Le chapitre V de l'Eradication décrit l'enseignement oral du Koula (upadesha) et sa puissance. Quelques bribes (de ce manuscrit passablement abîmé, mais préservé par le climat sec et frais de la vallée de Kathmandou, où il a été découvert) :
"Ecoute, Déesse, l'instruction de la gnose du Koula !", le Koula désignant à la fois la tradition de ce nom, la connaissance, le cosmos, la famille divine, la communauté des siddhas et des yoginîs, le corps, la conscience, le souffle, la conscience, la Koundalinî et la Shakti.
"Recevoir cette instruction du gourou, c'est gagner à la fois la jouissance et la liberté". Bhoga, ici rendu par "jouissance" est difficile à traduire. Mais quand il va avec moksha, l"la liberté", cela s'entend comme un oxymore : bhoga désigne en fait l'expérience incarnée, tandis que moksha désigne, dans la culture brahmanique, la délivrance du principe conscient hors de cette incarnation, après la mort. Ce que suggère donc cette expression paradoxale, c'est une liberté en cette vie même (jîvan-mukti). Il ne s'agit pas de se "délivrer de" l'emprise du corps, mais de recouvrer sa liberté, laquelle est la liberté divine, transmise gracieusement à l'individu par le truchement des ces "instructions du Koula".
"Quand la gnose est transmise, il y a assurément libération."
"Les êtres à qui est révélée la vertu (vîrya) de la gnose jouissent de nombreux plaisirs/expérience (bhoga encore)"
Les pouvoirs surnaturels sont également une conséquence de cette liberté en cette vie :
"La gnose procure à la fois jouissance et liberté, attraction, magnétisme, dissension, ruine, respect de la part des rois, paralysie, etc. ainsi qu'une expérience manifeste (pratyaya), la réalisation des paroles et la découverte de nombreux Mantras, masculins et féminins."
Mais cette gnose doit rester secrète :
"Il faut s'efforcer de (la) cacher, ne pas l'écrire, ne pas la lire, mais la transmettre de bouche à oreille."
Cette rhétorique n'est pas propre au Koula, elle est pan-shivaïte, puis pan-tantrique, c'est-à-dire présente dans toutes les religions de l'Inde qui ont imité le shivaïsme.
Le chapitre 6 décrit la possession du yogi/ de la yoginî par la Shakti de Shiva (rudra-shakti-samâvesha) : c'est la pratique central de cette tradition chamanique de l'Inde.
"La Déesse demanda :
Qui est cette Shakti transmise (de maître à disciple) ? Quels signes (de sa présence) manifeste t-elle ?
Quand elle est dans le corps, elle engendre des états comme la paralysie/ la langueur. Comment savoir qu'elle est (bien) transmise ? Comment se déroule cette transmission ?
Comment va-t-elle vers le bas et vers le haut ? Comment atteint-elle (Shiva) ? Comment en faire l'expérience ?Grâce à qui et à quel moment procure-t-elle la réalisation ? A quels signes reconnait-on cette réalisation ?
Bhairava répond :
- Elle infuse tout le corps et le monde, le vivant comme l'inerte (litt. "l'oeuf de Brahmâ, donc le corps et aussi le monde). Présente en bas comme en haut, la tradition affirme qu'elle est omniprésente. Elle infuse aussi le corps de tous les êtres vivants. Grâce à la juste mise en pratique des instructions, elle résorbe (les états) inférieurs et déploie les (états) supérieurs... Elle s'active par un triple yoga (dans la création, la subsistance et la destruction). C'est ainsi qu'elle transmute (le disciple).... Elle infuse le corps de ces trois façons, cette Shakti suprême que (le maître) doit faire entrer (dans le disciple). Le maître grâce à qui se produisent les signes est un maître source de libération, dit-on."
Ensuite vient une description du yoga visionnaire, en contemplant le ciel bleu dans la posture de Bhairava (yeux grands ouverts, bouche entr'ouverte) :
"Grâce au joyau des instructions du Koula, le yogi contemple une vision divine dans le ciel. Il voit d'abord les yeux fermés (dans l'obscurité ?), puis directement avec ses yeux (ouverts). En premier, il voit juste l'ombre des yoginîs. Quand il persévère dans ce yoga, ces formes se développent. Il contemple une forme bleu sombre, terrible ou paisible, ornée au complet (au singulier, mais désigne peut-être des formes plurielles). Tant que cette vision dure, (le yogi) voit des nombreuses formes. Il contemple chaque jour la Mère/ les Mères dans l'espace intermédiaire, entourée des terribles Bhairavas et de myriades de yogis. Il contemple à la fois la cité du Seigneur du yoga et la félicité du Soi/ sa propre félicité."
A ma connaissance, c'est là l'une des plus anciennes descriptions du yoga visionnaire qui se développera ensuite en Inde et au Tibet.
Dans le chapitre 7, les expériences visionnaires sont à nouveau décrites. La Déesse demande comment les visions célestes culminent dans la libération, et Bhairava/Shiva répond :
"Le meilleur des yogis, constamment attelé à ce yoga, contemple la totalité des trois mondes, tous les aspetcts de l'oeuf de Brahmâ. En s'élevant, il atteint Shiva.
