mardi 12 mars 2013

Le moi est une illusion. Et la conscience ?



Le moi est le phénomène le plus évident. Mais il n'est qu'une illusion. 

Pourquoi évident ? Parce qu'intime, intuitif et spontané.


Pourquoi une illusion ? Quelques arguments : un dossier du New Scientist avec des articles de Jan Westerhoff, un aficionado de Nâgârjuna, auteur d'un très bon Twelve Examples of Illusion.

Qui le dit ? Les philosophes de l'Inde, depuis le début. Les philosophes de l'Occident, depuis longtemps. Les neuroscientifiques, depuis quelques années. Mais ils ont un avantage précieux pour nous : ils ont des preuves d'un nouveau genre. Ils s'appuient sur des expérimentations, pas seulement sur des expériences. Les sages d'antan étaient sans doute... sages. Mais ils ne connaissaient rien au cerveau, aux neurones et aux interactions extraordinairement complexes qui déterminent notre expérience à la première personne. Comme dit Harris, on peut méditer pendant des années et atteindre des expériences très profondes sans rien savoir sur ce qu'est un cerveau.

Pratiquement parlant, la conscience est le cerveau. Nous pouvons peut-être imaginer une conscience sans moi, ou avec plusieurs "moi", plus ou moins profonds, permanents et enracinés dans la structure du corps. Nous pouvons aussi imaginer une conscience sans cerveau. Et même un cerveau sans conscience - une machine. Bien sûr, il reste la conscience, la conscience pure, abstraite de tout objet. Mais, comme je l'ai expliqué ailleurs, cette conscience est bien difficile à distinguer de l'inconscience pure. 

Cela étant, "l’argument de la conscience" garde toute sa force. Récapitulons en quelques mots.
Dans mon expérience tout change, sauf la conscience. Et elle ne se réduit pas aux pensées, souvenirs et activités conscients, même si par habitude et paresse je les confonds. De plus, quelque soient les hypothèses que je formule, quelque soient les données que j'observe, tout cela se déploie dans le champ conscient. Même si je ne peux prouver que la conscience existe séparément du cerveau, je vois que la conscience est d'un autre ordre. Pour le dire autrement : la conscience n'est pas un phénomène. Elle n'a pas de cause. Elle est la cause de toute chose. Le langage nous fait croire qu'elle est une chose comme cette table, parce nous pouvons dire "la conscience" comme nous pouvons dire "la table", comme si la conscience était une chose parmi les choses. Cet argument de la conscience, fondé sur l'expérience la plus immédiate, toujours à portée, est très fort quoique simple. De plus, c'est un argument a priori ou transcendental. C'est-à-dire que, quelque soit le contenu futur de mon expérience - de moi, conscience - je peux déjà affirmer d'avance que tout cela se déploiera dans la conscience, dans cet espace transparent.  

Bien. Joli. Mais, est-ce vraiment le cas ? Tout se manifeste ici, dans cet espace de silence, vierge, transparent, que je nomme "conscience". C'est un fait. Que je le veuille ou non, c'est ainsi.
Mais qu'est-ce qui me prouve que la conscience est cause des choses, des êtres et du monde ? Cela ressemble plutôt à une hypothèse métaphysique, non ? Certes aucun objet ne peut se manifester sans l'intermédiaire de la conscience. Mais ai-je une preuve que la conscience peut se manifester sans l'intermédiaire d'un cerveau ? Notez que la Tradition ne peut guère me renseigner là-dessus, vu qu'elle ignorait à peu près (soyons charitables) tout du cerveau, voire qu'elle le prenait pour une sorte de réservoir à essence séminale aux pouvoir magiques ?

Ou bien, je peux me sortir de là en disant que la conscience est condition de possibilité de tout, mais qu'elle n'est pas la seule condition. Bien plutôt, tout s'entre-produit. La conscience n'est qu'une cause ou une condition parmi une infinité d'autres. 

Soit. Mais la conscience est différente. Je veux dire par là qu'elle est différente, mais qu'elle ne l'est pas comme les autres. Elle diffère d'une manière différente. Pour commencer elle n'apparaît jamais objectivement. De plus, elle a plein d'autres propriétés uniques et étonnantes. Elle englobe tout, elle infuse tout. Elle n'est pas toute-puissante, mais quand je me mets à l'unisson de son être, j'éprouve de nombreux bienfaits. Tout se passe comme si les deux thèses du "tout dépend de la conscience" et "la conscience dépend e tout" formaient une sorte d'antinomie de la raison pure.

Donc posons la formule suivante : ...la conscience a engendré l'univers qui a engendré la conscience qui engendre l'univers qui engendre la conscience...
La mise en abîme est infinie, l'emboîtement sans fin. Qui se déploie dans le champs de la première personne.

