Philosophie et mystique, voie de la connaissance et de l'amour. Philo-sophia, amour de la sagesse, désir de vérité, expérience et réflexion. Yoga ou union du cœur et de la tête. La philosophie comme yoga, la philosophie comme pratique, éclairée et nourrie par la tradition du Tantra et autres sources que nous ont léguées nos ancêtres. Formation tantra traditionnel.
L’Éternel Shiva - forme de Shiva visualisée principalement dans la tradition du Shaiva-Siddhânta
"Shivaïsme du Cachemire" est une appellation impropre, car 1) ces traditions ont existé ailleurs qu'au Cachemire 2) d'autres traditions shivaïtes ont existé au Cachemire, par exemple le shivaïsme dualiste, le Shaiva Siddhânta (à ne pas confondre avec la tradition de langue tamoule du même nom). Pour ne pas s'y perdre, il est donc préférable d'employer les appellations que ces traditions elles-mêmes employaient pour se désigner. C'est ce que je me suis efforcé de faire depuis des années. Le Shaiva Siddhânta, ou Doctrine de Shiva est une tradition shivaïte dualiste dans la mesure où elle considère que Shiva est éternellement séparé des âmes des créatures. Quand un humain atteint la délivrance, il ne devient pas Shiva, mais il devient égal à Shiva, omniscient et omnipotent comme lui. Comment ? Par l'initiation, le rituel quotidien et le yoga. Au cœur du yoga se trouve la méditation. La méditation peut prendre un support, une image visualisée de Shiva, par exemple blanc, avec dix-huit bras, etc. Mais, comme le dit Shiva lui-même dans le Mrigendra Tantra : "La méditation (=la visualisation) ne peut jamais atteindre la forme suprême du Grand Seigneur. Celle qu'elle projette est trompeuse, car elle comporte une variété d'aspects. Comment donc l'esprit pourra-t-il se reposer en lui ?" (MT, yogapada, 54, trad. M. Hulin) Un tantra non-dualiste, le Vijnâna Bhairava Tantra, ne dit pas autre chose. Il faut donc passer à une méditation "sans support" : "Comment l'Omnipotent qui vient sans cesse en aide à toutes les créatures en revêtant toutes les formes pourrait-il être soumis à une règle quant à sa forme ? On doit donc méditer encore et encore sur tout ce qui apaise le mental, imaginant (n'importe quel) lieu, forme et dimension." (ib. 58, mais ici je suis plutôt la traduction de Sanderson) Le commentateur, le Cachemirien Bhatta Râmakantha, ajoute une citation du Tantra du Seigneur Suprême : "Il n'y a ni sens, ni souffle, ni mental, ni intellect, ni désir. Je n'existe pas, personne n'existe (Hulin traduit : "je ne suis ni moi ni un autre"). Qui (médite) ainsi détruit le mental. Ô Mère des Ganas ! vraiment, cette destruction du mental est l'accomplissement ultime." Plus loin (ad 61-62), le commentateur précise "Par cette méthode de yoga, le yogi fait l'expérience de l'expansion de sa vraie nature". Il devient omnipotent et omniscient comme Shiva. Un certain maître Avadhûta est enfin cité : "De même que les minéraux transformés en or, grâce au mercure, ne reviennent pas (à leur ancien état), de même ceux qui sont inspirés par cet enseignement ne renaissent pas." Voilà pourquoi, conclut Shiva, cet voie sans modes ni règles fixes ne doit pas être partagée avec n'importe qui. Le yogi vit alors sur terre dans la gloire, plein de puissance et de liberté. Comme on peut le constater, ce yoga dualiste n'en est pas moins très audacieux, puisqu'il prône une transformation d'abord imaginaire en Dieu, où l'adepte finit par devenir... son égal ! Ce texte a été traduit en français par M. Hulin, et en anglais par Sanderson, ici.
Des scientifiques et des éveillés nous le disent : le moi n'est qu'une illusion.
