vendredi 22 juillet 2016

Si l'Absolu est éternel, le progrès spirituel a-t-il un sens ?

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Voici, dans la bouche d'un maître bouddhiste du XIVè siècle, l'une des affirmations les plus radicales et claires de l'incompatibilité  entre une voie progressive et un éveil direct :

"Si vous ne comprenez pas le sens ultime du Corps Absolu - votre propre conscience - vous ne serez jamais délivrés en cette vie au moyen d'enseignements spirituels qui exigent des efforts délibérés du corps, de la parole et de l'esprit. Car la pratique spirituelle elle-même devient alors un inextricable nœud qui vous retient, qui voile et obscurcit la conscience. S'il est vrai que vous retirerez de cette pratique un certain bonheur, il sera composé et donc il se décomposera comme un vase..." (Longchenpa, The Way of Abiding, p. 106).

Ces propos vont à l'encontre du bouddhisme. Le discours bouddhiste traditionnel consiste en effet à dire qu'il faut pratiquer pour parvenir un jour à un état du corps, de la parole et de l'esprit tellement pur, qu'il ne sera plus nécessaire de pratiquer. Longchenpa s'oppose ici à ce compromis : l'impermanent n'accouchera jamais du permanent. Toute "pratique" autre que l'effort pour comprendre notre conscience toujours déjà éveillée, est parfaitement inutile et vouée à l'échec. Selon une autre image proposée par Longchenpa, ce ne sont que des châteaux de sable. 

Mais d'un point de vue théiste, cet extrait de Longchenpa énonce une évidence : Dieu (notre conscience, le "Corps Absolu") est. Il est vain de s'efforcer de le construire, de le fabriquer. Car il est déjà là. Toujours déjà là. Chercher à le fabriquer est aussi absurde que de chercher à "faire" de l'espace, vu que cette activité présuppose l'espace, "toujours déjà là". 
De plus, tout ce qui est construit est détruit. Dieu est. Il n'y a qu'à le reconnaître en soi, il ne nous reste qu'à le contempler en une parfaite coïncidence indicible. 
Mais d'un point de vue bouddhiste, tout entraînement devient alors vain, car son fruit est d'avance réfuté par la vérité de l'impermanence. Pourquoi faire quoi que ce soit, si tout finit défait ?

Mais, demandera-t-on, n'en va t-il pas de même dans une approche théiste ? Si tout est périssable sauf Dieu, à quoi bon faire quoi que ce soit ?
Réponse : Dieu est. Certes. Il est même l'Être. Mais il n'y a pas que Dieu qui soit. Car Dieu veut créer. Or, là est à la fois notre fragilité et notre salut. Si Dieu veut que j'existe en lui, même si je n'ai aucune existence indépendante de lui, eh bien je peux fort bien exister. Et grandir. Et progresser. En d'autres termes : l'éternité de Dieu est compatible avec un progrès personnel. 
Dieu est. Toujours déjà. Mais je peux le reconnaître, le contempler le savourer, et grandir avec cette nourriture, progresser à l'infini. Car il n'est pas vrai que tout soit impermanent. Non. Tout dure autant que Dieu le veut. Si Dieu veut que je progresse à l'infini, perpétuellement, alors je vivrais à jamais. Le rappel par Longchenpa du caractère éphémère de tout ce qui est fabriqué, construit, ne vaut ultimement que si tout plane dans le néant, on ne sait trop comment... Mais si, en revanche, tout ce qui est, est par l'être permanent de Dieu, alors tout cela redevient compatible avec un progrès perpétuel. Par mes actes temporels je bâti une vie éternelle, parce que telle est la volonté de Dieu. 
En droit, Dieu pourrait certes m'anéantir à chaque instant. Mais Dieu veut que je perdure. Ainsi, je peux agir, m'entraîner à m'ouvrir à l'influence divine, me faire sans cesse plus transparent, malgré l'absence d'essence propre aux actes, malgré leur fragilité. Le fragile vase que je suis, comme personne, dépend entièrement de la volonté de Dieu de me faire exister. Mais justement, Dieu le veut. Donc l'éternité de Dieu et le caractère éphémère des actions humaines, mêmes spirituelles, sont compatibles. C'est même parce que Dieu est éternel que mes actes peuvent avoir un sens dans l'éternité.
Là comme ailleurs, la différence cruciale entre les doctrines purement impersonnelles et les approches qui incluent la dimension personnelle, est spectaculaire. 
En effet, si Longchenpa estime finalement que toute activité personnelle est vaine, c'est bien parce qu'il conçoit l'absolu comme un espace neutre, indifférent et sans relation aux contenus qu'il accueille. L'absolu est pure conscience passive, séparée de tout le reste. D'un côté l'immuable transcendant ; de l'autre les choses, les personnes et leurs vaines œuvres. D'un côté l'espace, seul permanent ; de l'autre, les corps, fatalement évanescents.
Alors que dans une approche qui enveloppe la dimension personnelle, il y a une vraie relation entre l'absolu et les personnes et les choses. Pourquoi ? Parce que l'absolu est une personne ! Concrètement, l'absolu est doué de désir, de volonté, il aime et ne se contente pas de toujours être une immensité transparente - même si cet aspect est inclus dans cette approche. L'Absolu, malgré sa transcendance, est relié à moi, à mon corps, à mes actes, parce qu'il désire tout cela.

