mercredi 11 septembre 2019

Kshéma Râdja était-il Kshémendra ?

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Le lac Dal et ses "houseboats"

Reste de temple hindou dans une mosquée à Shrînagara, ex-Pravarapurâ

photo de Gopi Nâth Kavirâdj à l'âshram de Lakshman Joo



Le shivaïsme du Cachemire a évolué dans la vallée du Cachemire entre 800 et 1100, en gros, dans un contexte politique agité mais une économie prospère. Il ne faut pas imaginer une retraite désertique peuplée de quelques yogis, mais une vallée de commerce, un lieu de passage sur la route de la soie. 

Les traditions initiatiques qui ont servi de support aux exégètes du Cachemire ne sont pas nées au Cachemire, sauf peut-être la tradition Kaula "originelle" (pûrva). Les autres - Siddhânta, Netra/Mrityunjaya, Svacchanda-Bhairava, Picumata-Brahmayâmala, Trika, Krama, Shrîvidyâ, sont sans doute nées dans d'autres régions de l'Inde.

Au Cachemire se sont développées des traditions qui s'écartaient du milieu initiatique pour s'ouvrir à un public plus large : d'abord le Spanda, puis la Pratyabhijnâ, laquelle propose une voie nouvelle, accessible à tous et sans aucune initiation. 

Mais à quoi ressemblaient ces milieux concrètement ? Combien de pratiquants ? Les textes nous présentent des idéaux, mais quelle était la réalité quotidienne de ces adeptes ? Combien de yogis ? De karmis (ritualistes, sans doute la majorité) ? De jnânis ? Les orgies et autres pratiques transgressives étaient-elles pratiquées ? Par qui ? 

Or, contrairement au reste de l'Inde, souvent perdue dans les méandres de sa mythologie, le Cachemire nous a laissé des documents "historiques". Certes ils ne sont pas fiables à 100%, mais leur ton et leur contenu est clairement différent des Pourânas, par exemple.

Il y a en gros deux groupes : d'un côté les chroniques "historiques", le Nîla-mata-purâna et surtout la Râja-taranginî  de Kalhana ; de l'autre, les documents littéraires, avec le Kathâ-sarit-sâgara de Somadeva et les oeuvres exceptionnelles de Kshémendra.

Ce corpus évoque souvent les pratiques tantriques. Ce sont donc des témoignages importants, mais qui sont généralement négligés. Ils sont pourtant une fenêtre sur l'univers dans lequel ont vécus les "grands" comme Abhinava Goupta et Kshéma Râdja. Il n'est pas explicitement question de ces philosophes dans ces textes. Mais il y a des indices troublants, que je voudrais partager avec vous.

Il est bien connu que "du temps du roi Avanti Varman (à partir de 855), des philosophes et des Siddhas, à commencer par Kallata (l'Auteur du Poème du frémissement, Spanda-kârikâ), descendirent sur la terre pour le bien-être des hommes." (V, 66). A ce roi vertueux succède Shankara Varman, à partir de 883, un psychopathe qui spolie la vallée et installe au pouvoir la redoutable caste des Kâyasthas, sortes de scribes, aujourd'hui encore connus en Inde pour être vénaux. Par exemple le gourou de la Méditation Transcendantale est un Kâyastha. Mais bien sûr il y en a de bons, comme la famille des gourous de Lilian Silburn (ceci dit, l'un des disciples a quand même fondé la secte Sahaj Mârg et les autres se sont chamaillé toute leur vie). Alors (à partir de 883) "dominèrent les Kâyasthas, ces fils d'esclaves qui anéantirent tout bonheur. La terre devint, sous la garantie du (roi Shankara Varman) la possession des Kâyasthas, comme il arrive quand les rois ôtent la distinction des castes." Le poète satiriste Kshémendra décrit lui aussi la corruption de cette communauté  et sa participation aux orgies tantriques. Les brahmaniques orthodoxes réagirent par une grève de la faim, apparemment sans succès. D'où une blessure dans la mémoire collective. Autrement dit, l'époque où commence le shivaïsme du Cachemire, vers 883, est une période de troubles, sous l'égide d'un roi vulgaire, violent, impulsif et refusant de parler le sanskrit. Un cauchemar. C'est pourtant dans le siècle qui suit que parleront les plus grands maîtres du Cachemire, y-compris l'Auteur anonyme du Yoga selon Vasishtha, peut-être au temps du roi Yashaskara, entre 939 et 948. Ce Xème siècle est rempli de complots, de guerres civiles, de corruption, de famines, et d'assassinats. Mais il faudrait un jour en écrire l'histoire, peut-être un peu romancée, à partir des éléments que nous avons. 