L'un des arguments avancés, par exemple celui de Metzinger dans son livre N'être personne est que, quand on retourne son attention pour scruter ce moi, on ne voit rien qui ait couleur ou forme.
Cet argument d'un moi invisible alors qu'il devrait l'être avait déjà été invoqué par David Hume au XVIIIè siècle et par certains bouddhistes : Toutes les conditions de la perception étant réunies, on ne voit pas de moi. Donc il n'existe pas. C'est la preuve par la "non-perception" (anupalabdhi en sanskrit).
Je trouve cet argument très faible.
En effet, qui a jamais prétendu que le moi avait figure et couleur ?
Personne, à ma connaissance.
L'âme - l'un des synonymes du moi - n'a pas de forme, elle est intangible, transparente et omniprésente. C'est là le B-A BA de la connaissance de soi, dans le platonisme comme dans les philosophies de l'Inde.
Or, pourquoi diable faudrait-il qu'une entité sans qualités sensibles soit pour autant inexistante ?
Je ne vais pas rentrer ici dans les détails de cette immense polémique, mais je pense que les arguments brahmanistes et platoniciens sont concluants, contre les sceptiques et les bouddhistes. D'autant plus que ces derniers ont finalement, à leur manière circonvolue, admis l'existence de l'âme. Pour prendre un exemple qui m'a frappé, dans les descriptions bouddhistes tardives de l'essence de l'esprit (mais on pourrait aussi bien traduire le sanskrit citta par "âme"...), cet esprit est décrit comme "sans forme ni couleur". Mais ces textes (il y en a des dizaines) ajoutent aussitôt que l'âme n'est pas pour autant inexistante, car elle est consciente. C'est donc simple : l'âme "n'existe pas" car elle n'a ni forme ni couleur, mais elle n'est "pas inexistante" car elle est consciente. Ce qui, en clair, donne : l'âme est une présence immatérielle. Où est la difficulté ?
La philosophie de la Reconnaissance est à mon avis la plus aboutie parmi celles qui défendent l'existence du moi, ou du Soi, comme on dit. Le principal argument avancé par la Reconnaissance pour établir (=réaliser) l'existence du Soi est que, sans cette conscience synthétique qu'est le Soi, aucune expérience ne serait possible, car toute expérience, sans exception, nécessite une telle synthèse.
Mais alors qu'en est-il des arguments sur la mémoire qui se reconstruit au fil du temps ? De la puissance des habitudes inconscientes , etc.?
La réponse est que oui, le moi que l'on se construit, c'est-à-dire notre personnalité, est souvent une illusion en ce sens qu'elle ne correspond pas à notre personne, à notre tempérament profond, ni à notre âme avec la destinée qu'elle appelle. Tout cela est rabâché à longueur de temps et n'est pas faux. Mais l'important est de ne pas confondre personne et personnalité, l'acteur et ses masques. Je peux bien rêver que je suis Napoléon ou Néfertiti, je n'en suis pas moins une personne, une âme qui imagine ainsi.
Il y a bien un (des ?) moi illusoire, mais il est l'oeuvre du moi réel.
Maître Eckhart décrit, dans un sermon latin peu connu, l'expérience de la non-dualité entre l'âme et Dieu :
"La béatitude se trouve dans la connaissance de Dieu."
Notez : il ne parle pas de l'amour de Dieu, mais de sa "connaissance".
"...mais pas à partir de l'extérieur, comme quand nous regardons les choses. Tout ce que nous connaissons de l'extérieur, dans la division, ce n'est pas Dieu."
Autrement dit, la connaissance duelle, dans laquelle le sujet connait un objet extérieur à lui, n'est pas la connaissance véritable.
"La connaissance de Dieu est une vie qui s'écoule à partir de l'être de Dieu et de l'âme, car Dieu et l'âme ont un être et sont un dans l'être."
C'est ce genre de déclaration qui a été condamné comme "hérétique"...