Et la conscience personnelle, me demanderez-vous ? Par "conscience personnelle", j'entends cette conscience qui peut être réduite aux différentes fonctions mentales comme la mémoire, la perception et le langage. Jusqu'à preuve du contraire, elle est produite par le cerveau. Elle ne peut exister sans un cerveau. Elle ne survit pas, telle quelle, à la destruction du cerveau.

Des livres sortent régulièrement pour nous persuader du contraire, de l'existence d'un au-delà. Le dernier en date est La [notez l'article définitif - "la" ; pas "une", bien que l'on s'en serait accommodé] Preuve du paradis d'Eben  Alexander. Je l'ai lu en anglais, mais il vient de sortir en français. Il s'agit du récit d'un médecin chirurgien du cerveau (Ô Sublime Providence !) qui a passé une semaine dans le coma et qui raconte avoir voyagé dans les mondes invisibles. Dans ce genre de récit, l'histoire personnelle est intimement liée à la révélation d'un au-delà personnel façon Magicien d'Oz. Pour Alexander, il s'est agit de revoir sa petite sœur et de régler son passif d'enfant adopté. Ce qui est frappant, c'est donc l'accent mis sur le côté personnel de la conscience individuelle qui survit à la mort du cerveau. Même la conscience cosmique est décrite comme une conscience personnelle. Le versant affectif de l'expérience intérieure est le seul à être retenu, au détriment de son versant cognitif. D'ailleurs Alexander ne propose aucun ouvrage lié à l'Inde dans sa bibliographie. Non-dualité ? Non merci. Tout est amour, tout est émotion, tout est personnel selon lui... sauf la question de l'existence du mal et de la souffrance des enfants qu'il envoie balader avec une indifférence que je trouve parfaitement choquante. Pour lui, comme pour beaucoup d'autres, le mal et la souffrance sont "nécessaires pour sauvegarder notre libre-arbitre". Ben voyons. La souffrance omniprésente dans la nature ? C'est juste une question de logique ! Pas de bien sans mal, donc... donc la conscience cosmique, qui n'est qu'amour, a créé un univers riche en souffrance, d'une richesse à vraie dire infinie. Mais on ne fait pas d'omelettes sans casser d'œuf. Et tant pis pour les œufs.
En plus d'être moralement douteuse, la rhétorique de son pamphlet sent bon la mégalomanie. Il affirme sans ciller que jamais personne n'a été aussi loin que lui au cœur du Cœur. Car tel est le nom qu'il donne à la conscience cosmique. Dieu en somme ; qu'il nomme aussi "om" - peut-être la seule référence à l'Inde. Il faut dire qu'Alexander est dans une situation délicate. Il essaie de faire de l'œil aux chrétiens - om est amour - mais il lorgne également du côté de l'Inde sulfureuse avec la réincarnation et la méditation. D'ailleurs, une fois son site visité, on découvre une autre dimension du personnage. Son livre n'est qu'un dépliant publicitaire pour une vaste entreprise de produits et services "spirituels", dont la méditation Holo-truc-machin® de l'Institut Bidule©, etc., etc. en synergie avec Omnicorp Inc., filiale de Pasglop Limited, elle-même en partenariat avec... eh bien, ça ne m'étonnerait pas que l'on trouve un lien avec Mittal, tiens. Le monde des Inc. est comme le Cœur : "Tout est dans tout". Enfin bref, du beau business tout bien fait. Très pro. Ah, je vois que le livre en français figure déjà dans la liste des meilleures ventes.  Bref je découvre qu'Eben Alexander est le nom d'une marque. Charlatan, mais très doué en marketing - pardon, en "mercatique". 

Sam Harris, chevalier de la raison, a réagi. En plusieurs articles clairs et nets, il a fait un sort au bonhomme. Par exemple, il précise qu'il n'y a aucune preuve que le néocortex d'Alexander était bien "éteint" durant cette Sainte Semaine. Rédhibitoire. Mais les alliés d'Alexander ont réagis à cette réaction. Vu qu'ils proposent une consolation sans réflexions, ils ont sans doute gagné le "cœur" du public à défaut d'avoir prouvé l'existence du Cœur. Dans une discussion, les idées les plus simples et les plus intuitives l'emportent toujours. Moi-même, je me suis senti très bien quand j'ai lu ce récit euphorique. De plus, il fait appel à un fait mystique : l'expérience du "je suis". C'est une expérience félicité et d'extase que nous portons tous en nous, c'est vrai. Mais Alexander l'enveloppe habilement dans son récit d'outre-tombe et en fait une entité divine, métaphysique, alors que rien ne prouve que le "je suis" existe par-delà le cerveau. Pour ce qui est du coté spectaculaire de son "trip", il faut par ailleurs savoir qu'il peut être provoqué à volonté par les drogues du type DMT. Voyez ce bon livre sur la question du rapport entre drogue et expériences spirituelles au sens large. Et un autre, classique. Ces expériences sont donc vraisemblablement produites par le cerveau. 

