Suite du poème Le Jeu de la conscience (Bodha-vilâsa),
attribué à Kshéma Râdja, disciple et peut-être cousin
d'Abhinava Goupta, le maître le plus célèbre du shivaïsme du Cachemire :
(Bien que) toujours un, (la conscience qui devient) l'âme
se déploie à travers les niveaux d'être,
les (différentes sortes de) créatures et (leurs) qualités.
Elle se manifeste comme les sept plans de conscience
et les trente-six niveaux du réel. 9
Le Maître des maîtres est un,
présent en tout et en tous,
pur : il est conscience.
Quand il connait intégralement
(sa propre) subjectivité,
la délivrance est alors (évidente,
comme) dans la paume de la main. 10
Réalisé comme étant
les sept plans de conscience
et les trente-six niveaux du réel,
ce Maître des maîtres
dévoile la (vraie) richesse : la délivrance. 11
Dieu, ou comme on voudra l'appeler,
est conscience.
Mais cette conscience est libre.
Elle n'est pas seulement libre en un sens négatif,
transcendant ("conscience au-delà des concepts", etc.),
mais aussi dans un sens positif :
elle agit.
En fait, elle est action.
Et elle est mouvement, désir, imagination, pensée.
Mais l'essence de tous ces pouvoirs est celui de liberté,
reconnu dans la conscience
comme pouvoir de prendre conscience de soi
comme ceci ou cela.
En d'autres termes, ce que l'on appelle ailleurs
mâyâ ou "mental" ou "ignorance",
est ici reconnu comme l'essence même du réel,
l'essence de l'essence, le Cœur (hridaya, hrit ou shradh, apparenté
à cardia, "cardiaque").
Cette conscience, bien qu'étant toujours "conscience de",
est aussi toujours conscience d'elle-même.
Le jeu de la conscience (qui est la conscience elle-même
et non une qualité passagère),
n'est donc ni unité pure (puisque la conscience de soi
n'est pas une pure unité statique) ;
mais elle 'nest pas non plus dualité.
Parce qu'en réalité, tout ce dont elle prend conscience,
c'est elle-même.
Pourquoi ?
Parce que rien n'existe - réel ou irréel - en dehors d'elle-même.
Et ainsi, en vertu même de son absolue liberté,
elle se réalise elle-même à travers des noms et des formes
qui sont comme des cristallisations d'elle-même.
Et, en ce mouvement de ralentissement et de contraction,
elle devient l'âme (citta, jîva), c'est-à-dire l'individu,
qui peut être animal, humain ou divin.
Elle "joue" à être tel ou tel personnage.
Bien qu'elle reste toujours une,
car rien ne peut apparaître
en dehors de l'espace-conscience,
elle "se déploie" (prathate, apparenté étymologiquement
à "plat") à travers une multiplicité
de niveau de conscience et d'être.
"Les sept plans de conscience" sont comme une cascade
de conscience, de félicité, de volonté, de pensée
et d'activité.
D'abord Dieu comme plan de conscience.
Il se décrit ainsi : "Je suis je" (aham aham).
Notez que c'est, là encore, l'expression précisément
employée par Ramana Maharshi pour décrire
l'expérience du Soi. Cette expression est souvent traduite par "je je",
ce qui ne veut pas dire grand'chose. En fait, en sanskrit comme en beaucoup
de langues, le verbe "être" est souvent omis et sous-entendu.
C'est comme la réponse à une question :
"Qui suis-je ?" (ko-ham ?) - "Je suis je" (aham aham).
Ce qui est quand même plus clair.
Et cela signifie que la conscience (Shiva)
prend conscience (Shakti) seulement d'elle-même
comme étant elle-même, et rien d'autre.
C'est un saisissement de soi par soi,
une reprise directe, un mode de dualité minimale.
Ensuite, la conscience se manifeste comme
ceci ou cela - une infinie diversité -
mais toujours en réalisant que cette richesse est
sienne. Elle se dit : "Je suis tout cela".
Selon l'intensité de cette réalisation,
son degré de continuité et la plus ou moins grande clarté
de la dualité, on distingue trois niveaux ou degrés de ce mode,
qui est l'idéal à atteindre selon cette tradition :
idéal, car la dualité s'y manifeste,
mais dans la conscience de l'unité.
C'est l'éveil dans le quotidien,
quand les pensées, les mots et les sensations
ne sont plus pris pour des obstacles
contraires à la pleine conscience,
mais sont au contraire reconnus comme étant
des manifestation de la conscience.
