Aujourd'hui, presque tous rejettent la pensée, l'intellect et la raison, reléguant l'intelligence à une place subalterne de "servante de la foi" du jour.
Il y a sans doute plusieurs raisons à cela ; parmi les principales : facilitation de l'accès à la connaissance, éducation de masse, égalitarisme consumériste, élévation du niveau de vie et de l’espérance de vie, idéologie post-moderne, multiculturalisme, ultralibéralisme, marchandisation sans tabous, dépassement et épuisement des facultés intellectuelles.
A une époque où partout l'on soupçonne la démocratie de n'être que l'apparence d'une oligarchie, le débat est pourtant mal perçu. Partout, le conformisme revient en force, que ce soit au nom du politiquement correct, du statu quo, d'une prétendue volonté de "ne pas heurter" les opinions de telle ou telle minorité, ou tout simplement par scepticisme : à quoi bon discuter, s'il est vrai qu'il n'y a pas de vérité ?
Ici, j'aimerai discuter cette opinion.
Le débat a-t-il une valeur spirituelle ? Apporte t-il quelque chose à la vie intérieure, ou est-il une perte de temps ?
D'emblée l'Inde, avec sa culture ancienne, est une référence. Nous avons l'idée d'une contrée de sages silencieux qui fuient toute polémique, à l'abri de leur ashram.
Mais c'est ignorer 99% de la production indienne en la matière ! Presque tous les textes en sanskrit, la langue "sacrée" de l'Inde, sont des commentaires, un peu comme ce fut le cas dans la Méditerranée antique et la scolastique médiévale. Or, ces commentaires sont des débat. ils prennent invariablement la forme d'objections et de ripostes. Philosopher, sur des sujets spirituels, religieux ou littéraires, c'est avant tout débattre. Répondre aux objections, essayer d'élucider un problème (une question récurrente), trouver des arguments. Ceux qui fréquentent cette littérature "technique" (le shâstra) savent bien jusqu'où les commentateurs vont pour présenter chaque parole commentée comme étant la réponse à une objection, réelle ou possible. Toute la littérature sanskrite est de l'ordre du débat. Celui-ci obéit d'ailleurs à des règles. Comme chez un Platon, on distingue la polémique où le but est seulement de gagner à tous prix, du dialogue où l'on chemine ensemble, fut-ce sur des face opposés, pour se rapprocher d'une vérité. Bien évidemment, l'attaque personnelle est mal vue. On doit éviter, en outre, de psychologiser le débat ou de le moraliser, car on sait bien, en Inde comme ailleurs, que l'on peut dire la vérité pour de mauvaises raisons, et soutenir des bêtises avec les meilleures intentions du monde. Au total, il est frappant de voir à quel point les auteurs indiens font effort pour "se mettre à la place de l'autre", pour "sortir de leur trou" et respecter ces autres lois du sens commun mises en lumière par Kant au grand siècle des Lumières de la raison.
- Mais à quoi sert de débattre ? N'est-ce pas une perte de temps ? C'est de la théorie ! C'est abstrait ! Ne vaut-il pas mieux pratiquer ? Rester dans le concret ? Et puis, souvent le débat reste stérile, il ne mène nulle part... à quoi bon ces confrontations ?
Je répondrais que la pratique du débat est loin d'être un simple bavardage :
1) Elle est une pratique totale qui engage toute la personne. Il n'y a qu'à voir les émotions qu'elles déclenche. Elle touche presque toujours à des points sensibles. D'où sa (relative) violence, ou son feu. Car enfin, on peu s'exprimer avec feu, sans pour autant devoir être l'objet d'un rappel à la morale, non ? Je crois que la civilisation ramolli les coeurs. Cela a toujours été le cas. Les gens civilisés deviennent frileux, fuyant, et justifient leur manque de nerf par une prétendue tolérance et tout ce que l'on entend à longueur de journée dans les médias.