Quoiqu'il en soit, arrive au pouvoir Yashaskâra, un homme de qualité apparemment, puisque sous son règne les tântrikas sont neutralisés :

"Des gurus insensés, faiseurs de sacrifices avec des poissons et des gâteaux, n'entreprenaient pas l'examen de la
doctrine des saintes écritures dans des livres composés par
eux-mêmes.
On ne voyait pas des femmes de ménage, élevées au
rang des déesses par les initiations d'un guru, causer un déréglement de bonnes mœurs et de la foi par des secousses

de tête." (VI, 11-12)

Les "gurus insensés" sont manifestement des gourous tantriques, kaulas qui font des sacrifices (yâga), "avec des poissons et des gâteaux" (caru), ces gâteaux n'étant pas des charlottes à la fraise, mais plutôt des boules de riz mélangées de sang. Le reste fait allusion aux orgies kaula et les "secousses de têtes" (mûrdha-dhûnanaih), dues aux transes shaktiques (shakti-pâta, rudra-shakti-samâvesha) qui sont la marque de l'initiation kaula. L'Auteur, défenseur de l'orthodoxie brahmanique, accuse les gourous kaulas 
d'écrire "eux-mêmes" les tantras.


On nous raconte ensuite que ce même roi vértueux, Yashaskâra, fit punir un yogi de la tradition Krama qui avait participé à des orgies tantriques (yoginî-melâpa, cakra-krîdâ, vîra-tândava) :

" Le roi (Yashaskâra), strict observateur de la justice, et dirigeant
ses efforts vers la surveillance des coutumes de castes, punit l'ascète brahmane, appelé Tchakra
Bhânou, pour avoir été dans une orgie (cakra-melaka).
109. Ayant remarqué sa conduite très-blâmable,
il lui fit marquer le front d'une patte de chien.
11o. Il fut, pour sa sévérité, blâmé avec colère par son
oncle maternel, qui était un grand dévot et son ministre de
la paix et de la guerre (et qui était aussi un maître tantrique du Krama, du nom de Vîra Vâmana, auteur bien connu par ailleurs du Bouquet pour l'éveil au Soi, voir à la fin de mes 60 expériences de vie intérieure chez Almora).
111. Voici ce qui est dit avec assurance par les gurus qui,
dans la puissance d'un de leurs anciens docteurs, proclament l'établissement de leur propre autorité :
112. Le bruit répandu par eux fut que le (roi Yashaskâra) est mort sept jours
après la punition du guru, tandis que, d'après d'autres, il a succombé une longue maladie; comment peut-on être sûr de la vérité? -
115. Ou, si l'on ajoute foi à ce qu'on a dit pendant sa maladie,on prendra aussi la malédiction de Varnata pour la cause de sa mort." 

Comme on voit, les adeptes du tantra non-duel ne dédaignaient pas toujours la magie noire. 

Régna ensuite, de 958 à 1003, une femme, la reine Diddâ, l'une des rares femmes ayant régné en Inde. Femme à la main de fer, elle élimina les autres princes. C'est elle qu'a du connaître Abhinava Goupta. Elle prit comme amant un berger du nom de Tounga, qui prit bientôt le pouvoir.

Il n'est pas question d'Abhinava Goupta ni de Kshéma Râdja. Ce dernier serait le cousin d'Abhinava et se présente comme son disciple, mais Abhinava, lui, le le mentionne pas. Etrange. 
Or, Kshémendra (990-1070), poète et satiriste célèbre, dont le nom a le même sens que Kshéma Râdja ("roi du bonheur"), mentionne aussi Abhinava Goupta parmi ses maîtres. On peut donc se demander si Kshémendra ne serait pas tout simplement Kshéma Râdja. Ce dernier aurait alors commencé sa carrière comme tantrique disciple d'Abhinava, avant de quitter la tradition (ce qui expliquerait le silence d'Abhinava) et de prendre la posture du moraliste : dans ses satires, Kshémendra se moque en effet durement des plusieurs maîtres kaulas et de leurs disciples. Faut-il y voir une critique du tantrisme par Kshémendra, ex-adepte ? Si c'était le cas, son témoignage serait très fort, car les tableaux peints par Keshémendra, dont j'ai donné quelques échantillons dans mon Introduction au tantra, sont clairement le reflet d'une expérience de première main. Ils dressent des portraits réalistes et cruels de ces maîtres que l'on imagine, aujourd'hui, raffinés et distingués, mais qui étaient, selon le moralistes, des créatures assez misérables. Cependant, rien n'est certain, et tout ne colle pas. Je ne vois pas trop comment un philosophe aussi profond que Kshéma Râdja aurait pu se transformer en ce personnage cyniqye qu'est Kshémendra, fils du riche dévot shivaïte Prakâshendra. Mais la chose n'est pas impossible. Si elle se vérifiait (mais je ne vois pas comment), cela porterait un coup sévère à l'image fort pieuse que nous avons d'Abhinava Goupta et de son enseignement sophistiqué.

Comment savoir ?

Voici quelques matériaux pour étudier le contexte social concret du shivaïsme du Cachemire :

Un article sur les brahmanes du Cachemire :

Sur le Nîla-mata-pûrâna :

Sur la Râja-taranginî :

Une traduction française de la Râjataranginî, vol. II :
https://books.google.fr/books?id=9W8jczZJ5NQC&lpg=PA549&ots=THgZ-1kWqU&dq=chronique%20des%20rois%20du%20kachmir%20troyer&hl=fr&pg=PP1#v=onepage&q&f=false

Sans oublier, bien sûr, les articles d'Alexis Sanderson.

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