"... et toutes les opérations s'écoulent au-dehors et restent cependant au-dedans."
Comme Dieu qui, selon la Reconnaissance, crée "l'extérieur" à l'intérieur : la dualité apparaît sur fond d'unité, qui la manifeste en son sein. "Extérieur" : séparé du sujet, de la conscience, de l'âme, de Dieu.
La béatitude (=le bonheur), c'est vivre ainsi, dans un monde qui s'écoule de notre être, sans jamais sortir de lui. Le "dehors" est embrassé en le "dedans" absolu de l'être, de la conscience.
"L'âme connaît Dieu là où elle est un en lui et avec l'être de Dieu."
Connaître, c'est être, ou se savoir être, en quelque sorte.
"Et c'est cela la véritable béatitude, le fait que l'âme ait ainsi la vie et l'être avec Dieu. Et c'est cela la connaissance de Dieu, le fait que toutes les autres formes de connaissance et d'être se dissipe."
Rien n'existe séparément de Dieu. L'être de ce qui est, est Dieu. Cette connaissance est le bonheur. Tout le reste se "dissipe" comme un brouillard devant le soleil, au sens où tout baigne en la Lumière et vie de la Vie divine :
"L'âme n'est pas consciente d'elle-même [comme séparée de l'être de Dieu] ni des autres choses, elle se sait en Dieu et Dieu en elle, et toutes choses en lui. Tout ce qui est en Dieu, elle le connait avec lui et elle opère avec lui toutes ses oeuvres. Là, il n'y a rien, elle ne connait rien si ce n'est qu'elle connaît en Dieu et Dieu en elle."
Maîte Eckhart, Sermon 94, trad. E. Mangin
La Reconnaissance ne dit pas autre chose.
Mais pourquoi cette insistance sur la "connaissance" au détriment de l'amour ?
Parce que Eckhart est dominicain. Depuis toujours, ces derniers défendent l'intellect (faculté de connaître) contre les franciscains, partisans de la volonté (la faculté d'aimer). Voilà pourquoi il privilégie la connaissance, la vue, l'être ; ce qui explique en partie son succès dans les milieux non-dualistes qui, eux aussi, privilégient la connaissance sur l'amour.
Mais au-delà de ces deux facultés, Eckhart reconnaît une faculté plus subtile, la fine pointe de l'âme, où connaissance et amour ne sont pas encore distincts.
Cet accent mis sur la connaissance ne l'a pas empêché d'influencer les mystiques de l'amour, comme Jean de la Croix, via Tauler.
"Est-il possible de vivre normalement tout en restant centré dans la conscience ?"
Telle est la question que se pose immanquablement tout chercheur.
Réponse du Marseillais :
"N'est-il pas vrai que la quantité des objets qui s'offrent à nos yeux à tout moment, ne nous empêche jamais de voir la lumière ? Et cela pour deux raisons : l'une, parce que, sans le secours de la lumière nous ne saurions voir ces mêmes objets ; l'autre, parce que la lumière n'a pas des parties distinctes ou figurées qui puissent arrêter nos yeux et les détourner des autres choses. Il en est de même de la vue de Dieu : elle nous aide, comme une souveraine lumière, à regarder toutes choses avec pureté et innocence, et selon le bon plaisir de sa divine Majesté. Et comme d'ailleurs elle ne consiste ni en figures, ni en images distinctes, elle ne nous empêche pas de considérer, selon notre nécessité, les divers objets qui se présentent dans le commerce de la vie."
François Malaval, La Belle ténèbre, I, 3, XVIIè siècle
Autrement dit : les choses ne peuvent cacher l'immensité de la conscience, puisqu'elles en sont la manifestation. Les choses ne peuvent donc "cacher" la Lumière consciente, pas plus que les reflets ne peuvent, en vérité, cacher le miroir.
En revanche, ce qui nous distrait, ce sont nos actes d'attention. Il faut encore et encore replonger dans l'Acte unique de la vibration du cœur, jusqu'à ne plus jamais en sortir ! Alors seulement il n'y aura plus distraction. C'est toute la voie.
