Tu es cela
Selon l'Advaita Védânta, cette phrase, bien comprise par qui est mûr, est capable de révéler directement la non-dualité. Elle est tirée de la Chândogya Oupanishad, l'un des plus ancien Védânta. Chaque Védânta ressemble ainsi à une collection de koâns, ces énigmes auxquelles la tradition zen attribue le pouvoir de provoquer l'éveil. Mais à la différence du zen, le Védânta est une tradition soucieuse d'expliquer comment une simple phrase pourrait provoquer l'éveil, loin de toute mystification.
Selon le Védânta, seules ces phrases, tirées des Oupanishads ou Védântas, ont ce pouvoir.
Pourquoi ?
Le Védânta reposerait-il sur l'argument d'autorité, comme une religion ?
Pas du tout. Simplement, les Oupanishads sont un point de départ nécessaire, en ce sens que ni l'expérience seule, ni le raisonnement seul, ne peuvent faire connaître la non-dualité.
Pourquoi ?
Tout simplement parce que c'est trop fou !
La non-dualité révélée par les Oupanishads, c'est qu'il n'existe qu'une seule substance, sans rien d'autre hors d'elle, ni en elle.
Et cette substance, c'est la lumière-conscience, la conscience qui révèle, qui met en lumière ces mots. C'est la conscience-témoin de tous les objets, la réalité la plus intime, désignée par le mot "je".
Cela, c'est si évident, et pourtant si subtil, qu'aucune perception ne peut le faire connaître, ni aucun raisonnement qui, selon le Védânta, dérive toujours de données empiriques (comme la plupart des philosophies de l'Inde : différences fondamentale, sur ce point, avec les pensées dérivées du platonisme).
Il faut donc partir de l'hypothèse offerte par les Oupanishads :
"Tu es cela".
Non pas : "Tu peux devenir cela"
ou
"Tu deviendras cela", sous-entendu : si tu fais... si tu travailles sur... si tu purifie... si tu mérite... si tu reçois la grâce...
Non : "Tu es cela". C'est un fait.
Mais un fait sans forme, qui n'est pas objectivable. Donc pas un objet d'expérience ni de spéculation.
Tat tvam asi en sanskrit.
Tat : "cela", le brahman, l'absolu, le transcendant, Dieu, omniscient, omniprésent, tout-puissant, félicité absolue, joie qui ne dépend de rien.
Tvam : "toi", l'âtmâ, le Soi, ce qui ne devient jamais objet, ce qui n'est jamais un "ceci", un "cela" objectif, objet des sens ou de l'esprit, mais qui est toujours la conscience-témoin des objets qui passent, la lumière qui éclaire et révèle tous les changements, la clarté immuable en laquelle se font jour toutes les mutations.
Asi : "es", identité, reconnaissance. Non pas devenir, ni transformation, ni évolution.
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Mais comment des mots, qui produisent, au mieux, une connaissance intellectuelle, un savoir conceptuel, pourraient-il faire connaître directement cette non-dualité ? N'est-ce pas là une simple théorie, qu'il faut ensuite mettre en pratique, par exemple grâce à la méditation ou au yoga ?
- Selon le Védânta, pas du tout. La phrase "tu es cela" a le pouvoir de révéler directement la non-dualité. Il n'y a plus rien après.
Mais comment pourrait-on se satisfaire d'un savoir théorique ? Se contenter de "Tu es cela", n'est-ce pas comme se contenter de lire le menu, au lieu d'y goûter ?
- Non. Il est vrai que dans le cas ou le contenu du savoir n'est pas immédiatement présent, la connaissance n'est que théorique. Si je "connais" une description de Paris, je ne suis pas encore à Paris. Ma connaissance de Paris est alors théorique, intellectuelle, conceptuelle, indirecte seulement. C'est une connaissance, mais une connaissance incomplète
Pour que ma connaissance de Paris devienne une connaissance directe, je dois faire quelque chose : je dois aller à Paris. Dans ce cas, en effet, la théorie doit être complétée par une pratique.
Mais dans le cas du Soi, de la lumière-conscience, c'est différent. Car la conscience est toujours déjà présente, de façon immédiate. Elle est même présente avant tout le reste. Elle est présente avant toute action, toute pensée, tout objet. Car c'est elle qui révèle l'apparition et la présence des objets. C'est elle qui révèle la présence et l'absence des pensées et de toute chose. Tout dépend de sa lumière pour exister. Comment pourrait-elle dépendre de quoi que ce soit ?
En tous les cas, elle est déjà présente. Elle est "moi", ce qu'il y a de plus immédiat. Elle est évidente, elle est auto-lumineuse, à elle-même sa propre lumière, révélée par elle-même, tout comme une lampe n'a pas besoin d'être éclairée par une autre lampe pour être mise en lumière.
