Je vois cette pomme. Je ne suis pas cette pomme parce que je la perçois : la perception implique une séparation entre le sujet et l'objet. Un objet ne se perçoit pas soi-même par soi-même. Donc je ne suis pas ce que je perçois.
Or, je perçois ce corps. Donc je ne suis pas ce corps, comme je ne suis pas cette pomme. Je suis ce qui perçois cette pomme. Décrire cela plus avant est difficile, car le langage est fait pour décrire les objets, pas le sujet compris ainsi en son sens absolu. Cela étant, la parole ne se réduit pas au langage. Il y a une infinité de manières d'exprimer.
Mais qu'est-ce que le corps ? Est-ce un objet ? - Oui. Mais est-ce seulement cela ? - Non. Pourquoi ? Parce le corps, même s'il est vu comme n'importe quel objet vu, possède d'autres qualités, qu'il est le seul à posséder, comme la sensation : par exemple, ce que ça fait cette main, ces doigts. Il y a, en plus de la forme de la main, une sensation de la main. Cette sensation, c'est le fait que cette main se sent elle-même. Je n'ai pas la sensation de la sentir de loin, à distance. Il est vrai que je peux la sentir plus ou moins clairement, et que cette clarté peut être interprétée en termes de distance ou d'extériorité. Si la sensation de ma main devient obscure, je peux dire qu'elle s'éloigne, se détache de moi. Mais cette expression est imprécise. En réalité, la sensation "de" la main, si ténue soit-elle, n'est pas à distance. Elle baigne tout entière dans la sensation que je suis et qui est comme une lumière dans laquelle cet objet baigne, comme une éponge dans la mer. On me dira que je ne sens pas toute la main. Sans doute ; je ne sens pas chaque particule qui la compose. Maintes parties de cet organe ne sont pas innervés et, de fait, cette main peut, en certaines circonstances, être brûlée ou coupée, sans que je le sente. Et même, d'ordinaire, je n'en ai presque jamais une sensation distincte, sachant que mon attention, qui est comme ce pouvoir qui fait passer la sensation de la puissance à l'acte, est sans cesse captivée par d'autres objets.
Pourtant, le corps est bien un objet perçu. Or, je suis certain que je ne suis pas ce que je perçois, je ne suis pas un objet. Je ne suis pas cette table, je ne suis pas ce nuage... donc, je ne suis pas ce corps. Mais ce corps résiste, pour ainsi dire, à cette conclusion. Tout se passe comme s'il était à la fois objet et sujet, senti et sentant.
A distance, et pourtant au centre. La douleur me rappelle à cette intimité. Cette, je puis anesthésier le corps, ou bien endormir l'attention, ou bien l'empêcher de se porter vers le corps. Mais j'ai toujours un corps. mais quand mon attention se détourne de tout objet, comme une abeille qui refuserait obstinément de se poser, mon corps demeure, à l'état de nuages de sensations. D'ailleurs, ces sensations sont à la fois sujet et objet, perçues et percevantes. Si je persiste ainsi, mon corps semble se dissoudre dans l'espace, devenir l'espace. En fait, mon corps fait alors corps avec l'attention : tout est sujet et objet. C'est comme un seul acte, mais décrit activement ou passivement, par exemple comme quand je dis "j'ouvre la porte" ou "la porte est ouverte par moi". C'est le même acte, décrit de deux manières différentes. A travers cette pratique, je découvre que le corps et l'esprit sont une seule et même réalité, douée de ces deux facettes irréductibles. L'attention que je suis devient un espace incarné quand je la laisse s'ouvrir. Certes, cet espace n'a plus guère les contours du début. Mais il conserve les caractéristiques du corps et de l'esprit à la fois : il perçoit et il est perçu, comme la main. A cette différence près que la main est plutôt bien délimitée dans l'espace, tandis que l'espace n'est pas délimité nettement. Certes, je ne perçois pas un espace actuellement infini, mais du moins je n'en perçois pas de limites, aussi loin que mon attention s'étende. C'est comme être avec une lampe au milieu de l'océan la nuit : ma lampe n'éclaire pas tout l'océan, mais sa lumière n'a pas de frontière nette. Je vois que cette lampe éclairera ou que j'aille et que, si l'océan n'a pas de rivages, le même spectacle se donnera où que j'aille. De même, mon corps d'espace est sans limites, de même que mon esprit, ou la lumière de mon attention, disons.
Pourtant, mon corps se heurte à une limite évidente : la solidité, rendue concrète par l'inertie et le poids. La sensation de la chaise qui résiste à mes fesses, du sol qui s'oppose au mouvement spontané de mes pieds, tout cela me rappelle à chaque instant les limites de mon corps et de mon esprit. Mon esprit n'a pas de limites précises dans cet espace sensible, mais sa portée n'est pas illimitée.
Alors je ne sais pas ce qu'est le corps. Ses limites sont variables et elles peuvent bouger, s'effacer, se dissoudre, se mélanger à d'autres corps, jusqu'à ne former plus qu'un seul espace. D'un autre côté, la douleur, le poids et la solidité des choses m'obligent à une certaine humilité. Sans oublier l'effet de certaines substances, comme le vin, qui semblent avoir le pouvoir incongru de se "glisser" dans ma conscience, en son coeur, pour créer de la sensation, de nouveau objet, alors que le vin se présente lui-même comme un objet parmi les autres. Si moi, esprit, je ne suis pas un objet, comment expliquer que les objets aient tant de pouvoir sur moi ? Mon attention, ma conscience même, semblent pouvoir être altérées à l'infini par toutes sortes d'objets. Il y a aussi les illusions d'optique et mille autres choses dont je ne parle pas ici.
Alors je ne sais pas ce qu'est le corps. Ou plutôt, j'en sais trop pour me contenter des réponses conventionnelles et pas assez pour affirmer que "je sais". Je suis entre deux eaux, peut-être entre deux mondes. Le corps est un mystère : pas seulement le corps au sens ordinaire, mais le corps tel qu'il se donne, ce corps qui est la totalité de ce que je perçois, et qui demeure pourtant ce qui perçoit. Je suis à la fois corps et esprit, sujet et objet : je suis un mystère qui se sens, qui se perçoit, qui se pense. Et pourtant, je ne contrôle pas grand-chose.
Pour aller plus loin, je dois m'intéresser à un autre élément de mon expérience. Lequel ?
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