Shiva (et sa Shivette), un démon éveillé par l’Éveillé
Parce que je ne suis rien, je peux tout devenir. Pas d'essence, pas de limites, donc une infinité d'existences possibles.
L'homme, comme tout être doué de conscience, est donc "indéfiniment perfectible", il est un être qui se construit lui-même par ses pensées, ses paroles, ses actes. Au fond, il n'est que cette activité de construction. Que l'on peut aussi appeler "imagination".
Quand on réalise que l'on est pure imagination, celle-ci, percée à jour, perd son pouvoir de fascination. Même si l'on imaginait être un criminel, un taré, un raté. Ou un démon.
Prenons le cas de Prahlâda. Seigneur des démons, il se prit néanmoins d'amour pour Vishnou. Celui-ci lui apparut, et l'éveilla à sa vraie nature. Suite à quoi, ce démon se mit à réfléchir ainsi :
"Il est certain, du moins, que je ne suis pas ce monde. Il est, en effet, extérieur (à moi) et dépourvu de conscience. Je ne suis pas non plus le corps, qui est dépourvu de conscience, car il est périssable. Il n'est (conscient) que par le va-et-vient de la respiration. Je ne suis pas un son, lui aussi dépourvu de conscience, vide d'existence, fait de vide, périssable dans l'instant, résultant d'une construction à travers le conduit de l'oreille, lui-même dépourvu de conscience. Je ne suis pas une sensation tactile, dépourvue de conscience, engendrée seulement par le contact avec la peau qui est détruite d'instant en instant, dont l'expérience n'est qu'un don de la conscience. Je ne suis pas une forme, dépourvue de conscience, périssable, qui n'existe que dans le sujet qui la voit, qui repose dans la perception de son objet, qui périt d'instant en instant. Je ne suis pas une saveur, dépourvue de conscience, qui dépend de la langue, qui n'est quasiment rien, dont l'existence ne dure qu'un instant pour disparaître aussi tôt, tel un balancement (entre être et non-être), qui n'est qu'un frémissement et qui dépend de substances matérielles. Je ne suis pas une odeur, dépourvue de conscience, produit éphémère du nez, en lui-même parfaitement aveugle, fragile, de forme indéterminée.
Je suis seulement pure conscience, sans "mien", sans cogitation, sereine, libérée de l'illusion des cinq sens, dépourvue de tout calcul et d'artifice. Je suis purement et simplement conscience sans objet, qui ne peut être un objet, je suis cette lumière qui met en lumière (les formes, les couleurs, les pensées, les odeurs, les saveurs et les sensations). J'imprègne l'extérieur comme l'intérieur, indivis, sans défauts, être pur.
Ah ! Je reconnais à présent la vérité entière !
Je suis cette lumière, cette conscience sans constructions dualisantes, je suis le Soi omniprésent.
Toutes ces choses, comme les vases et les vêtements par exemple, sont faites de moi.
Tout ce qui apparaît, jusqu'au soleil, est manifesté par cette lampe d'ultime lumière (qui éclaire tout mais qui n'est pas elle-même éclairée par une autre lumière).
C'est par moi que tout apparaît en ce monde, que s'activent cette merveille que sont les organes des sens, telles des gerbes d'étincelles manifestées par l'éclat interne du feu.
Hommage, hommage encore à la grandeur, au Soi de conscience !
Hommage à lui qui se tient dans l'intime de toute chose, de tout état, libéré des objets.
Hommage à cette conscience de soi.
Hommage à cette conscience qui apparaît d'elle-même, sans cause ni condition, à elle qui repose dans l'état naturel.
Je la salue, elle qui est sa propre force, sa propre autorité, je la salue, en moi-même par moi-même.
Bien qu'elle soit présente, elle n'est installée nulle part.
Bien qu'elle soit en mouvement, elle est immobile.
Bien que sereine, elle est présente dans les activités quotidiennes. Bien qu'elle agisse, elle n'est pas conditionnée.
Cela seul doit toujours être désiré, loué, absolument contemplé.
Par elle, on est sauvé de la profonde confusion de la vieillesse et de la mort.
Je n'ai aucun désir des jouissances, ni de leur abandon. Qu'arrive ce qui arrive !
Que disparaisse ce qui disparaît !
Quand l'esprit met fin à l'esprit et qu'il atteint l'absence d'ego, quand chaque chose disparaît par cette chose même, alors je repose dans l'état naturel, en moi-même.
Gloire à cela qui transcende toute révélation religieuse ! Gloire à ce qui est le sujet de toute révélation !
Gloire à cet être ! Gloire à ce non-être !
Gloire à cette quintessence de la paix !"
Après avoir pensé ainsi, il demeura longtemps dans une contemplation sans penser.
Le Yoga de Vasistha, II
Et là, Vishnou se dit : "Mince, si ce Prahlâda continue, tous les démons et même les dieux vont disparaître. Plus personne à qui faire des offrandes ! La Terre elle-même va se vider, et mourir...." Avec sa conque cosmique, il réveille donc Prahlâda et le convainc de continuer à se comporter en démon, pour maintenir le (dés)ordre cosmique.
C'est ainsi que l'on peut être un démon, réaliser sa vraie nature, et continuer à se comporter en démon.