Les choses existent-elles en dehors de la perception qu'on en a ?
Quel est le bruit d'une branche qui se brise dans une forêt déserte ?
Dans la tradition du Vedânta, il y a deux grandes familles de réponse :
- l'objet existe d'abord, puis il est perçu (srishti-drishti). C'est le réalisme : la perception enregistre un objet réel, qui préexiste à la perception. C'est la vision commune.
- l'objet est perçu, mais c'est la perception qui fait exister l'objet (drishti-srishti). C'est l'idéalisme : la perception crée l'objet, "être, c'est être perçu". C'est une vision apparemment insolite. Pour bon nombre d'adeptes du Vedânta, elle est plus difficile à comprendre que la vision réaliste.
Toutefois, tous les philosophes du Vedânta admettent que seul l'absolu existe. Mais la question est de savoir qu'est-ce que le monde ? Et donc, qu'est-ce que l'ignorance qui est censée créer le monde ?
Pour les réalistes, l'ignorance est la matière. La connaissance ne peut vraiment supprimer la matière qui demeure même après l'éveil, la "réalisation du Soi" (mais le Vedânta n'emploie pas cette expression). Mais comment l'expliquer, alors que la connaissance est censée éliminer l'ignorance ? Le monde devrait disparaître.
Cette approche distingue trois niveaux de réalité : l'absolu, l'apparent (l'état de veille, en gros) et l'illusoire (rêve, hallucinations, etc.).
Pour les idéalistes, l'ignorance est un défaut dans la conscience, une sorte d'aveuglement. La connaissance peut donc, en quelque sorte, supprimer le monde. Mais alors comment expliquer que, de fait, le monde ne disparaisse pas ?
Cette approche ne retient que deux degrés de réalité : l'absolu et l'apparent. Il n'y a pas de différence entre un rêve et une perception.
Bref, aucune des deux positions n'est entièrement satisfaisante.
Dans le bouddhisme, on trouve une situation analogue :
- d'un côté, le réalisme de la philosophie Mâdhyamaka, proche du sens commun : existe ce qui est perçu par des organes en bon état.
- de l'autre, l'idéalisme de la philosophie Yogâcâra, plus proche de l'expérience yogique (d'où son nom) : existe ce que le sujet perçoit, comme dans un rêve.
On retrouve enfin les même alternatives, en gros, dans la tradition philosophique occidentale, comme dans le platonisme, principalement.
Ces analogies, ces problématiques universelles s'expliquent par la nature même de l'expérience. D'autre part, il est difficile de distinguer entre la conscience universelle et la conscience individuelle.
A mon sens, la philosophie de la Reconnaissance (le shivaïsme du Cachemire) offre une profonde solution à ce problème :
la conscience universelle se contracte, crée l'individu, lequel crée ensuite, à l'intérieur de cette première création, ses propres interprétations.
Tout est bien conscience, mais une forme de réalisme est préservée : ça n'est pas l'individu qui crée les choses directement selon ses désirs ou ses habitudes ; en même temps, tout est en effet créé par la conscience.
Ces questions ont des implications pratiques, bien évidemment. Si le Vedânta promet une chose mais qu'il se passe autre chose, il faut s'interroger. Quoi qu'il en soit, il est intéressant de voir ces alternatives qui témoignent de la richesse de la réflexion des hommes dans ces traditions millénaires.
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