Comme toute activité véritablement humaine, la philosophie est amour. Amour de la sagesse. Or, la sagesse est conscience de l'unité sans laquelle rien ne serait possible car, comme dit Denys : "il faut que tout être soit un pour exister comme être." Tandis que l'unité, elle, n'a pas besoin de la multiplicité pour être : "Sans l'unité, la multiplicité n'existerait pas. Sans multiplicité, par contre, l'unité reste possible." D'où la souveraineté de l'Un, principe universel, à juste titre qualifiée de "divine".
Pour autant, cette unité ne doit pas supprimer totalement la multiplicité. En d'autres langages, on dirait que l'unité ne doit pas supprimer la dualité, que la vacuité ne doit pas annuler la forme, que l'universel ne doit pas nier le singulier, et ainsi de suite...
La sagesse, dès lors, ne consiste pas seulement dans la connaissance ou dans l'amour du Principe-un, mais encore dans la compréhension de la manière dont ce Principe rend tout possible, sans pour autant anéantir les êtres et les choses, sauf au sens où tout serait néant sans le Principe.
A propos de cette sublime synthèse de l'Un et du Multiple, Denys emploie la belle expression "d'unité sans confusion". Il en va comme "des lumières de plusieurs lampes, rassemblées dans une seule pièce, bien que totalement présentes les unes aux autres, gardent entre elles, mais en toute pureté et sans mélange, les distinctions qui leur sont propres, unies dans leurs distinctions et distinctes dans leur unité."
Ou encore, il en va comme en un miroir qui rassemble et unifie les formes en son orbe, sans pour autant les supprimer, le Principe rassemble et unifie - il communique aux êtres son unité - sans pour autant les nier. Chaque personne devient alors un être capable d'être plus, en participant davantage à l'Un, principalement par le silence. Nous sommes ainsi appelés à "devenir colporteurs du Silence divin, comme des lumières révélatrices situées par l'Inaccessible pour le manifester au seuil même de son sanctuaire." Il y donc de l'absolument transcendant, de l’inaccessible. Mais cet ineffable se communique. Mieux : il inspire nos paroles et respire à travers nous. Et j'ajoute qu'il est d'une toute-puissance d'un genre singulier, puisqu'il est fragile, s'il est vrai qu'aimer, c'est en un sens se rendre vulnérable, quoi qu'en un autre sens, l'amour soit plus fort que la mort.
Denys est un platonicien chrétien. Mais on pourrait relever d'autres noms, dans d'autres langues et climats, pour chanter la même mélodie.
Abhinava convoque aussi le miroir : "Un miroir limpide reflète d'autant plus et mieux la multiplicité des formes et des couleurs. Cette profusion ne cache pas le miroir. Au contraire, elle témoigne de l'excellence de ce miroir."
Le bouddhiste Jamyang Dorjé ne disait pas autre chose : Certes, "puisque c'est le vide qui observe le vide, qui est donc là pour évacuer ce qui est à vider ?" Mais aussi : "L'imagination n'est point anéantie par le vide, ni le vide empêché par l'imagination." Bien plutôt, l'imagination est est transfigurée quand le vide se reconnaît et repose en son immensité ouverte.
P.S. : je ne résiste pas à l'envie de partager l'ensemble du passage sur les lampes, aussi profond que...lumineux, sur ce point-clé de la synthèse entre unité et dualité.
"Mais il importe, croyons-nous, de revenir en arrière pour mieux exposer le mode parfait de l'unité et de la distinction en Dieu, afin que notre raisonnement ne plaisse place ni à l'équivoque ni à l'obscurité, et que l'objet propre en soit définit de façon précise, claire et méthodique. Comme je l'ai dit ailleurs, les saints initiés de notre tradition théologique [c'est-à-dire Proclos] appellent unités divines [où hénades, c'est-à-dire les dieux de l'Olympe] ces réalités secrètes et incommunicables, plus profondes que tout fondement, et qui constituent cette unicité dont c'est trop peu de dire qu'elle est ineffable et inconnaissable. Et ils appellent distinctions divines les procès et les manifestations qui conviennent à la bienfaisante Théarchie [et chaque individu est un tel Attribut, une épiphanie, une manifestation de Dieu, à l'image de la vague dans l'océan]...
De la même façon, des lumières de plusieurs lampes, rassemblées dans une seule pièce, bien que totalement présentes les unes aux autres, gardent entre elles, mais en toute pureté et sans mélange, les distinctions qui leur sont propres, unies dans leurs distinctions et distinctes dans leur unité.
[Unité :] Nous constatons bien que si plusieurs lampes sont rassemblées dans une seule pièce, toutes leurs lumières s'unissent pour ne former qu'une seule lumière qui brille d'un seul éclat indistinct, et personne, je pense, dans l'air qui enveloppe toutes ces lumières, ne saurait discerner des autres celle qui vient de telle lampe particulière, ni voir celle-ci sans voir celle-là, puisque toutes se mélangent à toutes sans perdre leur individualité.
[Dualité, individualité :] Qu'on retire de la pièce l'une des lampes, sa lumière propre va disparaître tout entière, n'emportant rien avec soi des autres lumières, ni ne leur laissant rien de soi-même. Comme je l'ai dit, en effet, leur union mutuelle était totale et parfaite, mais sans supprimer leur individualité et sans produire aucune trace de confusion.
or tout cela se produit dans un air corporel, et il s'agit d'une lumière produite par un feu corporel.
Que dire alors de cette unité suressentielle [=au-delà de tout concept possible] dont nous affirmons qu'elle se situe non seulement au-delà des unités corporelles, mais même au-delà de celles qui appartiennent aux âmes et aux intelligences et que ces dernières possèdent déjà sans mélange et selon un mode qui dépasse ce monde, lumières conformes à Dieu et supra-célestes, entièrement immanentes les unes aux autres dans la mesure, proportionnelle à leurs forces, où elles participent à l'Unité parfaitement transcendante ?"
Et il ajoute que, non seulement cette unité sans confusion subsiste dans l'Unité, mais encore elle règne parmi les Personnes, celles de la Trinité, y-compris celles de notre monde : "elles ne sont nullement interchangeables."
(Pseudo-Denys, Les Noms divins 640d-641c, trad. Gandillac)
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