mardi 2 avril 2019

Sur l'identité de l'âme et de Dieu



Une traduction d'un petit poème du shivaïsme du Cachemire tardif que j'avais faite il y a une quinzaine d'années :


Dix stances sur l’âme et Shiva (Shiva-jîva-daśakam)


Ce court poème est attribué à Sāhib Kaul šnandanātha, un adepte cachemirien qui aurait vécu au XVIIème siècle. Le titre pourrait également se traduire « Dix stances sur l’âme identique à ®iva », car elle offre une méditation sur notre vraie nature qui se révèle n’être autre que ®iva.
Cette œuvre, concise mais dense, comporte deux parties. La teneur de la premier partie (les cinq premières stances) serait apparue à la conscience de l’auteur au cours d’une grave maladie. Le reste y aurait été ajouté une fois l’auteur rétabli, afin d’élucider la première révélation. Au total, cette œuvre montre comment le Shivaïsme du Cachemire allie en un même discours l’expérience mystique et l’enquête philosophique.

Le texte sanskrit a été publié, avec quelques autres, par Jan€rdanaś€stri P€Šeya dans sa ®aiv€dvayaviˆśatik€, à New Delhi en 1997.


[« Révélation du Soi »]
Moi, S€hib Kaula R€ma, je suis ®iva,
je suis celui qui trace l’image de l’univers en son propre fond,
(univers) dessiné avec amour à l’aide de couleurs variées,
(et) je suis celui qui,  à la fin, résorbe (cet univers) en lui-même. /1/
Qu’est-ce que le corps ? A qui appartient-il ? Où est-il ?
L’être incarné entravé par le corps n’est (en réalité) pas entravé.
Je suis ce ®iva, ce ViŠu, ce Soleil, ce GaŠeśa, ce Brahm€, cette Puissance (śakti)[1].
C’est moi que l’on salue (quand on salue ces divinités), car toutes les Puissances sont miennes ! /2/
Je ne connais ni ne fais rien qui soit (réellement) distinct de moi.
Je ne deviens pas un objet (perceptible par le corps, qui n’est lui-même qu’un) objet.
Selon mon propre désir, je me connais et je me fais moi-même, et j’identifie à moi (tout) phénomène autre (que moi)[2].
Hommage à moi, qui suis l’essence des phénomènes ! /3/
Hommage à moi, à tout, à moi qui suis la lumière de tout !
Je transcende même la conscience  - quatrième (état)[3]
qui apparaît durant les états de sommeil profond, de rêve et de veille. /4/
Pour les mortels (mtyubh€j€m), la Mort est une mort.
Mais non point pour ceux qui connaissent la Mort. Car pour eux, la mort ne survient pas. Transcendant la Mort et l’Immortalité, je brille de mon propre éclat.
Hommage à moi qui suis la mort de la Mort ! /5/

[Démonstration de ce qui a été révélé]
En ce monde, ce qui est appréhendé par l’esprit, cela apparaît.
Même la non-apparence apparaît à (l’esprit). [4]
Dès lors, pour ceux qui n’ont pas conscience du phénomène de la naissance,
quelle (sorte de) mort y a t-il, où la verrait-on ? Où donc en entend-on parler ? /6/
Si l’on dit que le phénomène de la naissance est l’union avec un corps – c’est-à-dire rencontre avec un objet pour la conscience - 
et que la mort est séparation (d’avec lui),
alors, pour ceux qui savent cela,
comment la réunion ou la séparation d’avec des parents pourrait-elle être occasion de joie ou de chagrin ?[5] /7/
Durant tout le temps que je me remémore « Qui suis-je ? »,
durant tout ce temps, je suis Lui, en personne.
Et si je ne me remémore pas (les idées de) « toi », « cela » et « moi »,
je suis cet Un qui demeure, moi-même en moi-même. /8/
C’est à partir de moi qu’apparaissent objectivité et subjectivité (tvanmayaˆ manmayaˆ ca). C’est aussi à partir de moi qu’apparaît l’unité (s€myam) du (sujet et de l’objet).
Je suis l’Apparence de ce qui est apparent et aussi l’Apparence de ce qui n’apparaît pas. J’apparais comme unité de la dualité. /9/
Si l’Apparence était privée de conscience elle n’existerait pas[6]. Dès lors, (la conscience) étant son essence, il n’y a nulle séparation entre eux.
Hommage à moi qui suis Apparence lumineuse animé par l’acte de conscience « Je ».
Hommage à moi qui suis (tantôt) âme, (tantôt) ®iva ! /10/

[L’origine de l’œuvre et sa raison d’être]
Le corps ayant atteint un état pareil à celui de la mort,
ces cinq (premiers) vers furent remémorés dans la conscience (par ®iva)[7].
Les cinq vers suivant furent ensuite composés pour les compléter
par S€hib Kaula R€ma lorsqu’il revint a lui. /11/
Puisse l’âme s’absorber dans le Soi, en ®iva - ce domaine éternel -
délivrée après avoir  atteint l’expérience du Soi,
ayant parfaitement médité par elle-même, encore et encore, ces dix vers élucidés d’abord à l’aide d’un excellent instructeur. /12/





[1] C’est-à-dire la Déesse (dev…) personnifiant les pouvoirs des dieux mentionnés précédemment.
[2] L’auteur veut simplement dire que tout ce que nous percevons, connaissons, est ®iva, c’est-à-dire le Soi qui est pure Apparence ou pure Lumière (prak€śa). De plus, en prenant conscience d’une chose, nous l’identifions à nous-mêmes, en ce sens que cette chose apparaît par la conscience et en elle.
[3] Le « quatrième état » (tury€) est la conscience à laquelle apparaissent les trois autres états de veille, de rêve et de sommeil profond.
[4] Les cinq premier vers sont une sorte de Révélation que l’auteur aurait reçu (voir le vers 11). Les cinq vers suivants tentent de démontrer la même chose au moyen de raisonnements (yukti). Pour cela il affirme d’abord que la vie et la morts (la « non-apparence ») se réduisent également à l’Apparaître (bh€nam) en laquelle ce couple d’opposé apparaît. Si notre Soi est cette Apparaître lumineux (prak€śa), alors nous ne pouvons pas disparaître ni mourir. Un objet apparent peut disparaître, mais l’Apparence – ce fond en lequel apparaissent et disparaissent les choses – ne peut disparaître.
[5] La mort est comme la séparation d’avec un parent : elle n’est que provisoire.
[6] Conformément à la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijñ€), après avoir démontré que tout n’existe que dans l’Apparence-Existence (bh€na, satt€), l’auteur montre que cette Apparence est conscience. L’Existence n’existe, ou l’Apparence n’apparaît, que « pour » un sujet connaissant, dans un acte de conscience (vimara). Les choses se réduisent donc à l’Apparence (c’est-à-dire ®iva), et l’Apparence a pour essence la conscience (qui est la Déesse, la Puissance).
[7] L’auteur semble ici faire allusion à une sorte d’expérience de « mort imminente » au cours de laquelle il se serait miraculeusement (kenacid) « remémoré » (saˆsmt€) les cinq premiers vers. Doit-on y voir une allusion à une vie passée ?

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