Donc résumons : l'auteur est un margoulin mégalo ; il n'apporte pas de preuves que son cerveau était bien mort ; des expériences semblables sont produites par de banales substances chimiques. Un best-seller, assurément.
Deux autres livres sont parus récemment qui prétendent prouver que la conscience n'est pas un phénomène physique. Mais comme ils sont moins romantiques, je serais moins prolixe. 

Le premier est le dernier livre du philosophe Thomas Nagel. (Vous vous souvenez "Qu'est-ce que ça fait d'être une chauve-souris ?" C'était lui !). Très décevant. Un titre ronflant : Mind and Cosmos. Why the materialist neo-darwinian conception of nature is almost certainly false.

Or tout est là : "almost".  Nagel a "presque" prouvé sa thèse. Comme mes élèves qui sont persuadés qu'ils ont "presque" leur bac. Mais de véritables arguments, du neuf, du décisif ? Non. Rien. Seulement les habituelles critiques adressées au scientisme "qui n'explique pas tout". Le tout dans un style de philosophe analytique assez caricatural.  

Le second vient d'être traduit en français : L'esprit au-delà des neurones. J'ai lu la chose de bout en bout. Là encore, pas folichon. Mais, aiguillonné par la promesse d'une preuve possible de l'existence d'une conscience indépendante du cerveau, je me suis accroché. En vain.  L'auteur, Benjamin Libet, est célèbre pour son expérience sur le libre-arbitre. Cette expérience prouve bien plutôt que le libre-arbitre n'existe pas. Notre cerveau décide avant nous, avant la conscience. Mais Libet y trouve à prouver le contraire. Plutôt que de longues et maladroites explications, je vous conseille ce billet de François Loth qui résume bien le problème, et cet autre, sur la solution proposée par Loth.

Des lectures donc. Quelques émotions. Du rêve. Des longueurs et des heures. Mais de preuve, point. Dans ce domaine, seul David Chalmers a réussi à avancer des arguments pertinents, me semble-t-il, en faveur de la thèse selon laquelle la conscience n'est pas réductible à un phénomène physique. Mais de là à prouver que la conscience peut exister indépendamment du cerveau, il y a un abysse que nulle conscience n'est encore parvenu à franchir.

Donc le moi, la conscience personnelle, est une illusion. C'est sûr. Mais peut-être que la conscience pure, impersonnelle, l'est aussi. Et quand bien même, je poserais cette question : en quoi une conscience pure, impersonnelle, est-elle différente d'une absence de conscience ?

Mon hypothèse est que les textes non-dualistes, idéalistes, mystiques, etc. sont à l'origine des descriptions d'expériences à la première personne. Mais qu'ils ont glissé peu à peu vers des spéculation métaphysiques indécidables, voire vers des dogmatisations religieuses pathologiques. Je propose donc de les relire dans cette perspective, en dialogue avec notre expérience éclairée par la raison et avec les découvertes scientifiques. Je ne rejette pas absolument ni définitivement la possibilité de l'existence d'une conscience post mortem. Mais je la rejette jusqu'à preuve du contraire. Je n'y vois que des bienfaits : plus de suicide intellectuel, plus d'obscurantisme, plus de schizophrénie culturelle, et, de plus, je rappelle que cette approche, certes minimaliste en un sens, n'empêche pas de rêver, de s'émouvoir, de ressentir. Bien au contraire ! Le seul obstacle - mais il est de taille - se trouve dans la dissonance cognitive que l'on peut éprouver régulièrement, et qu'il faut avoir le courage de traverser. Cette dissonance est le sentiment de malaise diffus que l'on éprouve lorsque l'on ne pense pas "comme les autres", comme le maître à penser que l'on s'est donné (même inconsciemment) ou comme tel ou tel groupe auquel on s'est greffé sans s'en rendre compte. Mais il faut faire preuve de persévérance et, surtout, de lucidité. Le "rejet du mental égotique" (sic) contre la promesse d'un bonheur possible est, au mieux, un mirage, au pire une escroquerie, à laquelle il faut faire un sort, une bonne fois pour toutes. Soyons entiers.