Dans la tradition du Cœur-Corps (koula en langue sanskrite),
l'union rituelle est "le sacrifice primordial", le premier geste de restauration, l'initiation de tous les autres, la source du sacré en toutes choses.
Dans le passage suivant, Rilke chante cette vérité dans la langue de Platon. Il dit l'enseignement imparti jadis par une prêtresse de l'amour au jeune Socrate :
"La volupté corporelle est expérience sensuelle, non autrement que le pur regard ou la pure sensation dont par un beau fruit la langue est comblée ; c'est une expérience grande, infinie, qui nous est donnée, un savoir du monde, la plénitude et l'éclat de tout savoir.
L'accueillir n'est pas ce qui est mauvais ; il est mauvais que presque tous usent mal de cette expérience, la gâchent, et en fassent un excitant pour les moments de fatigue de leur vie, et une dispersion plutôt qu'une concentration vers les sommets.
Du manger aussi, les hommes ont fait autre chose : misère d'un côté, surabondance de l'autre, ils ont oublié la clarté de cette nécessité, et sont devenus également troubles tous les besoins profonds et simples en lesquels la vie se renouvelle.
Mais l'individu seul peut les éclaircir pour lui-même, et les vivre dans la clarté (et si ce n'est pas l'individu, qui est trop dépendant, ce sera en tous cas le solitaire !). Il peut se rappeler que toute beauté, dans les animaux et les plantes est, sous une forme qui dure silencieusement, amour et désir ; il peut voir l'animal, tout comme il voit la plante, s'unir, se multiplier et croître patiemment et docilement, non par plaisir physique, ni par souffrance physique, mais en se pliant à des nécessités qui sont plus grandes que le plaisir et la souffrance, et plus puissantes que la volonté et la résistance.
Oh, si l'homme pouvait accueillir avec plus d'humilité le secret dont la terre est pleine jusque dans ses plus petites choses, s'il pouvait le porter, le supporter avec plus de sérieux, et sentir son poids terrible, au lieu de le prendre à la légère !
S'il savait respecter sa fécondité, qui est une, que sont apparence soit spirituelle ou corporelle ; car la création spirituelle provient elle aussi de la création physique, elle est de la même essence, elle est simplement comme la répétition plus silencieuse, plus extasiée, plus éternelle, de la volupté de la chair."
Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, IV
Ainsi, le secret de l'amour est le désir ; et le secret du désir est l'infini.
Au-delà de l'élan reproducteur, forme d'immortalité imparfaite évoquée par Rilke, l'amour est élan vers l'infini, tension et nostalgie d'un passé atemporel qui ne pourra s'accomplir que dans l'intégration du fini, du mortel, du personnel.
La "nécessité" est l'instinct de reproduction. Loi d'airain de la nature, cette nécessité est la liberté de Dieu. Nous mettre à l'unisson de cette loi revient donc à s'accorder à la volonté divine, qui est Dieu. D'où la plénitude éprouvée.
Les choses apparaissent et disparaissent dans l'espace, mais l'espace est indifférent aux choses. il leur "donne lieu", mais il n'est pas leur source créatrice.
Les choses apparaissent et disparaissent dans la conscience, mais la conscience ressent ces choses, car elle les désire - dans l'attrait, l'aversion ou l'indifférence. La conscience est la cause des choses. La conscience est créatrice. Elle est Déesse et Dieu, comme soleil et lumière.
L'un, lumière qui imbibe également le sujet, l'objet et la
connaissance,
se déploie, silencieux,
s'adonnant à la création des énergies
du feu, du soleil et de la lune.
Eraka, Hymne à la Danse de la Déesse Kâlî (Kramastotra)
Quand elle s'accorde à elle-même, elle "sort d'elle-même", de l'illusion d'elle-même, et laisse entrer ce qu'elle est et a toujours été.