Mais comment savoir que Dieu ne va pas me réduire à néant ? Je n'en ai aucune assurance. Mais je sens que mon être est son être. Ou que du moins le centre de mon être est son être. Et parce que je sens ce centre universel en moi, je sens un amour, un désir d'aimer et d'être aimé. Ainsi, je découvre que Dieu n'a pas de raison de m'anéantir. En un autre sens, bien sûr, il désire que je m'anéantisse en lui. Mais cela ne signifie pas la suppression de mon être. Cela implique plutôt une parfaite harmonisation de ma volonté et de la sienne. Je n'ai pas d'être propre. Mais, comme une vague dans l'océan, j'ai une forme et des énergies propres. La raison d'être de cette individualité est d'aimer l'universel. La vague existe pour aimer l'océan.

Je peux donc savoir que Dieu seul est, et pourtant trouver un sens à mon existence dans l'idéal d'un progrès infini. Tout pourrait cesser à chaque instant. Mais l'Etre désire, aime, que cela continue. Ainsi, l'opposition tracée par Longchenpa s'effondre. Ou plutôt, elle prend un autre sens : le but de la vie individuelle est de réaliser toujours plus profondément que l'universel est toujours déjà tout ce qui doit être.  
Pour le dire en langage néoadvaita : l'éveil consiste à réaliser qu'il n'y a rien à réaliser ni personne pour le réaliser ; et ceci a toujours lieu dans l'instant ; mais cela prend un temps infini. C'est comme si je m'éveillais d'un seul coup d'un rêve, mais qu'il me fallait encore une durée infinie pour pleinement tirer les conséquences de cette prise de conscience. Et - comble du paradoxe ! - cet éveil à la fois impersonnel, intemporel et perpétuel fera s'épanouir ma personne... à l'infini.

[Digression technique : Notons, au passage, que cette affirmation sans compromis par Longchenpa figure dans ce qui est probablement la dernière œuvre du maître ; or, il y met les visions sacrées de thogal - traditionnellement tenues pour le sommet du bouddhisme - sur le même plan que les illusions de ce monde, telles que les mirages et les arcs-en-ciel. Un bouddhiste traditionaliste pourrait toujours rétorquer en invoquant une supériorité secrète des pratiques visionnaires et, certes, il ne manque pas d'exemples de ce genre de dissimulation "dans l'intérêt du disciple". Mais quand même, le fait que cette oeuvre constitue une sorte de testament nous autorise à interroger certains dogmes. D'un autre côté, je ne suis plus d'avis que seul le "dzogchen ancien" représente le "vrai" dzogchen. Et il faut sans doute nuancer l'opposition entre trekcheud et thogal, même si la tradition tardive elle-même nous amène à accentuer cette opposition... Reste que tout ceci invite à réfléchir et à ne pas se contenter de dogmes mal assimilés - Fin de la digression].

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