2) Le débat est un véritable travail sur soi. Il oblige à prendre du recul par rapport à ses opinions, à se "désidentifier" comme on dit dans le jargon dév-perso. On y découvre et on y cultive toutes les vertus : maîtrise de soi, tempérance, courage, discernement, prudence, créativité, écoute, et ainsi de suite. Pas un des yama-niyama n'y manque. Il est d'autant plus étonnant de voir cette pratique absente de presque toutes les pratiques "spirituelles" contemporaines... Elle a même une dimension tantrique. Le débat est une plongée dans le feu intérieur, c'est embrasser la shakti par les... enfin bref. Vous voyez ce que je veux dire : c'est une alchimie.
3) La pratique du débat est concrète : on pense avec tout son corps, sa chair, ses tripes. Car débattre, c'est parler ou écouter. Dans les deux cas, c'est une action du corps. Il est très difficile de garder son calme face à certaines paroles, de s'enfoncer dans les méandres d'une réflexion sans perdre contact avec le corps. Le débat est une pratique incroyablement profonde. Vous l'aurez compris, le débat est une "thérapie", ou une catharsis, comme on disait dans l'Ancien Monde.
4) Le débat est inévitable. Même seuls, en effet, nous débattons avec des personnages imaginaires, le plus souvent sans formes ni visages. Nous débattons toujours, fut-ce pour des broutilles. Il est étonnant de voir que nous débattons dans notre for intérieur de questions assez superflues ("Bon, mais alors est-ce que je l'achète, ce thé, ou bien est-ce que j'attends la semaine prochaine pour en chercher un autre chez Bidule ?" et autres débats vitaux), mais que nous trouvons soudain plein d'arguments pour ne pas débattre quand l'enjeux est manifestement d'importance ("Ah, mais pourquoi polémiquer ? Qu'ils soient cannibales si ça leur plaît ! C'est leur droit à eux ! Chacun sa vérité !", "L'excision ? Bah, à chacun sa culture ; moi je respecte...", etc.), pour se placer subrepticement au-dessus de la vile mêlée et se donner des airs de transcendance.
5) Le débat est un chemin, une voie spirituelle. Il est une pratique complète. Il me force à m'écouter, à écouter mon corps, à écouter l'autre, à prendre du recul, à sortir de mes limites. Et cela reste vrai même si je ne suis pas sincère ! Même si "je veux avoir raison", ce qui n'est pas nécessairement malhonnête et qui est aussi, inévitable (si on affirme une opinion, c'est qu'on y croit un peu, non ?), le débat reste bienfaisant, car il reste un travail sur soi complet. De plus, je peux pratiquer aussi ma méditation favorite en débattant. J'exerce mon pouvoir de concentration. J'apprend à être poli. Je me cultive. Je découvre mon caractère. Je peux pratiquer toutes les thérapies possibles et imaginables dans ce cadre. Je découvre et exprime mes émotions. Cela devrait plaire aux thérapistes. Mais non. Allez savoir pourquoi...
Sachant que le débat est une pratique aussi puissante, profonde, complète et gratuite, on se demande pourquoi elle n'est pas davantage célébrée dans les milieux spirituels.
Dans les thérapies, en effet, il y a bien quelques échanges, mais en général, le thérapeute intervient très vite pour couper court. C'est comme dans les dîners de l'Ancien Monde : il faut savoir parler de tout, mais sans jamais rien approfondir. C'est comme le Grand Débat, en (nettement) moins grand, mais tout aussi infantilisant. Or le débat, c'est une chose adulte, ça nous fait grandir. On parle sans arrêt de "vivre ensemble", c'est-à-dire de la politique, mais on ne le pratique pas, justement. Dans les milieux spirituels, on aime se plaindre du manque de démocratie. Mais dès qu'un débat s'enclenche, on fuit. Dans le meilleur des cas.