Maître Eckhart dit :
"Quelque soit le sens qui doit reconnaître quelque chose, il doit être nu de toute connaissance : l’œil dans son fond doit être nu de toute couleur pour reconnaître la couleur. (Sermon 94)
Retourner le regard, c'est s'éveiller à cette transparence.
Je dis un mot, et c'est vrai, à savoir que Dieu ne peut pas plus s'échapper de l'âme qu'il ne peut s'échapper de lui-même.
Dans la mesure où elle peut le reconnaître et qu'elle est prête à le recevoir dans la ressemblance, il doit se donner lui-même à elle à travers sa sagesse naturelle, et à chaque créature en tant qu'elle en peut recevoir quelque chose, et cela peut s'expliquer par une image :
Je suis debout ici, et si on tient devant moi plusieurs miroirs, ma ressemblance devra se refléter dans tous les miroirs. Cela, je ne peux y échapper, pas plus que je ne peux échapper à moi-même. Plus le miroir est clair, plus la ressemblance est parfaite. Ainsi, on peut vraiment reconnaître que Dieu habite dans les créatures.
Maître Eckhart, Le Silence et le Verbe, sermon 93, trad. E. Mangin
Je ressemble à Dieu quand je me laisse transformer par lui, à l'image d'un miroir qui se laisse frotter.
Ressemblance n'est pas identité, certes. Mais est-ce le plus important ? L'essentiel n'est-il pas dans cette transformation en Dieu, par Dieu, seul capable d'accomplir la personne ?
Du reste, dans la philosophie de la Reconnaissance, l'idée est-elle si différentes ? Je ne le crois pas.
Il n'y a rien à rien, seulement à se laisser faire.
Mais ce laisser-faire est de notre entière responsabilité.
Même les esprits les plus enclins au dualisme doivent l'admettre : tout discours sur Dieu commence et fini par Dieu ; la boucle toujours se referme - ce qui n'implique pas une fermeture, attendu que ce cercle continue de tourner, que le Souffle spire toujours en lui, comme lui.
Mais il est certain que toute pensée achevée reboucle la Source sur elle-même. Si, par exemple, je pars des motifs de la création, je ne puis qu'aboutir à la conclusion que le créateur créé pour lui-même. Cependant, si j'abouti trop vite, ou trop tôt, à cette conclusion, ma pensée sera arrêtée, sans toutefois être aboutie. Car la boucle divine n'englobera alors pas la dualité, les dualités, les infiniment infinis sans lesquels le Devenir, l'Histoire, ne restent que des abstractions éloignées du réel. Je dois donc admettre que cette création "pour soi-même" embrasse et dépasse à la fois le désir de créé pour la joie des créatures.
Abhinava le dit ainsi :
Nous célébrons ce Shiva
qui manifeste d'abord l'univers
dans la séparation
- la "thèse" de prime abord -
avant de la reconduire
à une autre "thèse",
celle de la non-dualité.
Méditation sur la reconnaissance, I, 2
Il célèbre Dieu qui se manifeste d'abord comme dualité pour ensuite la réintégrer en l'unité. Sans cela, ou s'il n'y a qu'une simple "réfutation" de la dualité, il n'y a pas mariage spirituel du Dieu et de la Déesse, et donc point d'assouvissement, de "non-dualité" achevée, mais seulement une non-dualité opposée à la dualité ou à l'unité.
La vie est un dialogue de "je-ne-sais-qui" avec soi-même. Un dialogue où Dieu se manifeste comme autre, puis dépasse cette altérité tout en l'incluant, dans une spirale dialectique ("transcender en incluant") sans terme ni fin.
Quand je médite le silence, je reconnais tôt ou tard que la parole y ajoute. Sans l'effort d'articulation, le silence resterait lettre morte, comme endormi.
Chaque inspir est un coup frappé sur cette cloche intangible de l'espace sans limites, chaque expir est un aveux, où le sans-nom donne son nom, offrant ainsi son intimité.
