samedi 19 janvier 2013

Qu'est-ce que la non-dualité ?



Le mot "vacuité", à lui seul, ne nous dit pas encore ce qui est vide, et de quoi. En ce sens, c'est un terme vague qui appelle des précisions, faute de quoi l'employer sera assurément cause de malentendus.
Or, il en va de même pour "non-dualité". Cette expression si populaire désigne le fait de ne pas être deux. Soit. Mais qu'est-ce qui n'est "pas deux" ? On voit que le terme peut avoir non seulement des significations multiples - il est plurivoque, comme si plusieurs personnes parlaient en même temps - mais encore, antagonistes. En effet, si je dis que l'esprit et la matière ne sont "pas deux", je peux vouloir dire qu'il n'y a que l'esprit (spiritualisme) ou bien qu'il n'y a que la matière, en dépit des apparences du contraire. Deux thèses antagonistes. Ainsi, le matérialiste est lui aussi un non-dualiste.

Cela étant, la plupart des gens qui emploient cette expression veulent plutôt dire que, selon eux, il n'y a pas de jugements vrais plutôt que faux, attendu que tous sont également faux. Évidement, dire que tous les jugements sont faux, c'est dire que ce jugement-ci, s'il est vrai, est faux. Et que, s'il est faux, cela confirme que tous les jugements sont faux... D'où des dialogues de sourds (de fous ?) qui animent l'existence de ces non-dualistes du jugement. Ce n'est là qu'un des symptômes du relativisme extrême qui sévit dans la culture contemporaine.

Une autre forme de non-dualisme très répandue consiste à croire qu'il existe une conscience ou un esprit absolument et à tous égards indépendant de la matière, un sujet indépendant de l'objet, une conscience "pure" de toute visée intentionnelle. Or, c'est là du pur dualisme, à-la-Descartes, si vous me passez l'expression. Dans la même veine, dire que le sujet ne peut jamais devenir objet de connaissance, cela n'a rien de "non-dualiste". Tout le monde répète cette affirmation en chœur, comme un mantra. Mais, en Inde, patrie réputée du non-dualisme, cette thèse n'est pas spécifiquement non-dualiste. Elle est, de fait, tout ce qu'il y a de plus dualiste, même si elle est vraie et libératrice. C'est, en effet, une thèse défendue par le Nyâya et reprise par tous les théologiens dualistes, dont les shivaïtes.

A mon sens, le non-dualisme a une dimension mystique - difficile à articuler. Mais, s'il faut s'exprimer, je choisirais plutôt un non-dualisme matérialiste, selon lequel l'esprit et la matière sont deux faces d'une même réalité, l'esprit étant produit par l'interaction complexe de nombreuses causes et conditions, à l'image d'un arc-en-ciel. Et ceci, plutôt qu'un roman métaphysique - occultisme des demi-savants.

En outre, je crois que cette position prudente est compatible avec le non-dualisme du shivaïsme du Cachemire, et même avec les non-dualismes de la conscience "pure", pour des raisons que j'ai déjà formulées dans d'autres billets : la conscience "pure" équivaut à l'inconscience "pure" ; il n'y a pas de Shakti (de conscience) sans Shiva (sans objet, fut-ce l'être, ou un objet indifférencié) ; une conscience impersonnelle n'est pas différente de l'espace ou d'une matière illimitée ; et, enfin, le matérialisme est un non-dualisme.



Pourquoi faire le choix de l'hypothèse matérialiste ? Parce qu'elle me semble plus économe en termes d'hypothèses (d'hypostases) métaphysiques-pataphysiques. Or, quand je lis les textes des non-dualismes "religieux" (shivaisme, védânta, etc.), je trouve les descriptions d'états subjectifs bien plus pertinentes que leurs élucubrations à prétentions objectives et normatives sur la reproduction humaine ou encore leurs fables sur les yogis qui sortent de leur corps pour entrer dans celui d'un perroquet. Plutôt une approche phénoménologique que métaphysique, donc. Et, surtout, je ne vois pas de raison de croire... sans raison. Jusqu'à preuve du contraire, le corps ne peut se transformer en lumière, ou rapetisser, ou laisser des empreintes dans une roche rendue molle par on ne sait quel miracle. Par contre, l'ignorance des hommes explique très bien ces croyances. De plus, si l'on accepte de croire sans preuve, le pire est proche.

Donc, je propose simplement, avec d'autres et après d'autres, des lectures à tendance sobre, lucide et critique des traditions non-dualistes religieuses, à la lumière d'un non-dualisme "matérialiste".

Si vous êtes intéressé par la question des non-dualismes, sachez que mes prochaines conférences au CIPh porteront sur ce thème. La prochaine conférence aura lieu le lundi 11 février. Voir la colonne ci-contre en haut à droite.

N.B. : le terme "matérialisme" est connoté négativement dans les milieux spirituels. C'est un préjugé que j'entends dénoncer et combattre. Mais il faut également réaliser que cette étiquette - d'où les guillemets - recouvre des visions du mondes assez différentes selon le lieu et l'époque : les matérialistes de l'Inde ancienne, les matérialistes des Lumières et les physiciens quantiques matérialistes sont sur bien des points essentiels plus différents les uns des autres que le spiritualisme ne l'est du matérialisme au sens où je l'entend ici - comme une doctrine de la production du sujet et de l'objet en dépendance mutuelle.

P.S. : Joy Vriens résume un article de Tom Pepper qui propose une lecture matérialiste/ naturaliste de la doctrine du non-Soi (anâtmâ). L'un des points pertinents pour les questions qui nous occupent ici est l'idée que la thèse d'une conscience inconditionnée sert souvent à justifier une attitude passive (pour rester poli) face aux conditions de l'existence, notamment politiques et sociales. J'avais, dans cette idée, rédigé un billet sur la manière dont le non-dualisme du Vedânta servait de conservateur au système des castes.

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