Quand on lit un récit sur la
manière dont la vie a émergé de la matière, on ne peut qu'être émerveillé. Or,
la vie, c'est la conscience. Est-ce à dire que la conscience a son origine et sa
cause dans la matière dépourvue de conscience ?
Mais, comme le fait remarquer Schopenhauer, ce serait oublier que ce récit fascinant présuppose une conscience fascinée. Donc tout, finalement comme originellement, repose dans la conscience, à la manière dont les reflets reposent dans le miroir. Tout est dans un seul et unique regard. Ou tout est représentation, comme on voudra.
Abhinavagupta propose des
analyses similaires : sous le coup de l'illusion de la dualité, d'une réalité
extérieure indépendante de la conscience, nous assumons erronément que la
conscience est engendrée par la matière. En vérité, c'est la conscience qui
engendre tout. Mais l'illusion de la dualité, qui est connaissance incomplète
de la manifestation, suscite une inversion. L'illusion est souvent une
inversion. La cause apparaît alors comme effet, et vice versa. Ici
Abhinavagupta parle d'un miroir dans lequel tout s'inverse. Douglas Harding a
également employé cette illustration afin d'expliquer pourquoi les points de vue
subjectifs et objectifs sont antagonistes et difficilement réconciliables.
Point de vue de la première personne Point de
vue de la troisième personne
conscience - cause matière - cause
|
miroir
|
matière - effet effet
- conscience
Ce phénomène permet en effet
de justifier que l'observation objective (scientifique) des phénomènes semble
prouver l'antithèse de ce que nous voyons subjectivement. Dans le miroir, tout
s'inverse et, de plus, le miroir et son reflet inversé apparaissent ici dans le
miroir illimité, dépourvu de tout support, de la conscience.
Cependant, si sur la plan de
la connaissance, de la vision, il semble en effet que tout soit dans la
conscience et manifesté par elle, il en va autrement si l'on se réfère à une
autre dimension de notre expérience : la volonté. Je fais l'épreuve de cette
volonté quand quelque chose, à l'intérieur ou à l'extérieur, me résiste. Or, il
est difficile d'expliquer cette résistance autrement qu'en admettant
l'hypothèse d'une réalité extérieure. Dès lors, l'idée d'une cause de la
conscience redevient possible.
La conscience passive, la
conscience-témoin ne peut jamais découvrir que des objets dépendants d'elle. Tout est conscience,
tout est représentation. Indubitablement. C'est bien la volonté - qui n'est pas
un objet mais qui est sentie, éprouvée - qui me prouve qu'il existe une réalité
extérieure, indépendante. Bien sûr cette conclusion n'est, elle aussi, qu'une représentation. Mais elle "pointe vers" l'être qui est cause de la conscience. Au reste, toute conscience est "conscience de".
Pratiquement parlant, qu'ai-je
à perdre à admettre cela ?
J'ai distingué deux
expériences mystique : silence et félicité. Or, ces expériences, si elles
doivent dépendre de quelque chose, dépendent d'un geste intérieur, non pas de
représentations sur la nature de la conscience et du monde. Bien entendu, croire
du fond du cœur que "tout est créé par une seule conscience" est
réconfortant, voire enivrant. Mais il y a là un double prix : premièrement, en
adhérant à ces récits du "tout est conscience", etc., j'en devient
dépendant. L'idée erronée se renforce que l'expérience du silence et de la félicité dépend
de la validité de ce récit. Bientôt, je ne peux plus me passer de
cette béquille... alors qu'en vérité elle est inutile. Un parasite plus qu'une
béquille, donc. Secondement, ce genre de récit soulève plus de problèmes qu'il
n'en résout. Si, en effet, la conscience manifeste tout, alors on se retrouve
avec les mêmes questions qu'avec Dieu : commencer réconcilier Dieu avec
l'existence du Mal ? Difficile de tenir les deux bouts de la chaîne. Et puis,
pourquoi se donner cette peine - sauf si l'on trouve sa récompense dans le fait
même d'y réfléchir ?
L'expérience du silence n'a
pas besoin de représentations. En même temps, il est impossible de ne plus
avoir aucune représentation. Donc, à choisir, je choisi une représentation en
accord avec les différentes facettes de l'expérience. Donc il y a une réalité
qui cause la conscience.
Qu'est-ce à dire ? Il y a la
conscience et l'être. Ces deux là, déesse et dieu, sont inséparables. Ils
s'engendrent mutuellement dans une boucle causale sans début ni fin.
