, la fixité.
Mais l'intéressant est que le réel est toujours présenté comme une matière (upâdânakarana). C'est là l'argument qui revient le plus souvent, tel un mantra.
Difficile, dans ces conditions, de prendre l'Advaïta Védânta pour autre chose que pour un matérialisme.
On pourrait m'objecter que :
1) L'Advaïta Védânta croit en la réincarnation, donc en l'âme, et en Dieu.
Mais je réponds que ces discours sont présentés comme des concessions à l'ignorance mondaine. Ils sont affirmés pour être réfutés ensuite, et c'est seulement cette réfutation qui, aux yeux des tenants du Védânta, offre un salut et donne un sens aux Upanishads. Dieu n'est qu'un accident. L'âme n'est qu'un accident. Le monde n'est qu'un accident. Voilà pourquoi, à mon avis, l'Advaïta Védânta rencontre un tel succès en Occident : l'immortalité de l'âme, la réincarnation et Dieu n'y sont pas essentiels, mais seulement des accidents. On peut donc trouver une valeur à l'enseignement du Védânta, tout en étant athée. Or c'est le cas, je crois, d'une bonne partie des adeptes du néo-advaïta.
2) L'Advaïta Védânta décrit l'absolu, le brahman, comme "conscience". Cela est spirituel, et non pas matériel.
Mais je réponds que le terme traduit par "conscience" ou" awareness", en anglais, est bien éloigné de la conscience. Car le sanskrit cit désigne d'abord la lumière, semble-t-il ou une illumination : ketu, dont cit serait la racine, désigne une clarté, comme celle d'une comète. Appliqué à la conscience, c''est donc, au mieux, une métaphore. Contrairement à samvit, il ne correspond pas exactement, ni directement, à notre "conscience". Ou alors, cit désigne le côté "manifestant" de la conscience, et non son pouvoir de retour sur soi. Pour le dire termes scolaires, cit serait la conscience spontanée, et non la conscience réfléchie.
D'autre part, l'Advaïta Védânta décrit cit comme une lumière qui éclaire les choses, toutes les choses, y-compris les pensées "intérieures", mais cette lumière ne peut se connaître, s'éclairer elle-même. Car dans ce cas, nous dit le Védânta, il y aurait dualité entre le sujet connaissant et l'objet connu. Or, la Révélation affirme que la dualité est souffrance. Le Védânta emploie certes l'expression svayam-prakâsha "auto-lumineux" à propos de cit, mais c'est simplement pour dire que la conscience est la preuve de toutes les preuves puisque, sans sa "lumière", rien ne serait connu. Cela n'implique pas qu'il existe quelque chose comme une conscience de soi.
En d'autres termes, cit, c'est-à-dire le Soi tel que l'entend l'Advaïta Védânta, ne peut être connu d'aucune manière. C'est cela qui connaît, mais qui reste inconnaissable. Si on en parle, on en fait un objet d'inférence. La seule "preuve" de l'existence de cit dans le Védânta est une supposition nécessaire : les choses sont connues ; or, elles ne pourraient être connues s'il n'existait une "lumière" pour les révéler ; donc il faut bien admettre qu'il existe une "lumière", cit. Il n'y a pas d'autre connaissance du Soi dans le Védânta. Le Soi est, mais il ne peut se connaître lui-même. Il n'y a pas d'expérience du Soi. Le Soi est ce qui rend toute expérience possible, mais qui ne peut lui-même être objet d'expérience. Il est l'expérience. Il n'est pas visible, mais il est la vision. Et ainsi de suite...
En d'autres termes, l'Advaïta Védânta est une philosophie de l'être, et non de la conscience.
Or, considérant ceci ajouté à son argument de la matière et des formes, il est difficile de voir en quoi ce non-dualisme se distingue du matérialisme. "Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme" : voilà la vérité selon le Védânta, vérité qu'un matérialiste d'aujourd'hui pourrait sans gêne reprendre à son compte.
Si l'on relit les dialogues des grands maîtres du XXè siècle, plus accessibles, on verra que cette conclusion est juste.
Si, d'autre part, on compare cette définition de la conscience védântique, avec celles du bouddhisme cittamâtra et de la Pratyabhijnâ, on verra combien est cruciale et notable la différence ! Dans ces dernières écoles, la conscience est véritablement une conscience : elle se connaît elle-même, par elle-même, directement. Le bouddhisme mâdhyamika, en revanche, nie la possibilité d'une conscience de soi, en la comparant à "une épée qui ne peut se couper elle-même". Par où se confirme le rapprochement entre Advaïta Védânta et Mâdhyamaka : deux philosophies de la fixité, de la logique binaire, qui n'hésitent à moquer l'expérience au nom de la raison. L'idéalisme bouddhique et la Reconnaissance, au contraire, affirment que l'expérience doit être possible, puisqu'elle advient, et qu'elle doit donc être expliquée par la raison, et non pas réfutée par elle.
Au final, l'Advaïta Védânta de Shankara apparaît comme une sorte de matérialisme, ou du moins comme une philosophie qui nie tellement tous les traits propres à la conscience, que sa "conscience" ressemble davantage à l'inconscience !
Tel que je comprends ton billet l'Advaïta Védânta de Shankara se limite à inférer qu’un « truc » permanent et passif est nécessaire à l’apparition d’un « truc » irréel et impermanent, enfin que le deuxième truc est une modification / accident du premier. Ce peut-il que j’ai bien lu ? Mais que devient l’expérience dans sa dimension vivante et (auto-)créatrice ?
RépondreSupprimerQuand tu traduis pour nous « prakriti » par matière ou par substance le sens ne me semble pas demeurer le même. Ton propos signifie-t-il que de l'Advaïta Védânta de Shankara s’opposerait à une formulation du type : La lumière « cit ? » est la substance « prakriti ? » de la matière « upâdânakarana ? » (et de l’absence de matière). « Prakriti » et « upâdânakarana » sont-ils synonymes ?
Grand merci David pour tous ces éclairages…
Laurent
Oui c'est ça. La substance qui reçoit les accident est synonyme de la matière qui reçoit les formes. Shankara décrit "cit" comme une matière qui reçoit des formes. La matière est réelle, les formes, non.
RépondreSupprimerPrakriti et upâdâna-karana sont synonymes, oui.
Ce qui ferait de l'Advaïta Védânta de Shankara un matérialisme serait donc que le « réel-permanent-fixe » ne soit pas conscient de lui-même par lui-même, et ce, qu’il soit matière, substance ou lumière.
RépondreSupprimerQue la lumière ne soit que manifestante supprime au moins la dualité : matière / rien, qui semble inhérente aux matérialismes en général.
Je suis quand même un peu déçu, nous n’avons là que la moitié du message de la reconnaissance, et encore, la moins explosive. C’est bien ça ?
Merci encore pour toutes ces précisions.
Oui c'est ça.
RépondreSupprimerL'Advaita Védânta est une facette du diamant, pour le dire...gentiment.