Partons
de L'Enseignement sur le yoga de Patanjali (Pâtanjala-yoga-shâstra
= sûtra+commentaire attribué à "Vyâsa",
PYS), vulgairement connu sous le nom de Yoga Sutras de Patanjali.
Le
Commentateur définit très simplement le yoga :
yogaḥ samādhiḥ
Le yoga, c'est le samâdhi.
Notons, au passage, que le yoga n'a ici rien à voir avec des postures, des blocages ou des combinaisons de tout cela. Le premier texte à intégrer le Hatha Yoga au "Yoga de Patanjali"
est
la Yogasiddhântachandrikâ, un commentaire au PYS datant du XVIIe
siècle, selon Jason Birch. Récent donc. De plus, le PYS est d'inspiration
fortement bouddhiste (bouddhisme ancien, Abhidharma et Yogâchâra).
Mais
pour moi, ce PYS reste intéressant, parce qu'il est souvent cité dans les
textes du shivaïsme
du
Cachemire, et parce qu'il a peut-être été composé au Cachemire (les manuscrits
du PYS y sont particulièrement abondants).
Qui
qu'il en soit, le yoga ainsi définit reste énigmatique. Il semble un but
lointain, difficile à atteindre, transcendant et abstrait. Et ça n'est pas
faux :
le
but du yoga du PYS n'est pas le yoga entendu comme "union" du corps
et de l'esprit,
ou
de l'humain avec le divin : son but est bien plutôt la séparation (viyoga)
du corps et de l'esprit, la séparation absolue (kaivalya) ;
quant
au divin, il n'a qu'une place optionnelle, attendu que ce PYS se présente comme
un
discours sâmkhya, philosophie qui, dans sa forme ancienne, est athée, en plus
d'être parfaitement dualiste.
Et qu'est-ce que le samâdhi ? C'est un état mental de totale transparence, où l'intellect, la partie la plus raffinée du corps, est capable de refléter son objet tel qu'il est, sans nulle déformation ni distraction.
Dans
d'autres traditions ou d'autres contextes, le samâdhi est une compréhension, la
découverte d'une solution à un problème, ou encore, c'est une extase, un état
d'union intime de l'âme avec le divin.
En tout les cas, cela semble un état fort spécial. Or, c'est là que le Commentateur va affirmer des choses fort étonnantes et résonnantes, dans l'optique du shivaïsme du Cachemire :
sa ca sārvabhaumaś cittasya dharmaḥ.
Et ce samâdhi est un attribut de tous les états
mentaux.
Oui, vous avez bien entendu. Dans TOUS les états mentaux, il y a du samâdhi !
Dans tous. Et le Commentateur liste ces états, des fois qu'on
aurait pas bien entendu :
kṣiptaṃ mūḍhaṃ vikṣiptam ekāgraṃ niruddham iti cittabhūmayaḥ.
Les états mentaux, c'est-à-dire : fixé, abruti, distrait,
concentré et stoppé.
"Stoppé", c'est quand on est en état de yoga.
Et
là apparaît un problème :
on
vient de nous dire que le yoga, c'est le samâdhi,
que
le samâdhi est présent en tous les états mentaux, mais que le yoga, c'est un
état spécial où le mental est "stoppé".
Il
y a comme une contradiction.
Le samâdhi est-il un état
mental
particulier,
ou
un aspect de tout état mental ?
Pour surmonter cette contradiction, le Commentateur dit ensuite :
tatra vikṣipte cetasi vikṣepopasarjanībhūtaḥ samādhir na yogapakṣe vartate.
Parmi ces (états mentaux), dans l'état distrait
du mental, il y a du samâdhi,
(mais ce samâdhi) est éclipsé par/subordonné à la
distraction. Il n'est (donc)
pas "du côté" du yoga.
Ce samâdhi est alors inutile, comme s'il n’était pas là.
Ce samâdhi est alors inutile, comme s'il n’était pas là.
Mais c'est quand même une affirmation extraordinaire !
Nous sommes, nous,
en tant qu'êtres mentaux, toujours en samâdhi. A chaque instant.
Mais, faute d'attention, nous n'en tirons nul profit.
Cette doctrine est bien celle du tantra non-duel, du
shivaïsme du Cachemire.