La parole est donc nécessaire. Parole et silence sont inséparables comme vagues et mer.
Lavelle poursuit une méditation parallèle dans ce beau passage
Il
semble que la parole n'apporte aucun accroissement à la pensée, non plus que la
création à la perfection du créateur : et pourtant, sans elles deux, il semble
que la pensée sommeille et que le créateur se repose. De part et d'autre nous
trouvons une richesse surabondante qui aspire à se répandre dans une générosité
sans mesure. De part et d'autre on ne possède rien de ce qu'on garde et tout de
ce qu'on donne. Rien ne peut appartenir à la pensée ni à Dieu que tous les
êtres n'y participent. On reconnaît ici le caractère des choses infinies qui
est de ne rien pouvoir ajouter à ce qu'elles sont et pourtant d'y ajouter
toujours.
Louis Lavelle,La
parole et l'écriture, I, III, 3
Ici, le silence n'est pas une absence d'objet ou de bruit entre
deux présences de bruit, mais un ressenti vibrant, gros, immensément gros, de
toutes les paroles, des toutes les inflexions possibles. Ce thème est vital
aussi bien dans le christianisme que dans le shivaïsme, qui sont deux théologies
de la Parole, du Verbe.
Quel intérêt pratique ? Il est grand ! Il est de me faire
reconnaître la valeur des mots. Il n'y a pas de vie intérieure sans une langue
pour l'exprimer. Mais ceci va beaucoup plus loin encore ! La parole, en effet,
n'est pas un simple "outil" (!) au service de je-ne-sais-quel silence
abstrait, mais la chair même du silence, le Corps de l'Immense, l'intérieur de l'intérieur. La relation entre
l'infini et le fini est aussi mystérieuse et réjouissante que celle entre le
corps et l'âme. Et l'esprit. C'est là toute notre vie, à chaque instant. La parole
n'est pas un événement épisodique. Bien plutôt, la Parole est l'Evènement donc
tout événement est un épisode.
L'Histoire est une Parole.
Et donc le silence est dialogue. Point d'unité sans dualité.
Qu'est-ce ? Eh bien ! cela se donne en chaque instant. A vous, à chacun de
l'exprimer, loin des stéréotypes castrateurs et des clichés d'une
pseudo-spiritualité fatiguée.
Le Yoga selon Vasishta est le livre de non-dualité le plus influent. Immense par sa taille, profond par son contenu, il est la source principale du non-dualisme aujourd'hui comme il le fut en Inde pendant des siècles.
Son message est que le but de la vie est la sérénité. Cette paix ne peut être gagnée qu'en réalisant que rien n'existe. Tout est imagination, fiction et songe.
Pourtant, ce livre-maître célèbre la grandeur de l'effort humain, personnel (paurusha-mahimâ). La volonté n'a pas de limites, et sans elle, impossible de rien obtenir, a fortiori l'Eveil :
"Si l'on renonce à l'effort personnel,
il est impossible de trouver un autre moyen
pour atteindre la cessation
de toutes les souffrances !"
"C'est seulement par nos propres efforts,
qu'en cette vie même surgira
en notre cœur
la joie d'une fraîcheur
pareille à celle de la lune,
et pas autrement !"
"Ô toi dont l'intellect est vaste !
Rien dans les trois mondes
n'est hors de portée
de l'effort personnel
et intrépide."
On atteint tout
"par un effort personnel bien employé".
"Les être intelligents transcendent
les grandes difficultés
par leur effort personnel,
aisément... et non par l'inaction."
"Nous sommes notre propre allié,
et notre propre ennemi.
Si l'on ne se protège pas soi-même,
nul autre ne le fera."
Pour anéantir toutes les émotions,
l'effort personnel excelle tout."
"Que la personne maîtrise le mental par le mental,
au moyen de l'effort personnel,
qu'il l'établisse dans la voie sacrée,
soi-même par soi-même !"