Dans les pratiques indiennes et tibétaines, le débat est au cœur de la formation spirituelle. Tous les grands maîtres on débattu publiquement. Mais bizarrement, quand on écoute les dévots d'aujourd'hui, on a l'impression qu'en Inde et au Tibet, non, personne ne débat. Ils sont tous sages comme des images. C'est l'image d’Épinal, la carte postale du sage bien gentil qui fait un sourire pour la photo.
Prenons un exemple qui fait consensus : Ramana dit "Maharshi". On s'imagine qu'il était tout le temps comme sur la photo ci-dessus, silencieux et souriant. En réalité, même si Ramana n'était pas un avocat du débat à tout va, il débattait. Quand on lui posait une question, il répondait parfois par le silence, mais le plus souvent il répondait, quitte à susciter la polémique. Comme quand on lui demande ce qu'il pense de certaines idées de Sri Aurovindo :
Q.: Sri Aurobindo croit que le corps spirituel (vijnâna-maya-sharîra) ne souffrira pas de maladie, qu'il ne vieillira pas et qu'il ne mourra que quand on le désirera.
Ramana : Le corps est en lui-même une maladie. Désirer faire durer cette maladie n'est pas le but du jnâni (celui qui connait le Réel). De toutes façons, il faut abandonner l'identification au corps...
Q. : Sri Aurobindo veut amener la puissance de Dieu dans le corps humain.
Ramana : Si, après l'abandon (de soi à Dieu), on a encore ce désir, c'est que l'on ne s'est pas abandonné. Si l'on a cette attitude : 'Si la puissance d'en haut doit descendre, elle doit venir dans mon corps', cela ne fera que renforcer l'identification avec le corps...
Q. : Sri Aurobindo veut faire descendre sur terre une nouvelle race divine.
Ramana : Tout ce qui peut être atteint dans le futur est impermanent. Il faut comprendre cela. Apprenez à comprendre correctement que que vous avez maintenant, de sorte que vous n'ayez plus à penser au futur.
Q. : Sri Aurobindo dit que Dieu a créé différents types de monde et qu'il va encore en créer de nouveaux.
Ramana : Notre monde actuel n'est pas réel. Chacun voit un monde différent selon son imagination, alors comment savoir si ce nouveau monde sera réel ?
Et ainsi de suite...
Ce qui est intéressant, ici, c'est que Ramana ne se contente pas d'une tarte à la crème du genre "Ah, mais au fond, nous disons tous la même chose, mais de manière différente, c'est juste une histoire de mots...". Il ne cherche pas la fuite, ni la conciliation, ni même le compromis.
Il ne répond pas non plus qu'Aurobindo dit vrai d'un certain point de vue. Il ne dit pas "Selon moi, Ramana, mon opinion personnelle, c'est que... mais c'est juste mon opinion, hein !" Non. Il réfute les opinions d'Aurobindo, sans s'excuser, sans feu excessif mais sans ménager l'opinion fausse non plus.
Mais il ne s'en prend pas non plus à la personne d'Aurobindo. Il ne dit pas "Ah oui, c'est sans doute vrai pour Aurobindo, au niveau où il en est, et puis il est limité Aurobindo, il a un gros ego de mégalo, c'est un narcissique ça, c'est l'ego qui parle..." Non, il critique ses opinions, pas sa personne. Et il le fait en argumentant.
Il ne fuit pas non plus en sortant le joker du "Ah mais la vérité est au-delà des mots, des concepts !", il ne va pas se réfugier dans la nuit où toutes les vaches sont grises. Il répond, clairement et posément, sans sophismes ni gesticulation rhétorique.
Il ne répond pas non plus que ces questions sont sans importance. Non, car notre expérience intérieure est guidée par nos convictions. Or, ces convictions sont tissées de mots. Chaque détail, dans ce domaine, compte. Voilà encore pourquoi le débat est crucial dans la vie spirituelle.
Il est vrai que parfois on se sent impuissant. Nous sommes alors tentés de nous réfugier dans le scepticisme. mais en vérité, c'est juste parce qu'en ces moments, nous nous sentons fatigués. Prenons alors du repos. Mais pourquoi clamer que "L'intellect, de toutes façons... ne pas pas saisir la vérité" ? Pourquoi faire de notre fatigue passagère une métaphysique définitive ? Soyons pragmatiques et mesurés.
