Ce que nous croyons faire d'ordinaire n'est le plus souvent que l'action de mécanismes inconscients. Nous croyons décider, en réalité nous sommes endormis et des habitudes "agissent" inconsciemment. Nous nous identifions à ces habitudes, à ce faux Moi. Nous nous croyons libres parce que nous nous identifions à ce faux personnage, ou à ces masques, selon les circonstances. C'est un mélodrame sans fin.
Une grande partie du bavardage mental est consacré à justifier après coup ces "choix" : ainsi le colérique va rationaliser sa colère, la bavarde sa compulsion à bavarder, et tous s'attachent à justifier leur souffrance et affirmant haut et fort "Mais quand je souffre, je me sens vivre !", alors qu'ils ne font ainsi qu'alimenter leur propre tourment, qu'ils n'ont certes pas choisis en conscience, car qui désire souffrir ?
Mais nous ne sommes pas ces fictions. Et la souffrance elle-même nous pousse à nous réveiller. Nous prenons conscience des tensions, du fait que nous ne sommes presque jamais pleinement à l'aise et que la "radio intérieure" ne s'arrête jamais. Cette prise de conscience est l'éveil. Alors, dans cette présence, les tensions peuvent se dénouer, les compulsions s'apaisent.
Mais est-on forcé alors à ne plus agir ?
Ce serait encore un de ces dilemmes créés par le mental.
En effet, croire que "je ne peux agir" sans quitter la paix profonde, c'est encore s'identifier aux pensées, causes principales de l'égarement. C'est se définir par "rapport à", "en opposition à", ce qui est le propre du mental.
Mais l'observation en présence révèle que "je suis" aussi bien en l'absence d'une pensée qu'en sa présence. C'est cela l'éveil à notre vraie nature au-delà du mental. Réaliser que je suis la Lumière qui illumine aussi bien l'apparition d'une pensée, que sa disparition.
Mais ici la tentation est grande de s'installer dans une posture de transcendance factice, du genre : "moi je m'en fiche du mental, car je suis tellement au-delà !" Ce qui est, bien sûr, encore un schéma mental nourri par le ressentiment envers les pensées, les émotions, les sensations, les autres et le monde. Car l'expérience prouve aussi qu'il n'y a aucune séparation : la conscience éveillée est au-delà de tout, mais elle est aussi la vie, la substance de tout.
Mais pour le vivre, il ne suffit pas de prononcer mentalement ces mots, il faut lâcher l'énergie de crispation et "sauter" dans l'inconnu, dans le silence en présence, vide et clair.
Autrement, nous resterons pris dans un dilemme décrit par la tradition du Tantra du Cachemire : nous croyons que nous ne pouvons être libres qu'à condition de ne rien faire, et nous nous sentons comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. La tension s'accumule alors et nous replongeons bientôt dans l'agitation, avec une dose de culpabilité supplémentaire. Ou alors, nous sacrifions la paix et nous nous disons que "cette paix sera pour plus tard ; pour le moment, je vis !" Paix et activité semblent incompatibles.
Autrement dit, Présence et pensée semblent ne pas pouvoir coexister. C'est d'ailleurs la croyance de la plus célèbre tradition non-dualiste, le Védânta, qui affirme que la connaissance (la paix, la présence) et l'action sont aussi incompatibles que la lumière et les ténèbres.
Mais en réalité, cela se passe-t-il ainsi ?
Quand je me reconnais dans l'instant, ici, au-delà du mental, en une prise de conscience qui est un ressenti subtil, presque sans mots, alors je peux aussi reconnaître que je suis l'élan à l'origine de toute activité.
Cet élan, je le ressens sans séparation, jaillissant du centre de mon corps-mental, comme une source puissante. C'est la Shakti, la Vie, la Force.
Alors, débarrassé de l'illusion du faux Moi, j'agis d'une autre façon. J'agis et je ressens que la source de mes actes est la source de tous les actes. Mon acte est l'Acte atemporel, parce qu'il surgit dans l'instant, comme tout ce qui est réel. Je le ressens directement, plus proche que n'importe quel autre ressenti, même si au début cela peut sembler subtil. Je ressens que l'élan intime ne fait qu'un avec l'énergie qui est la totalité des mouvements, que "je suis" cet élan conscient qui ne fait qu'un avec la conscience éveillée. Je suis l'Acte à la racine de tous les mouvements, car je ne suis pas telle vague, mais l'océan entier.
Alors, comme disent les Shiva Soûtras :
"Quand la croyance en la séparation a disparue, une autre sorte d'activité" remplace celle basée sur l'ego, "qui engendre une nouvelle création" (bheda-tiraskâre, sarga-antara-karmatvam). L'activité du corps-mental est l'énergie divine à la source de tout. Cet état est parfois décrit comme un état de fluidité. La vague réalise qu'elle est l'océan, un seul et même flot. Et même s'il y a des icebergs, eux aussi sont de la même eau. Et l'eau circule.
Alors le faux dilemme entre paix et action n'a plus lieu d'être. La paix profonde est dans la réconciliation avec l'activité vitale, y-compris avec le mental. Ainsi nous évitons de tomber dans le ravin qui consiste à prendre le mental pour un ennemi, impasse équivalente à celle qui consiste à voir dans le corps un ennemi de l'esprit. En réalité, il n'y a pas d'ennemis. Il y a juste un aveuglement indéfinissable qui corrompt tout, un Diable qui divise ce qui n'a pas lieu de l'être. Et même ce Diable d'ego fait partie de la totalité, car sans lui, point de souffrance et, sans souffrance, point d'éveil.
L'éveil n'est donc pas la fin de toute activité,
mais l'aube d'une nouvelle création, d'un nouveau monde.
MAGNIFIQUE !
RépondreSupprimerFluidité.. Liberté .. une impression d' eau pure qui coule et que rien n'arrete :)
Merci !