Le temps est souvent pensé comme une chute.
Une déchéance hors de l'éternel.
"Le temps image mobile de l'éternité".
La respiration, incarnation de la prison de la dualité :
l'intérieur ou l'extérieur, prendre ou donner, fuir ou combattre...
La liberté serait de lâcher prise, de renoncer au va-et-vient des souffles.
La pratique de l'attention au souffle est d'ailleurs souvent présentée ainsi :
juste observer le mouvement de l'air dans les narines,
en restant neutre, non impliqué, dégagé, sans émotion.
Le mouvement s'amenuise alors, vers une immobilité
prise pour l'incarnation de l'éternité.
Dans le yoga commun, le yoga du souffle,
prânâyama en sanskrit,
aspire à l'arrêt de l'inspir et de l'expir.
Cet arrêt est le prélude à l'arrêt de toute vie intérieure,
l'arrêt total de l'être incarné qui,
à travers cette sorte de suicide du corps,
veut incarner l'intangible, la pure conscience impersonnelle,
immobile et immuable.
Éternelle.
Mais il existe des alternatives.
D'autres visions.
Le temps est-il une chute ?
Selon le shivaïsme du Cachemire,
le temps est plutôt l'expression naturelle de la vie,
qui est l'absolu.
Car ici l'absolu n'est pas un bloc statique et immuable,
mais une conscience effervescente
qui se désire elle-même à travers nos désirs innombrables.
La conscience est ébullition.
Notre conscience n'est pas trop agitée.
Au contraire, elle est engluée dans des alternatives.
Des dilemmes, des conflits.
Incarnés dans le va-et-vient du souffle.
Mais alors pourquoi le temps,
pourquoi le devenir, la vieillesse, la maladie, la mort ?
Écoutons Abhinava Goupta,
un maître du shivaïsme du Cachemire,
dans sa Lumière des tantras, chapitre six, "Le Chemin du temps" :
Le temps est à la fois succession et non-succession.
Ceci signifie que le temps ne s'oppose pas à l'éternité.
Ce sont deux régimes d'une même pulsation consciente, deux rythmes d'un même désir.
Le temps ou "succession" (car le temps est le changement, la succession des phénomènes comme le jour et la nuit, l'inspir et l'expir),
est simplement l'éternité,
mais ralentie, déployée selon un autre rythme.
L'éternité ou "non-succession" (car l'éternité est l'intuition simultanée de toutes les expériences possibles, d'où l'extase),
est le temps réveillé, le temps éveillé,
un temps subtile, une vibration intense,
un temps accéléré.
D'ailleurs, on "passe" spontanément à ce régime
quand le temps s'accélère - dans un accident, le sport,
ou n'importe quelle autre activité rapide.
Abhinava poursuit :
Le temps se déploie tout entier dans la conscience.
Comme toute chose.
Même les ténèbres se font jour dans cette Lumière.
Autrement, il n'y aurait nulles ténèbres, rien, pas même rien.
On l'appelle Kâlî, (la conscience comme temps),
c'est elle que l'on célèbre comme Shakti suprême de Dieu.
Kâlî n'est pas une sorte de féminin sacré déchaîné qui fait des choses à Shiva. Kâlî est la vie, la Lumière qui éclaire ces mots en cet instant même, et qui est la libre manifestation de Dieu, de l'Inconnu qui désire, qui perçoit, qui fait tout.
Le temps est la manière dont cet Inconnu prend connaissance de soi,
sa façon de se sonder, à l'infini, puisqu'il est infini.
Tout ce que nous voyons, ressentons, imaginons,
ce sont des fragments de cet infini,
des facettes de ce diamant.
C'est cette conscience (façon de dire qu'elle est évidente, là, maintenant, au plein jour de la Lumière qu'elle est)
qui fait clairement apparaître à l'extérieur
ce qui est enveloppé en soi, en notre Soi,
et qui est à la fois succession et non-succession.
En (se développant), elle
devient le mouvement de l'énergie vitale/ du souffle.
La conscience devient souffle en "se développant",
comme une plante. C'est l'arbre de la Déesse,
cet immense arbre "des mots et des choses",
ce sont nos existences.