Ce qui nous amène à un dernier point : les débats sur des points d'érudition. Apparemment, ce sont là des chicanes sans enjeux. Parfois, c'est bien le cas. Il y a des débats qui, faute d'enjeux réels, sont sans importance. Mais parfois, des points d'érudition décident de toute notre vie intérieure.
Par exemple, l'attribution du Viveka-cûdâ-mani à Shankara est importante. Car attribuer ce texte à Shankara, c'est laisser croire que Shankara a enseigné ce que ce texte enseigne. Or ce texte enseigne que la non-dualité est comprise d'abord théoriquement, puis que, dans un second temps, cette compréhension théorique, "intellectuelle" et donc seulement indirecte, doit être ensuite confirmée par une pratique, celle de l'état de méditation sans aucun pensée (nirvikalpa-samâdhi).
Or, cela va à l'encontre de tout l'enseignement de Shankara. Si ce qui est dit dans le Viveka est vrai, alors tout ce qu'enseigne par ailleurs Shankara est faux. Car ce qu'enseigne Shankara dans ses oeuvres incontestées, c'est que l'éveil spirituel libérateur a une, et une seule, cause directe immédiate : la compréhension de la phrase "tu es cela". Rien d'autre. Et il argumente sur, littéralement, des dizaines et des dizaines de pages contre ceux qui objectent que ça n'est là qu'une compréhension "intellectuelle", donc superficielle, dont on devrait ensuite faire l'expérience directe, etc. C'est un point vital de son enseignement. S'il faut ensuite pratiquer le nirvikalpa-samâdhi, alors l'enseignement védântique est tout simplement ruiné, réduit à l'état de vain bavardage.
Il vaut donc la peine de débattre sur ce point.
En gros, selon Shankara, le samâdhi n'est qu'un état passager inutile, car comparable à l'état de sommeil profond. Il fait disparaître le monde, mais pas l'ignorance. Le seul samâdhi qu'il prône, c'est simplement la concentration mentale pour être capable de bien entendre et de comprendre le "tu es cela" libérateur, qui est l'unique moyen de la délivrance de la prison du samsâra. Et si l'on jette un œil au Viveka, on s'aperçoit qu'il est très probablement l'oeuvre d'un certain Shankara Bhârati, ou de son disciple, tous des pontifes du centre védântique de Shringéri, dans le Sud de l'Inde au XVIe siècle. Et cette idée de nirvikalpa-samâdhi vient du Hatha Yoga, lequel a séduit quelques Védântins à cette époque (voir C. Bouy, Les Nathayogins et les Upanishads, éd. De Boccard). Sur la place du samâdhi dans le Vedânta, voir cet article excellent.
Enfin, admettons que tel débat semble stérile en ce qu'il ne débouche sur aucune conclusion définitive. Aura-t-il été vain pour autant ?
Là encore, non, pas du tout. Pensons aux dialogues de Socrate. La plupart du temps, les gens repartaient sans avoir répondu à la question "Qu'est-ce que la sagesse ? Quelle est la meilleure manière de vivre ? Qu'est-ce qui est juste ?" etc. Pour autant, avaient-ils perdu leur temps avec Socrate ? Je ne le crois pas. Au pire, on a travaillé sur soi, d'une façon aussi puissante, voire plus, que dans n'importe quelle thérapie aujourd'hui sur le marché, lesquelles ne sont souvent que des versions édulcorées des philosophies antiques, comme par exemple le Travail de Katie Byron est une version marchandisée de la sagesse stoïcienne. Quoi qu'il en soit, débattre pour ne plus se battre, ça n'est jamais vain. Débattre sur la question du rôle du débat dans l'évolution spirituelle ne l'est pas non plus.
Le débat est l'une des pratiques les plus profondes de la vie spirituelle.
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