Il est vain d'espérer qu'un autre fasse cet effort à notre place :
"Le médiocre qui vit en se disant
'quelqu'un me conditionne ainsi',
celui-là renonce à ce qu'il voit.
Il mérite qu'on le laisse tomber !"
Le Destin n'est qu'une excuse pour les faibles :
"Il n'y a pas de Destin".
"Le destin n'existe p as."
"Le Destin est à jamais inexistant."
"Sauf à être un cadavre,
l'inaction n'existe pas en ce monde.
Or c'est par l'action que l'on obtient des résultats.
La notion de 'Destin' est donc futile !"
"Le Destin a été imaginé par des imbéciles".
"Le destin n'est qu'une consolation
pour soulager la souffrance
de ceux dont l'intellect est faible."
etc., etc.
Il est ironique de constater que cette célébration de l'effort personnel est devenue aussi source d'inspiration pour dénoncer l'illusion du libre-arbitre et autres variantes du matérialisme.
Mais je crois que si le pseudo-advaita, qui est un vrai matérialisme, rencontre aujourd'hui un tel succès, c'est à cause des découvertes mal assimilées de la science. Par exemple, de l'expérience de Libet (qui continue de croire au libre-arbitre !), expliquée assez clairement dans cette vidéo :
Pour les "éveillés" non-duels, la personne n'est que le corps-mental, un jeu de forces impersonnelles, aveugles, au milieu d'une immense partie de billard "sans joueurs". La personne est une illusion, de même que le libre-arbitre.
Exemples de discours d'"éveillés".
C'était la thèse de Balsekar, "disciple" de Nisargadatta :
Reprise par eux :
Et lui :
Elle :
Et lui :
Et on pourrait continuer assez longtemps. Être "éveillé", c'est "réaliser" que l'égo (sic) est une illusion et que "personne ne pense", car je ne suis pas l'auteur de mes pensées, pas plus que de mes actes. Ainsi, il n'y a pas de choix. Donc, pas de dilemmes. Et cette découverte débouche sur la paix. Une paix qui n'est la paix de personne, bien entendu...
Cette idée du libre-arbitre comme illusion est d'autant plus populaire qu'elle reprend les arguments du matérialisme le plus banal, tel que formulé ici par Michel Onfray :
A mon sens, on peut même affirmer à bon droit que la doctrine professée par les "éveillés" est un matérialisme : pour eux, il n'y a qu'un jeu de forces aveugles, une nécessité des lois de la nature donc, et nul règne de la liberté. Si liberté il y a, c'est seulement en un sens paradoxal : être libre, c'est être libre de l'illusion du libre-arbitre.
Qu'est-ce que j'en pense ?
J'en pense d'abord qu'il y a une part de vérité dans cette vision des choses. Le libre-arbitre est bien souvent une illusion. Spinoza a bien raison de dire que "la liberté dont les hommes se vantent n'est que l'ignorance où ils sont des vraies causes qui les déterminent". Naïvement, je crois qu'être libre, c'est faire ce que je veux. Mais d'où vient ce vouloir ? Et d'où vient que je veuille ceci et point cela ? La réponse est que ce désir est déterminé par des causes naturelles que je n'ai pas choisies, qui ne dépendent pas de moi, dont le plus souvent je n'ai pas la moindre conscience. Ai-je choisi mes parents ? Mon cerveau dépend t-il de moi ? Non, je ne choisis pas mon tempérament, pas plus que je n'ai choisi de naître à tel moment ; pas plus que je n'ai choisi de naître, du reste.
Le Libre-arbitre (LA) n'est donc pas une toute-puissance, et le LA ne signifie pas que je ne suis pas souvent dans l'illusion quand je prétends agir, choisir et me décider par moi-même.
Mais réduire le LA à ceci, c'est du matérialisme pur et simple. Or, c'est ce que proposent les "éveillés" comme vision libératrice. Selon eux, s'éveiller, ça n'est pas libérer notre moi, mais nous libérer du moi.