Ce ne sont pas des chutes,
mais des déploiement.
Vijrimbhana : déploiement, bâillement, ouverture - bander un arc.
Camatkâra : délectation émerveillement, étonnement - claquement de langue.
Brahman : expansion, félicité, floraison des chairs - énigme.
Mais pourquoi ?
Parce que la pure et simple conscience, qui est transparente, qui est la Lumière absolue, rejette d'abord d'elle-même l'objet connaissable. Elle ressemble alors à un ciel immaculé, séparé (des choses). C'est cette forme vide de la conscience que l'on célèbre partout comme l'état suprême des yogis qui réalisent que "ce n'est ni ceci, ni cela" (na iti, na iti).
La conscience est la plénitude même. Rien n'existe ni ne peut exister en dehors d'elle. Pour se manifester, elle doit donc d'abord "faire de la place" en niant son absolue plénitude. Elle s'identifie alors à l'espace vide et se dit "non ! non !" en rejetant tous les objets, du plus grossier au plus subtil. C'est cela que les adeptes du yoga commun et de la non-dualité partielle (=le Vedânta) prennent pour l'état ultime,
la réalisation suprême. En réalité, ça n'est qu'un moment, une étape dans le jeu vertigineux qui est le véritable absolu. L'erreur de ceux qui prennent le temps pour une déchéance de l'éternité est donc due à cela : ils prennent le vide, la pure conscience sans objet, pour le fin mot de l'histoire, pour l'absolu, pour l'Immense (brahman en sanskrit). Ils prennent la partie pour le tout, une facette pour le diamant tout entier. La pure conscience dégagée des objets, c'est-à-dire le Témoin, n'est pas la réalisation ultime.
Cette même (conscience) qui s'identifie à l'espace vide,
séparé de l'objet, séparé de ce qui est contenu (en elle),
aspire à assimiler (ce contenu).
Oui, car l'histoire ne s'arrête pas à la pure conscience.
Après le samâdhi, le désir réapparaît.
Et ce désir ne peut s'expliquer simplement par la force des habitudes acquises dans le passé. Non, il y a réellement, au sein du plus intime de la conscience elle-même,
de l'absolu lui-même, un désir de cet Autre, de son propre contenu. Ce désir est un désir d'unité, de fusion, d'assimilation à soi, d'identification complète.
La conscience est comme un feu : elle brûle l'autre et le réduit à soi, après l'avoir manifesté en soi.
La conscience est comme un estomac : elle digère l'autre après l'avoir "vomit" en soi.
Après ce moment de pure conscience,
revient la conscience désirant, car le désir n'est pas un accident de la conscience, mais son essence.
On voit bien l'analogie avec le temps et l'éternité : de même que le désir n'est pas un étranger qui, venu d'on ne sait où, viendrait perturber l'immobile conscience, le temps n'est pas un accident de l'éternité. Ou si il se présente comme un accident c'est, plus profondément, par un secret élan qui est l'absolu même :
icchâ kumârî "la conscience divine est désir"
udyamo bhairavah "Dieu est élan"
Et ainsi, elle se fait balancement, souffle et mouvement des corps :
Elle s'abat (sur l'objet séparé d'elle) dans un débordement :
c'est cela que, dans le jargon (tantrique) on appelle
"énergie vitale", "vibration", "ondulation".
Donc l'Inconnu se réalise comme objet séparé de soi.
Simultanément, il se prend pour une conscience pure, infinie, mais séparé de cet objet. Et alors, pure conscience, il s'éprend de l'objet. Et c'est l'inspir, le désir de prendre en soi, le besoin de fusion, l'immanence, la vie, le jour. Et c'est l'expir, l'impulsion de rejeter hors de soi, la transcendance, la mort, la nuit.
Et c'est la vie.
Et c'est le devenir.
Shakti (la pure conscience) désire Shiva (l'objet)
et devient ainsi va-et-vient respiratoire,
va-et-vient de vie,
va-et-vient mental,
dilemme, conflit,
guerre et paix.
Elle aspire à l'impossible.
Voici le temps :
un élan fou, totalement irréalisable,
et pourtant toujours déjà accompli,
car il y a rien
en dehors de la Lumière qui
joue de ses rayons.