Ces trois degrés sont appelés :
"Grands Seigneurs des Mantras"
"Seigneurs des Mantras"
et "Mantras".
Les Mantras sont, en gros, des Anges,
qui s'incarnent dans les mantras,
afin de "sauver" tel ou tel individu,
c'est-à-dire de provoquer en lui ou en elle
le réveil de la conscience.
Notons au passage qu'en sanskrit, "conscience" et "éveil",
c'est le même mot : bodha, de la racine budh-,
dont sont dérivés également buddha "l'Eveillé" et buddhi "l'intellect".
Mais l'éveil, ici, c'est plus particulièrement
se reconnaître comme libre conscience,
source de tout, jouant en tout.
Ensuite, la dualité l'emporte.
La conscience s'oublie dans ses propres manifestation.
Elle continue de prendre conscience d'elle-même
(car il n'y a rien en dehors d'elle),
mais sans le reconnaître,
comme un lion effrayé par son reflet.
Il y a trois plans de conscience
dans ce mode d'oubli.
Le premier, le plus haut,
est celui de "la pure conscience" inactive (vijnâna-a-kala).
La conscience se reconnaît comme conscience,
mais prend ses propres manifestations
pour des choses sans valeurs,
des fantômes venus d'on ne sait où.
C'est, selon cette tradition, le niveau de conscience
de l'Advaïta Védânta : on est libre uniquement en un sens négatif,
comme "témoin" impassible des apparences.
On est libre, à condition d'être sans actes ni désirs.
Dès que l'on se remet à penser et à agir dans le quotidien (vyavahâra), on a l'impression de "perdre" la paix de la pure conscience.
Pour le shivaïsme du Cachemire,
c'est une illusion.
L'illusion de l'unité qui exclut la dualité.
C'est l'illusion (et l'impasse) de la conscience vide,
statique, inerte, parfumée de la crainte de la dualité.
A strictement parler, c'est un plan supérieur
à la conscience duelle ordinaire.
Mais ça n'est pas ce à quoi nous aspirons,
car c'est un état factice, imbu de peur.
Tant que nous rejetons la pensée, l'imagination, le désir,
nous sommes, selon le shivaïsme du Cachemire,
une conscience malheureuse,
misérable (daridra, c'est le terme
employé par Kshéma Râdja dans le Cœur de la Reconnaissance,
version plus développée du Jeu de la conscience).
C'est donc un éveil, mais incomplet.
D'où vient l'éveil complet ?
Dans ce cas, il ne peut venir que de la conscience elle-même,
c'est-à-dire à travers ce que la tradition nomme
"la grâce" (shakti-pâta, expression qui indique bien
la sorte de "coup" que la conscience se donne à elle-même
pour se sortir de sa léthargie).
Pourquoi ?
Parce que la conscience est, à ce niveau,
comme enfermée dans cette" pureté" factice
qui n'est qu'un aspect d'elle-même.
C'est une non-dualité (a-dvaita) qui n'est en réalité
qu'une solitude (kevala) abstraite, exclusive,
à l'opposé de la toute-capacité de la conscience libre.
Juste "en-dessous"
se trouve la conscience qui se ressaisit comme inconscience,
privée de tout pouvoir de désirer, de connaître et d'agir.
C'est l'état de la conscience dans le sommeil sans rêves,
le coma, la mort et la dissolution cosmique.
C'est aussi un mode de la dualité perçue dans l'oubli de l'unité,
car la conscience s'identifie à l'absence de tous les objets.
Elle se prend pour l'absence de manifestation,
alors qu'elle est toujours présente,
sans quoi nul n'aurait jamais conscience
de ces moments d'"inconscience".
Enfin, il y a l'état de conscience ordinaire de l'état de veille
ou de rêve, chez l'animal, l'homme ou les dieux.
C'est un état où nous avons des pouvoirs (désirer, penser, parler...),
mais où ces pouvoirs nous perdent
et nous enferment dans des constructions imaginaires
qui font souffrir, à travers ses dilemmes (vikalpa) interminables
et insolubles.
L'éveil, la délivrance, consiste alors à réaliser
que tous ces modes sont réalisation de soi.
Rien de réellement nouveau,
juste une reconnaissance
qui, paradoxalement, passe par des concepts,
pour s'affranchir de l'emprise des concepts.
Car la liberté n'exclut rien.