Pour la plupart d'entre nous, la culture se définit par un arrachement de l'homme à la nature.
L'homme se pose en s'opposant au cosmos.
C'est que, depuis la Renaissance, on nous dit que l'homme n'est pas un animal comme les autres. Il a pour nature de ne pas avoir de nature. Tout se passe comme si, nous dit Kant, la nature avait voulu que l'homme se construise sa propre nature. L'homme ne serait jamais plus lui-même que quand il dépasse ce qui est et quand il nie le passé.
Il est vrai que l'homme est conscience. N'étant rien, la conscience peut tout devenir, ou plutôt tout manifester. Mais cette idée n'est pas de la Renaissance. Elle était déjà présente chez Platon, chez Aristote et les Stoïciens. Et dans l’Évangile. En revanche, il y a depuis la Renaissance l'idée que l'homme n'est pas de la nature. Qu'il doit la vaincre, l'humaniser, la rendre habitable et la parfaire, en créant comme une seconde nature. On a dit beaucoup de choses à ce sujet.
Mais ce qui m'intéresse ici, c'est que dans cette vision l'on ramène tout au présent conçu comme destruction ou dénigrement du passé. On vit dans le présent seulement.
Notez qu'il ne s'agit pas là de l'instant présent, de l'éternel présent célébré par un Marc-Aurèle comme par tous les sages. Non, il s'agit plutôt d'une conscience réduite : ni une conscience de l'instant, ni une conscience du long terme (passé ou à venir), mais un entre-deux incertain, indéfini, un terrain vague qui constitue l'espace-temps de la consommation. La conscience n'aspire plus à s'élargir, mais seulement à consommer, à jouir et à "profiter" du présent, c'est-à-dire du court terme, sur lequel elle se replie. Sans plus aucun repère. Perdue dans l'infini, laissant à des gérants le soin de... gérer le navire, sans se demander où va le navire. On a appelé cela "société de consommation" ou "société du spectacle".
D'où un certain nombre de confusions dans le domaine spirituel.
Ainsi, la spiritualité nous parle d'instant présent, de voie directe, d'état naturel, d'être qui l'on est, d'oublier le passé, de dépasser le bien et le mal, d'amour et de ressenti.
Cela "nous parle". Mais cette résonance n'est-elle pas bancale ? N'est-elle pas nourrie par un malentendu ?
La spiritualité d'aujourd'hui se résume à un slogan : "Penser moins, ressentir plus".
Mais qu'est-ce que penser ? Qu'est-ce que ressentir ?
Dans la plupart des cas, il faut bien le dire et sans vouloir blesser personne...
...le culte du ressenti n'est qu'une obsession du corps.
La célébration de l'amour n'est qu'une forme de narcissisme.
L'au-delà du mental n'est qu'un culte de l'ignorance.
La fascination presque exclusive pour "la vibration" n'est qu'un culte de l'émotion.
L'attrait pour l'instant présent n'est qu'une régression infantile.
Le développement personnel n'est que nombrilisme.
La recherche de la paix est un refus de grandir.
Le rejet de l'intellect est une idolâtrie de l'émotion.
Bref, la culture, en se posant en s'opposant au passé est devenu une religion de la jouissance pure et vide. Vide de sens, vaine, vaniteuse.
Non pas qu'il faille aspirer à restaurer le passé.
Simplement, il faut se rappeler que la culture si elle veut dépasser le passé doit le connaître. Si l'on veut construire sur le passé, il faut bien le connaître. Quel architecte bâtirait sur de l'ancien sans se rendre familier des lieux ?
Ce qui me frappe dans les témoignages de mes contemporains en recherche de vérité, c'est leur rejet de la vérité, de la pensée, de la culture, de toute tradition, de toute dépendance. Chacun vit replié sur son "ressenti" sans dialogue (à quoi bon dialoguer si "à chacun sa vérité" ?), sans passé ni avenir, dans une sorte de caricature de la spiritualité authentique.
Les lecteurs attentifs de ce blogue savent que je ne suis pas anti-moderne.
Seulement, je m'interroge.
Il existe d'autres conceptions de la culture; En fait, une conception, dont on rencontre des figures variées à travers les temps et les lieux :
La culture est un prolongement de la nature. Non une lutte contre elle. Bien sûr, on lutte contre les maladies. Mais pas contre le Tout. La culture est naturelle. Elle est le Savoir.
Reprenons au début :
L'univers s'est cristallisé. L'énergie est devenue matière, l'espace s'est dilaté, le temps s'est accéléré. Un jour, la conscience s'est manifestée à travers des points de vue : des êtres animés. L'univers a pris conscience de lui-même. Et cette conscience, cette écoute de l'univers, est devenu Savoir.
En Inde, on l'appelle Veda. Ce Savoir a une fin. Le Vedânta. Mais cette fin n'est pas une fin dogmatique, une intolérance potentielle. Car, comme dit Augustin - ailleurs mais tout près -, "Dieu est caché, on cherche donc à le découvrir. Mais Dieu est aussi infini, pour qu’une fois trouvé, on ne cesse pas d'explorer l'océan qu'il est". Voilà : la culture est le Savoir de l'univers. L'être et la pensée sont inséparables. La culture est la nature prenant conscience d'elle-même. Et non pas une simple accumulation d'opinions. C'est cela la culture : le Savoir. Écouté, vu, contemplé. Et non inventé parce que ça nous parle, parce qu'on le ressent, parce que ça nous plaît. C'est cela la culture : l'aventure de l'être qui se pense lui-même à travers des générations d'individus. Ainsi ce qui a été contemplé (theoria, shruti) devient ce qui est transmis, remémoré (smriti) : la tradition, aspect dynamique de la culture, qui elle-même prolonge la nature.
C'est ce qu'explique Madhusûdana Sarasvati dans un opuscule peu connu, L'Explication du fondement (Prasthâna-bheda). Il met en lumière les fondements, les points de départ de l'éducation, de l'édification qui mène l'homme du fini à l'infini, ou plutôt de l'infini à l'infini, car le cosmos en sa perfection trace un cercle. Et chacune de ses parties ne peut qu'imiter cette figure.
Madhusûdana nous y annonce qu'il va enseigner en bref le projet de Dieu tel qu'il est révélé dans tous les enseignements et tel qu'il a été transmit directement de génération en génération. Il est significatif que Madhusûdana éprouve le besoin d'expliquer ceci au tournant du XVIIè siècle, époque ou la révolution copernicienne se joue en Europe. De là à penser que Madhusûdana pressentait les premiers soubresauts du consumérisme...
La culture ne consiste t-elle pas à grandir, à s'édifier et à se laisser édifier par un savoir, plutôt qu'à seulement consommer du savoir comme on mange des chocolats ? La culture ne consiste t-elle pas à réaliser sa vraie nature infinie, plutôt qu'à collectionner des expériences sans fin ?