Tout ceci est clair, rebattu depuis des millénaires. Les "éveillés" ne font que répéter ce que le bouddhisme ancien, le Védânta, Spinoza et Nietzsche, entre autres, ont dit, et mieux dit... mais là n'est pas la question.
Le libre-arbitre existe-t-il ?
Il est vrai que des déterminismes pèsent sur ma volonté. Ce sont des penchants qui m'inclinent dans telle ou telle direction, comme des fleuves qui coulent vers la mer selon des cours déterminés par la gravité et le relief.
Mais qu'est-ce que le LA ?
Le LA est le pouvoir d'interrompre ou de poursuivre ce qui se présente, à travers le corps ou dans l'entendement.
Or, ce pouvoir de refuser, d'interrompre une pensée, une parole ou un acte, ne dépend que de moi. Si tout se réduisait au déterminisme (un jeu de forces aveugles, ou "impersonnelles" dans le jargon non-duel), alors tout serait prévisible en droit. Ce qui n'est pas le cas. Loin de là. Ainsi, les sciences humaines ne sont pas des sciences exactes, précisément parce qu'elles portent sur des agents conscients, et donc libres, et qui échappent donc en partie aux mécanismes naturels, et donc imprévisibles... Donc le LA existe. Il n'est pas une illusion.
En outre, le LA est inséparable de la conscience. Comment peut-on affirmer à la fois que l'on est conscience, et que le LA est une illusion ? Je vois là une incroyable incohérence ! Car être conscience, et être libre, sont deux termes strictement synonymes. Un être conscient sans LA est une lumière sans clarté, un corps sans extension ou, pour le dire à la mode bouddhiste, il est "le fils d'une femme stérile". Être conscient, c'est toujours vouloir. Point de conscience sans LA. Il n'y a pas de conscience inerte, seulement une conscience qui ralentit en s'identifiant à des choses figées, des habitudes. La conscience joue à l'inconscience, mais elle ne va jamais jusqu'à abandonner son essence, car ceci est impossible.
Quant à dire que le "moi" est une illusion, j'y vois une autre illusion. La même, d'ailleurs, que celle du LA. A mon sens, il s'agit là d'une vision partielle et partiale, due à des raisonnements erronés. Dire que "je suis pure conscience privée de LA" est une illusion. Moi, conscience infinie, je joue ainsi à me voiler partiellement, je m'identifie à un "éveillé" qui croit qu'il n'y a pas de moi ni de LA. C'est une posture. Une facette. Un aspect. Mais pourquoi donc prendre la partie pour le tout ?
Pour ma part, je pense que je suis un être conscient, c'est-à-dire un agent, doué de libre-arbitre, capable de choix, doué de volonté, dans un cosmos orienté vers Dieu, au sein d'un univers uni vers l'Un.
Du reste, on observe dans le cosmos une évolution vers une liberté de plus en plus vaste : la plante est plus libre que la pierre, l'animal que la plante, et l'homme que l'animal. Des êtres apparaissent, doués d'un degré de LA croissant. Ainsi, un être vivant est doué d'une certaine indépendance par rapport à son environnement : il se répare, se régule, se déplace, se reproduit... Le cosmos est clairement en évolution vers plus de liberté. Il n'est pas une mécanique aveugle, mais un tout organisé, qui a une histoire. Il est personnel, tout ce qu'il y a de plus vivant, conscient, désirant et vibrant d'élans, de choix, de doutes, de mémoires et de tout ce qui fait une personne.
A côté de cette vision grandiose, la sérénité gagnée par ce suicide total que nous proposent les "éveillés" apparaît comme fade, voire comme une folie ou une maladie de la volonté, une sorte de dépression qui voudrait se donner un visage humain, ou comme un refus de s'engager dans la vie, d'assumer ses responsabilités ; bref, une rhétorique parfaitement compatible avec notre société d'hyperconsommation...