Ce samâdhi se découvre à nu entre deux cognitions, deux pensées,
etc. pour peu que l'attention s'y porte. Selon l'image d'Outpala
Vaishnava, un yogi du Cachemire, le samâdhi est la pure présence,
semblable à un fil qui tient ensemble les perles d'un collier (=nos
pensées), fil qui est caché par ces perles dont il assure pourtant la
stabilité, et qui ne se révèle à nu que dans l'intervalle entre deux
perles.
C'est la clé du Yoga Doux (mridu-yoga, l'expression
est de Vidyâranya), de l'écoute des intervalles entre les respirations.
On voit ici qu'en réalité, yoga et samâdhi sont synonymes de
pure conscience (cin-mâtra). Le yoga n'est pas une
méthode pour atteindre notre essence, mais bien notre essence elle-même.
Les "membres du yoga" (yogânga : âsana, prânâyâma, etc.) sont
simplement des moyens de mettre cette essence à nu, afin de pouvoir la
reconnaître en toute certitude. Ils ne sont pas, à strictement parler, le
yoga lui-même.
Le Commentateur poursuit :
yas tv ekāgre cetasi sadbhūtam arthaṃ pradyotayati kṣiṇoti ca kleśān karmabandhanāni ślathayati nirodham abhimukhaṃ karoti sa saṃprajñāto yoga ity ākhyāyate.
Mais dans l'état du mental concentré [pardonnez ce français médiocre], (le samâdhi) est présent en sa vérité/ sa réalité, il illumine (donc) la vérité, il détruit les maladies, il affaiblit les liens du karma et il oriente vers le stoppage [c'est moche, je sais]. (Ce samâdhi où subsiste une) connaissance intellectuelle (n'est pas le samâdhi pur, et n'est donc pas le yoga à proprement parler, mais il mène immédiatement à cet état ultime), il est donc appelé "yoga" (en un sens faible).
Ce yoga "avec connaissance intellectuelle" comporte quatre étapes (évidemment calquées sur les quatre dhyânas bouddhistes) :
sa ca vitarkānugato vicārānugata ānandānugato 'smitānugata ity upariṣṭān nivedayiṣyāmaḥ. sarvavṛttinirodhe tv asaṃprajñātaḥ samādhiḥ.
Et ce (samâdhi intellectuel) est 1)accompagné de
raisonnement, 2) accompagné d'une pensée (subtile), 3) accompagné de félicité,
et 4) accompagné (d'un sentiment) d'être. Mais quand ces objets ont
disparu, c'est le stoppage de toutes les cognitions mentale, c'est alors le
samâdhi sans connaissance intellectuelle.
Ce qui nous conduit au célèbre sûtra suivant :
yogaś cittavṛttinirodhaḥ
Le yoga est le stoppage des mouvements mentaux.
Et ainsi, la boucle est bouclée : on a réussi a expliquer comment le yoga est à la fois un état toujours présent ET un état qui ne peut être atteint que par des exercices laborieux et répétés.
Et cet état où le mental est "stoppé" (mais non pas détruit), c'est le samâdhi proprement dit, c'est le yoga,
car c'est dans cet état que l’intellect, partie la plus
raffiné de notre être, peut discerner entre la matière et la pure
conscience.
Je note, toutefois, que plus loin, le Commentateur emploie l'expression citiśaktir "Pouvoir de conscience dynamique", plutôt que simplement "conscience" (cit). La conscience est décrite comme un pouvoir (shakti), une puissance. C'est quand même étonnant ! Et ce terme est employé huit fois dans le PYS.
Mais une autre voie était possible à partir de cette constatation que le samâdhi est présent en tout état mental, voie explorée justement par le shivaïsme du Cachemire :
si le yoga - notre Soi - est toujours déjà présent en tout
état mental, quelque soit notre agitation, etc., alors pourquoi ne pas chercher
à le reconnaître au cœur de cette agitation ?
Et c'est ce que dit Outpala Déva :
Les yogis trouvent ta présence
dans l'absence de sujet et d'objet.
Mais les amoureux te découvrent
jusque dans l'agitation du sujet et de l'objet !
Ne serait-ce pas, selon ce que Patanjali lui-même suggère,
le yoga ? Un yoga au cœur de la vie.
Exigeant, mais sans conditions autre que l'audace.
Tout est ici. Donné.
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