Une traduction d'un petit poème du shivaïsme du Cachemire tardif que j'avais faite il y a une quinzaine d'années :
Dix stances sur l’âme et Shiva (Shiva-jîva-daśakam)
Ce
court poème est attribué à Sāhib Kaul šnandanātha, un adepte cachemirien qui
aurait vécu au XVIIème siècle. Le titre pourrait également se traduire
« Dix stances sur l’âme identique à ®iva », car elle offre une
méditation sur notre vraie nature qui se révèle n’être autre que ®iva.
Cette œuvre, concise mais dense, comporte deux
parties. La teneur de la premier partie (les cinq premières stances) serait
apparue à la conscience de l’auteur au cours d’une grave maladie. Le reste y
aurait été ajouté une fois l’auteur rétabli, afin d’élucider la première
révélation. Au total, cette œuvre montre comment le Shivaïsme du Cachemire
allie en un même discours l’expérience mystique et l’enquête philosophique.
Le texte sanskrit a été publié, avec quelques
autres, par Jan€rdanaś€stri P€Šḍeya dans sa ®aiv€dvayaviˆśatik€, à New Delhi en 1997.
[« Révélation
du Soi »]
Moi,
S€hib Kaula R€ma, je suis ®iva,
je
suis celui qui trace l’image de l’univers en son propre fond,
(univers)
dessiné avec amour à l’aide de couleurs variées,
(et)
je suis celui qui, à la fin, résorbe
(cet univers) en lui-même. /1/
Qu’est-ce
que le corps ? A qui appartient-il ? Où est-il ?
L’être
incarné entravé par le corps n’est (en réalité) pas entravé.
Je
suis ce ®iva, ce ViṣŠu, ce Soleil, ce GaŠeśa, ce Brahm€, cette Puissance (śakti)[1].
C’est
moi que l’on salue (quand on salue ces divinités), car toutes les Puissances
sont miennes ! /2/
Je
ne connais ni ne fais rien qui soit (réellement) distinct de moi.
Je
ne deviens pas un objet (perceptible par le corps, qui n’est lui-même qu’un)
objet.
Selon
mon propre désir, je me connais et je me fais moi-même, et j’identifie à moi
(tout) phénomène autre (que moi)[2].
Hommage
à moi, qui suis l’essence des phénomènes ! /3/
Hommage
à moi, à tout, à moi qui suis la lumière de tout !
Je
transcende même la conscience -
quatrième (état)[3]
qui
apparaît durant les états de sommeil profond, de rêve et de veille. /4/
Pour
les mortels (mṛtyubh€j€m), la Mort est une mort.
Mais
non point pour ceux qui connaissent la Mort. Car pour eux, la mort ne survient
pas. Transcendant la Mort et l’Immortalité, je brille de mon propre éclat.
Hommage
à moi qui suis la mort de la Mort ! /5/
[Démonstration
de ce qui a été révélé]
En
ce monde, ce qui est appréhendé par l’esprit, cela apparaît.
Même
la non-apparence apparaît à (l’esprit). [4]
Dès
lors, pour ceux qui n’ont pas conscience du phénomène de la naissance,
quelle
(sorte de) mort y a t-il, où la verrait-on ? Où donc en entend-on
parler ? /6/
Si
l’on dit que le phénomène de la naissance est l’union avec un corps –
c’est-à-dire rencontre avec un objet pour la conscience -
et
que la mort est séparation (d’avec lui),
alors,
pour ceux qui savent cela,
comment
la réunion ou la séparation d’avec des parents pourrait-elle être occasion de
joie ou de chagrin ?[5]
/7/
Durant
tout le temps que je me remémore « Qui suis-je ? »,
durant
tout ce temps, je suis Lui, en personne.
Et
si je ne me remémore pas (les idées de) « toi », « cela »
et « moi »,
je
suis cet Un qui demeure, moi-même en moi-même. /8/
C’est
à partir de moi qu’apparaissent objectivité et subjectivité (tvanmayaˆ
manmayaˆ ca). C’est aussi à partir de moi qu’apparaît l’unité (s€myam)
du (sujet et de l’objet).
Je
suis l’Apparence de ce qui est apparent et aussi l’Apparence de ce qui
n’apparaît pas. J’apparais comme unité de la dualité. /9/
Si
l’Apparence était privée de conscience elle n’existerait pas[6].
Dès lors, (la conscience) étant son essence, il n’y a nulle séparation entre
eux.
Hommage
à moi qui suis Apparence lumineuse animé par l’acte de conscience
« Je ».
Hommage
à moi qui suis (tantôt) âme, (tantôt) ®iva ! /10/
[L’origine
de l’œuvre et sa raison d’être]
Le
corps ayant atteint un état pareil à celui de la mort,
ces
cinq (premiers) vers furent remémorés dans la conscience (par ®iva)[7].
Les
cinq vers suivant furent ensuite composés pour les compléter
par
S€hib Kaula R€ma lorsqu’il revint a lui. /11/
Puisse
l’âme s’absorber dans le Soi, en ®iva - ce domaine éternel -
délivrée
après avoir atteint l’expérience du Soi,
ayant
parfaitement médité par elle-même, encore et encore, ces dix vers élucidés d’abord
à l’aide d’un excellent instructeur. /12/
[1] C’est-à-dire la Déesse (dev…) personnifiant les pouvoirs
des dieux mentionnés précédemment.
[2] L’auteur veut simplement
dire que tout ce que nous percevons, connaissons, est ®iva, c’est-à-dire le Soi qui est pure Apparence ou pure
Lumière (prak€śa). De plus, en prenant conscience d’une
chose, nous l’identifions à nous-mêmes, en ce sens que cette chose apparaît par
la conscience et en elle.
[3] Le « quatrième état » (tury€) est la
conscience à laquelle apparaissent les trois autres états de veille, de rêve et
de sommeil profond.
[4] Les cinq premier vers sont
une sorte de Révélation que l’auteur aurait reçu (voir le vers 11). Les cinq
vers suivants tentent de démontrer la même chose au moyen de raisonnements (yukti). Pour
cela il affirme d’abord que la vie et la morts (la « non-apparence »)
se réduisent également à l’Apparaître (bh€nam) en laquelle ce couple
d’opposé apparaît. Si notre Soi est cette Apparaître lumineux (prak€śa),
alors nous ne pouvons pas disparaître ni mourir. Un objet apparent peut
disparaître, mais l’Apparence – ce fond en lequel apparaissent et disparaissent
les choses – ne peut disparaître.
[5] La mort est comme la séparation d’avec un parent : elle
n’est que provisoire.
[6] Conformément à la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijñ€), après avoir démontré que
tout n’existe que dans l’Apparence-Existence (bh€na, satt€), l’auteur
montre que cette Apparence est conscience. L’Existence n’existe, ou l’Apparence
n’apparaît, que « pour » un sujet connaissant, dans un acte de
conscience (vimara). Les choses se réduisent donc à l’Apparence
(c’est-à-dire ®iva), et l’Apparence a pour essence la conscience (qui est la
Déesse, la Puissance).
[7] L’auteur semble ici faire allusion à une sorte d’expérience de
« mort imminente » au cours de laquelle il se serait miraculeusement
(kenacid) « remémoré » (saˆsmṛt€)
les cinq premiers vers. Doit-on y voir une allusion à une vie passée ?
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