La poésie comme chemin spirituel, voire comme cosmologie.
Rouyyaka (XIIe siècle ?) inaugure ainsi son Manuel de poétique (Alamkârasarvasva) :
namaskṛtya parāṃ vācaṃ devīṃ trividhavigrahām /
nijālaṅkārasūtrāṇāṃ vṛttyā tātparyamucyate /
Avant tout,
je salue la Parole Suprême,
la Déesse au triple corps.
Puis j'expliquerai le sens de mes
aphorismes sur la poétique.
Le commentaire de Jayaratha (XIIIe siècle ?) explique que le "triple corps" de la Déesse sont les trois plans de la Parole : d'abord la Parole intuitive (pashyantî) qui contient en elle les mots à suivre, mais simultanément ; puis la pensée discursive (madhyamâ) et, enfin, la Parole articulée (vaikharî).
Jayaratha est un philosophe du shivaïsme du Cachemire. Il a commenté le Tantrâloka d'Abhinava Goupta. Ce dernier est l'auteur d'un commentaire à l'Illumination de la résonance poétique (Dhvanyâloka), le plus célèbre traité de poétique en Inde.
Le shivaïsme du Cachemire est le seul non-dualisme incarné, c'est-à-dire le seul qui reconnaisse dans le corps et le monde le libre jeu de la Conscience universelle. Il est aussi le seul courant philosophique non-dualiste à avoir écrit sur le théâtre et la poésie.
A rebours des courants non-dualistes védântique et néo-hindous qui rejettent le corps et le monde, le shivaïsme du Cachemire voit dans le monde, le corps, le plaisir, le désir, l’intellect et la parole des pouvoirs (shakti) de l'absolu, une magie source d'un perpétuel émerveillement, et non des illusions sans valeur.
Alors que le Vedânta et Patanjali voient dans la Magie (mâyâ, prakriti) une femme trompeuse, le shivaïsme du Cachemire y reconnaît la liberté souveraine, l'essence même de la conscience, inséparable du mystère.
Jayaratha explique encore que la Déesse est l'absolu en tant que Parole qui désire se manifester à l'extérieur. Cet hommage de l'Auteur (namakâra) est la réalisation (parâmarsha) de son identité avec la Déesse.
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