"Tu es cela" fait donc connaître ce qui est déjà présent, immédiatement. La connaissance qui découle de la compréhension de cette phrase est donc directe, parfaitement immédiate, car le Soi est l'expérience la plus immédiate.
En fait, la conscience est l'expérience elle-même, toute expérience, la seule et unique : l'expérience qui ne varie pas. Ce sont les contenus qui varient. Et, par mégarde, nous reportons les attributs de ces contenus (le corps, les pensées, etc.), sur le contenant, sur l'expérience, qui est la conscience, et qui est donc toujours déjà présente, car elle est la présence même. Sans elle, rien ne pourrait se "presenter" : ni passé, ni futur, ni chose, ni néant, ni même l'illusion. C'est en elle que tout se déploie, comme tout corps s'étend et existe dans l'espace.
Imaginez que, dans un moment d'égarement, vous vous oubliez. Et vous vous cherchez, en interrogeant les autres. Vous tombez sur une bonne âme qui vous révèle l'hypothèse impensée : "Tu es cela". Si vous l'entendez et le comprenez, il n'y a rien à faire ! Il n'y a pas à "aller" quelque part, rien à produire, ni à transformer, ni à déplacer, ni à purifier. Rien à faire. Pas de pratique dans ce cas.
Mais les Oupanishads, comme tant d'autres traditions, affirment aussi que "le Soi est au-delà des mots".
Comment donc une phrase, faite de mots, pourrait-elle communiquer quelque chose qui est au-delà des mots ?
Le Védânta répond que les mots peuvent pointer ce qui dépasse les mots à trois conditions :
1) Que le sens de chaque mot de la phrase ait été compris : en clair, il faut déjà savoir ce qu'est le Soi, l'avoir discerné, distingué des objets ;
2) Ensuite, il faut être attentif, et supposer que la phrase a un sens ;
3) Enfin, il faut être prêt à dépasser le sens littéral des mots, attendu que ce sens rend la phrase absurde.
Comment ?
Ainsi :
A première vue, dans "Tu es cela", "cela" désigne la conscience divine, créatrice, transcendante.
"Tu" semble, littéralement, pointer le moi, l'âme, avec ses misères, ses limites et sa souffrance.
De sorte que, si l'on s'en tient au sens littéral des mots, cette phrase est absurde, complètement absurde, puisqu'elle identifie deux opposés : Dieu infini et l'individu, fini.
Comment moi, mortel et conditionné, pourrai-je être l'infini divin ? Celui-ci n'est-il pas transcendant, éloigné, séparé, fut-il caché au fond de moi, de mon corps subtil, dans je-ne-sais quel chakra bien noué ? Enfoui au tréfonds de mes karmas accumulés ? Dissimulé quelque part entre deux dimensions subtiles ?
Mais si j'ai un tant soit peu de foi en cette phrase - "tu es cela" - je vais aller au-delà du sens littéral des mots. Je vais alors comprendre que "toi" ne fait pas référence au corps ni à l'esprit, mais juste à la conscience, témoin du corps, des pensées et du reste.
Je vais aussi comprendre que "cela" ne fait pas référence à Dieu, mais à Dieu "moins" sa divinité, ses attributs transcendants : Dieu mis à nu, c'est-à-dire l'être pur, simple, indifférencié, immuable.
Ainsi la contradiction apparente se résous en identité réelle.
De plus, "tu" précises le sens de "cela" : "tu", en désignant le plus intime, dépouille le "cela" de sa transcendance, de son apparent éloignement. "Cela", qualifiant "tu", dépouille le "tu" de sa misère, de sa finitude, de ses limites.
Quand j'entends "cela", j'entends que je ne suis pas le corps, ni le mental. Quand j'entends "tu", j'entends que l'absolu, la conscience-cosmique-universelle-divine, est le Soi, le plus intime, immédiat, directement présent.
La puissance d'éveil du "tu es cela" vient donc de ce que les mots, mis en apposition (=dans une même phrase, avec juste la copule "es" qui exprime clairement l'identité), se libèrent mutuellement de leur sens littéral, et permettent ainsi de transcender les limites du langage conventionnel.
Telle est la beauté de cette phrase, de ce koân clair comme le jour, de cette lumineuse énigme qui n'a pour sens que de nous éveiller au réel par une intuition directe. Rien n'est besoin après, même si une intense méditation est sans doute requise, avant. Mais aucune expérience "spéciale" à chercher, aucun "éveil" à attendre, nul "bascule" à espérer, nulle grâce à quêter, même si, bien sûr, la dévotion est de mise - mais une dévotion toute d'attention, de recueillement et d'écoute.
Telle est la beauté des Oupanishads, qui ne sont pas de jolies théories, mais bien des moyens de connaissance directe de l'absolu.
"Tu es cela" est la révélation de la non-dualité.
Rien de moins.
La philosophie tantrique de la Reconnaissance ne dit pas autre chose. Par exemple, voyez ce texte.
L'effort n'est qu'une apparence
Juste MERCI.
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