Quand je dis "la matière
engendre la conscience", je veux dire qu'il y a d'un côté l'être pur, c'est-à-dire
la matière pure, c'est-à-dire la conscience pure, c'est-à-dire l'inconscience pure. Je ne vois pas de quoi
distinguer entre ces termes. Et donc, cette matière évolue et prend
graduellement conscience d'elle-même. La conscience/inconscience pure - sans
objet - devient "conscience de". Ou plutôt, la conscience
indifférenciée de l'être indifférenciée (ce couple équivalant au néant, à
l'espace), devient peu à peu conscience différenciée d'objets différenciés.
Elle se perd, s'identifie à certains objets contre d'autres, puis découvre
qu'elle n'est pas un objet (silence), puisqu'elle est tous les objets (félicité).
Mais jamais il n'y a conscience sans être ni être sans conscience. Quand on dit que la matière engendre la conscience, on veut donc dire qu'une conscience indifférenciée (mais qui ne peut certes être distinguée de l'inconscience) engendre une conscience différenciée. Toute conscience est "conscience de" (donc dépendance), et tout objet est objet pour une conscience (donc dépendance). Donc dépendance mutuelle. Ainsi, les deux points de vue, objectif et subjectif, sont réconciliés.
Par conséquent, la philosophie
de la Reconnaissance me paraît vraie. De même le Sâmkhya et le Vedânta, que je considère comme
emboîtés dans la perspective de la Reconnaissance, à la manière de poupées
russes. Idem pour le bouddhisme, va sans dire.
En
revanche, le néoplatonisme et ses dérivés abrahamiques sont faux.
Ceci
en surprendra plus d'un. Mais, avant de vous énerver, essayez je vous prie de
comprendre ce que je veux dire :
Les
philosophies de l'Inde sont bien plus proches des réalismes et des
matérialismes contemporains que des spiritualismes et des idéalismes de
l'Occident.
Pourquoi
? me demanderez-vous (si vous êtes encore là).
Parce
que la ligne, la grande ligne de démarcation entre l'au-dessus et l'au-dessous ne passe pas au même endroit dans ces deux familles philosophiques, n'en déplaise aux traditionalistes.
Pour
les néoplatonismes - les trois-quarts des philosophes - l'opposition qui compte
est celle entre pensée rationnelle et matière ou vie qui ne pensent pas. Donc entre
l'intellect et la vie ou la matière. Donc entre l'homme et l'animal. L'intellect ingénieux,
ingénieur et géomètre : voilà le paradigme néoplatonicien, théologique, idéaliste et traditinaliste. Au-delà de l'être ?
Peut-être, mais peu importe. Car ce fossé demeure vital pour légitimer toutes
sortes de hiérarchies.
Pour
les philosophies de l'Inde, en revanche, l'opposition qui compte est celle
entre la conscience et l'objet de la conscience. Or, les pensées, les
propositions sont des objets pour la conscience. Donc l'intellect (buddhi) est,
dans toutes ces philosophies, relégué au rang de l'inerte, du matériel, de
l'objectif, de ce qui n'est pas manifesté par sa propre lumière mais par celle
d'un autre - la lumière consciente.
Or,
ceci change tout. Plus de gouffre entre l'homme et l'animal. Et surtout, une intégration
possible du grand récit des origines jusqu'à nos jours, depuis le Big Bang jusqu'aux
fins dernières hypothétiques et multiples. Plus les hypothèses en construction et
les hypothèses futures.
Donc
je garde les récits idéalistes comme métaphores de la genèse de l'expérience subjective.
Je délaisse avec joie les récits religieux abrahamiques et idéalistes d'inspiration
néoplatonicienne - et ça fait beaucoup. Je les remplace par les récits toujours
nouveaux des sciences contemporaines, en particulier pour ce qui est du point de
vue objectif.
Tout
cela dans un bienheureux silence.
Je suis d'accord avec ce que tu écris, bien développé pas à pas. J'aimerais ajouter ceci.
RépondreSupprimerSi je me mets du point de vue évolutionniste et je pense à la volonté, je me dis que sa première expression doit être le réflexe des êtres unicellulaires de manger, ou de fuir pour ne pas être mangé, Les rudiments de l’attraction et de l’aversion. Que d’autre un être unicellulaire pourrait-il vouloir ?