P.S. : une synthèse commode sur Daniel Dennett - champion de la thèse néobouddhiste du fonctionnalisme - et sur ses implications, notamment la mémétique (ne riez pas), par Katia Kanban, une élève du brillant philosophe des sciences et connaisseur de Nâgârjuna, Michel Bitbol.

6 commentaires:

  1. La conscience est un mot trompeur. Illusion aussi peut prêter a confusion. Seule l'expérience de chacun, sa propre expérience, peut permettre d'avancer.
    S'il y a dans mon expérience ce que j'appelle temporairement une conscience, cette dernière est toujours personnelle et consciente de quelque chose. Il n'est pas possible de mettre en évidence une conscience qui serait impersonnelle, illimitée, partagée par tous, immuable ...
    Quand a cette soi-disant conscience personnelle, il est facile de voir qu'elle est liée a la perception, aux objets perçus, au Moi, et donc qu'elle est plutôt de l'ordre du concept, ce que les textes anciens nomment illusion, plutôt que quelque chose de stable et tangible.

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  2. Interessant ! Connaissez-vous cette phrase du Curé d'Ars : s'il n'y a rien après la mort, j'aurai bien été attrapé ! Mais je ne regrette pas d'avoir cru à l'amour !" Tout est là ! J'aime aussi cette phrase de Thoreau sur son lit de mort à un prêtre qui lui demande s'il croit en l'au-delà : "Un monde après l'autre !" On peut avoir foi et douter. POur mon compte, ce pb de survie de la conscience n'a aucune importance. Comme l'écrivait M ZUndel, l'important ce n'est pas la vie après la mort, c'est d'être vivant avant la mort. AUtement dit, suis-je vraiment vivant ? QUelles complicités, conscientes ou non, j'entretiens avec des forces de mort en moi ? QU'en pensez-vous ?
    Amicalement

    François

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  3. @fx
    Oui, tous les spirituels ont eu l'intuition que le bonheur ne dépendait pas d'une croyance sur l'après-vie.

    Mais delà à dire que cela n'a AUCUNE importance... Chaque jour, des gens tuent et se font tuer au nom de leurs croyances. Il y a des hommes qui montent dans des bus remplis de femmes et d'enfants pour s'y faire exploser, parce qu'ils croient qu'ainsi ils iront au Ciel.
    Vivre, oui. Mais justement, il me semble que les croyances sur l'au-delà sont un obstacle à l'appréciation de la sensation de vivre. De plus, vous et moi pouvons avoir cette attitude de "foi qui doute", mais c'est là une attitude qui reste exceptionnelle. Cela n'est possible que grâce à la science, aux Lumières, à la philosophie, contre les religions. Votre attitude est spirituelle, non religieuse. Allez-donc dire au nouveau Pape que la question de la survie dans l'au-delà n'a aucune importance ! Et ce n'est certes pas la foi dans l'au-delà ou dans un quelconque dogme qui a aidé à la mise en place de la liberté de conscience, de la liberté de croire ou de ne pas croire !

    Donc oui, je partage votre point de vue, mais sans oublier que c'est le doute rationnel, et non la foi, qui le rend possible.

    Amitiés

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  4. Bonjour, je suis impressionné par votre savoir et votre discipline de pensée. Je me demande simplement ce qu'il y a de drôle dans la mémétique, qui pourrait faire que le lecteur rie en lisant ce mot ?
    J'ai beaucoup étudié cette théorie, qui traite de la spontanéité de phénomènes qui sont je vous l'accorde, souvent de l'ordre d'une matérialité et d'une socialité plus que triviale, tissant notre quotidien... Mais de là à rire ? C'est parce qu'il y a le radical "mémé" qui fait penser à une vieille dame agée. C'est cela qui vous inspire de l'hilarité ?
    Encore bravo pour votre excellent travail.
    Et vous avez raison, l’article de Katia Kanban est remarquable !
    Pascal Jouxtel, méméticien.

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  5. @Pascal Jouxtel
    Oh, je n'y trouve rien de drôle. Ce n'est pas moi qui ai ri. J'anticipais seulement les réactions possibles de quelques lecteurs. De plus, il ne s'agit pas de moquerie mais d'humour.
    Et permettez-moi à mon tour de vous remercier pour votre travail que je trouve passionnant.
    Cordialement

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  6. Bonjour, un ami m'a signalé cet article et j'avoue être surpris de la qualité de votre réflexion sur la conscience. Vous serez probablement intéressé par la lecture d'un ouvrage très pointu sur le sujet, intitulé simplement "Je" et le blog qui le prolonge. Si c'est le cas n'hésitez pas à me réclamer un exemplaire du livre. Je cherche pour l'instant des évaluateurs documentés plutôt que des acheteurs… Cordialement.

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Pas de commentaires anonymes, merci.

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