Telle est la question que posait Henri Michaux en 1966. Il chercha des réponses grâce à diverses drogues. Ces Grandes épreuves de l'esprit (Gallimard, 1966) mettent en lumière le retour de la pensée, de l'ego après les états induits par les drogues, et surtout "l'insoupçonné, l'incroyable, l'énorme normal" (p.9) que recèle l'expérience la plus banale. Il y a alors Reconnaissance de soi comme d'un Absolu, au-delà du moi social : " plate-forme inattendue, détachement inouï, vient alors une conscience d'au-delà, un absolument au-delà, dos tourné à tout superficiel ou accidentel. Une conversion à l'ESSENCE s'est opérée, à l'Absolu".
Dans cette "désorientation chimique", l'agitation mentale redevient un ballet de puissances : "Il peut revenir en arrière, se souvenir ; s'orienter en sa mémoire, en son entourage, son avenir. Il peut penser. Il peut s'arrêter de penser. Il peut se remettre à penser. Il peut rapatrier ses pensées d'avant. Il peut résister à l'incontinence de pensée, il peut s'opposer aux pensées contradictoires...
Il peut, il peut, il peut. Il peut....
Il a les cent pouvoirs. Il les a retrouvés. Car penser, c'est cela, et beaucoup plus, c'est, entre autres opérations, placer les éléments dans le champ pensant, c'est savoir mettre le cap sur l'acquis d'hier, sur l'impression d'il y a cinq minutes, d'il y a un an"... (p.17).
La pensée est reconnue comme Puissance, comme libre créativité, comme dirait Abhinavagupta.
Mais cette reconnaissance est passagère, provoquée artificiellement : "revenir à soi, c'est tomber dans l'inconscience" (p.20). Ce "soi"-là, c'est l'ego, le moi ralenti, presque figé, de l'homme ordinaire. C'est en vérité le même "moi", mais comme cristallisé, incapable désormais de cette fluidité illimitée et bienheureuse qu'il a expérimenté sous l'effet des drogues, car il ne soupçonne même pas ces prodiges : "Le penser n'a pas de fluidité. Aucune fluidité... Tout est moléculaire dans la pensée. Petites masses... spectacle de la pensée d'opposition... répétitive... Maintenant revient le pragmatique, l'utile, l'adapté, l'harmonieux, revient l'ego, ses brones, son autorité, son annexionisme, son goût des propriétés, des prises, son plaisir de s'imposer, de faire tenir ensemble, de forcer coûte que coûte. Et cela paraît naturel !
Danger pourtant ! Et plus d'un !
Danger de la préférence excessive accordée à la pensée communicable, montrable, détachable, utile et valeur d'échange au détriment de la pensée profonde et continuant en profondeur. Danger de sa trop constante socialisation.
Danger surtout de l'excès de maîtrise, de la trop grande utilisation du savoir directeur de la pensée qui fait la bêtise particulière des "grands cerveaux studieux", qui ne connaissent plus que le penser dirigé (volontaire, objectif, calculateur) et le savoir, négligeant de laisser de l'intelligence en liberté, et de rester en contact avec l'inconscient, l'inconnu, le mystère." (p. 29)
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