L’expérience de « félicité » pourrait alors correspondre à l’absence d’attraction et d’aversion. Avec les âges, les êtres deviennent « plus » conscients (ou conscient de plus), et commencent à se représenter le monde. Quand la représentation a tendance à prendre le dessus, l’absence de représentation pourrait être éprouvée comme « silence » ou « paix ». Ne seraient-ce pas les prototypes des deux expériences mystiques ?
La possibilité de l’expérience de « félicité » et de « silence » changent alors évidemment le statut même des passions et des représentations (les deux voiles dans le bouddhisme).
A notre stade de l’évolution, il est impossible de ne pas avoir des représentations ou des passions. Mais du point de vue de l’évolution, si les êtres unicellulaires sont nos ancêtres, qu’est-ce qui aurait bien pu servir de base à cette évolution à part ce réflexe ?
Comme tu dis, la conscience, les représentations, les passions, la volonté ouvrent une autre dimension (l’expérience subjective) avec ses propres « lois » où tout ce qui est d’ordre spirituel a sa place. Mais comme tu dis aussi, la mythologie abrahamique et néoplatonicienne (et de toute dualité tranchée en général) semble difficilement conciliable avec les dernières découvertes scientifiques.
En fait, je pense que les « religions », qui, il n’y a pas si longtemps, n’étaient pas séparées des « sciences » ont toujours incorporé « les récits toujours nouveaux » de leurs « sciences contemporaines ». Je vois beaucoup d’instructions des tantras et des divers yogas de l’immortalité dans ce sens.
J'avoue avoir du mal à vous suivre ! Pas assez philosophe sans doute !
RépondreSupprimerJe préfère l'hymne à la charité de Saint Paul, ou curieusement on parle aussi de miroir ! Je vous en envoie une version abrégée :
"Même si je parle toutes les langues des hommes et des anges...si je n'ai pas la Charité, je ne suis plus qu'un cuivre qui résonne ou une cymbale qui retentit...
Même si j'ai le don de prophétie et si je connais tous les mystères et toutes les sciences... même si j'ai la plénitude de la Foi, une Foi à transporter les montagnes... si je n'ai pas la Charité, je ne suis rien...
La Charité ne passe jamais.
Les Prophéties ? elles disparaîtront.
Les langues ? elles se tairont.
La science ? elle disparaîtra.
Partielle est notre science, partielle aussi notre prophétie....
Mais quand viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra.
Lorsque j'étais enfant, je parlais en enfant, je pensais en enfant, je raisonnais en enfant; une fois devenu homme, j'ai fait disparaitre ce qui était l'enfant...
A présent nous voyons comme dans un miroir, en énigme...mais bientôt ce sera face à face !
Actuellement je connais de manière partielle... mais bientôt je connaîtrai comme je suis connu...
Et en passant cette phrase de Boèce : "Deus et materia integro perfectoque intellectu nn possunt", "Ni Dieu, ni la matière ne peuvent être saisis par l'intellect" Rassurant ?!
RépondreSupprimer@FX Je connais bien ce texte pour l'avoir entendu, petit, à chaque célébration de mariage (en servant la messe, on y disait d'ailleurs amour au lieu de charité). C'est un beau texte, mais sans la philosophie, le culte d'un dieu guerrier d'un peuple aurait-il pu devenir un culte universaliste de l'amour?
RépondreSupprimer@Joy
RépondreSupprimer"L’expérience de « félicité » pourrait alors correspondre à l’absence d’attraction et d’aversion. Avec les âges, les êtres deviennent « plus » conscients (ou conscient de plus), et commencent à se représenter le monde. Quand la représentation a tendance à prendre le dessus, l’absence de représentation pourrait être éprouvée comme « silence » ou « paix ». Ne seraient-ce pas les prototypes des deux expériences mystiques ?"
Hypothèse séduisante. A laquelle j'adhère. Avec cette réserve : pour ce qui est de la félicité, l'absence de félicité me paraît insuffisant. Car ce qui caractérise cette expérience, c'est justement qu'elle est éminemment positive : plénitude, débordement. A mon sens, elle est liée à la conscience de soi : une conscience de soi élargie, libérée de toute objectivation. Un "je suis" sans limites. Je soutiens en outre que cette conscience est toujours présente en acte - comme une basse continue - bien qu'elle passe généralement inaperçue. Elle est émotion continuelle, parfois mise en lumière par certaines circonstances.