D'abord, il voit une forme, (comme) à la fin d'un rêve, les yeux fermés.
Par une pratique constante, il voit les dieux directement,
de ses yeux (pratyaksha). Il entend aussi leur parole, ils sent leur contact, leur parfum. Quand il progresse, ce maître des yogis, l'esprit inspiré par la vérité, contemple les formes divines dans le monde entier aussi bien que dans le ciel (sarvalokasya câmbare). Il devient un gourou, réalise les désirs, devient sagace, il possède le sens des livres et du Vedânta, il compose des poèmes divertissants, ornés de figures ravissantes, il séduit le monde entier, il charme les charmeuses, il possède les hommes et les femmes, il est célébré, ravissant les esprits. Ce yogi, établi dans ce divin yoga du ciel, contemple d'un esprit au-delà de l'esprit. Il voit les trois mondes, l'enfer, le monde des nâgas et le monde céleste", etc.
"Il voit des syllabes tracées dans le ciel".
"Il voit le monde d'Indra avec ses vaisseaux du soleil et de la lune."
Bref il voit tous les niveaux de l'univers jusqu'à la Shakti suprême (parâ).
Ce yoga visionnaire "céleste et divin" (divya) est donc présenté comme une voie graduelle, rapide (shîghram) et complète en elle-même vers la paix (shântam padam).
Le chapitre 8 présente les "cinq joyaux" de l'enseignement du Koula, mais le texte est très abîmé. Le pointe essentiel est que, sans la Shakti de Shiva, sans cette expérience de se laisser envahir par cette énergie, rien n'est efficient, tout est stérile. Le troisième joyau est "la transmission de la Shakti dans notre propre corps ou dans le corps d'un autre, qui fait bouger tout le corps (litt. "qui agite la cité entière") et qui le dote d'une force immense".
La méditation (dhyâna) est l'état "mental au-delà du mental" (manonmanî) "sans se soucier de rien (acintitam bhave ?). où le yogi "contemple le monde entier".
Le yoga : "Pratiquant intelligemment dans un lieu sauvage ou dans la montagne, le yoga libéré de tous les couples d'opposés procure sans tarder la réalisation au yogi".
"Les êtres accomplis par (ce) yoga se divertissent en de nombreuses expériences".
Le chapitre 9 décrit le maître et la Shakti suprême (parâ, la Déesse centrale dans le Trika). La Shakti de gnose est "celle qui transmet la gnose, c'est-à-dire la possession par la Shakti de Shiva (rudra-shakti-samâvesha-jnâna-samkrânti-kârakam)". Bien sûr, un tel maître est rare. Sans elle/lui, on ne fait qu'errer dans les traditions, les religions, les textes, les sanctuaires et les vaines pratiques.
Le chapitre 10 décrit le mauvais puis le bon disciple.
Le mauvais est, par exemple, "le logicien, le ritualiste, handicapé, l'intouchable, celui qui a une voix de corbeau, l'illettré, celui qui est malade, qui ne respecte pas ses engagements initiatiques (samaya), l'impulsif, celui qui a les dents pourries, qui ne respecte personne, etc. En gros, ce texte semble respecter la vision classique/brahmanique/bouddhiste du mauvais disciple.
Le bon disciple est tout le contraire : dévoué au shivaïsme, expert dans tous les systèmes, toujours attaché au maître divin (guru-deva), impartial envers tous, endurant, sans rancune, paisible, vérace, fidèle, gardant ses engagements initiatiques (samaya). Le maître peut initier même les Barbares (les étrangers, mlecchas).
Le chapitre 11 décrit différents yogas, autour de l'opposition entre "le yoga du labeur" et "le yoga du nectar d'immortalité". Ce dernier est le yoga de la liberté où "le yogi joue à sa guise en tous les états, il jouit de tout et tel est sa pratique". Ce yoga est simple,sans Mantra ni mandala, etc. C'est le nectar du yoga qu'obtiennent les adeptes du Koula. Ils contemplent "par ce yoga céleste et divin" la conscience "au centre du corps, immaculée". Shiva ajoute "Quelle merveille ! Quel miracle ! Pour ce (yogi), tout est divin, tout est conscience, le Soi, l'expérience directe".
Ce qu'il faut, c'est un maître capable de transmettre cette "Shakti de Shiva", car "s'il trouve un maître sans Shakti, comment le disciple pourrait-il atteindre la réalisation ? SI l'arbre est tranché à la racine, comment pourrait-il fructifier ? Le maître possédé par la Shakti de Shiva est le meilleur des maîtres."
Le chapitre 12 décrit l'origine de ce yoga, sa lignée (avatâra) et encore une fois la grandeur de ce yoga comparé aux "adorateurs du linga" qui ne font que réciter des Mantras "sans que rien ne se passe".
Il y a enfin quelques feuilles fragmentaires, avec des sujets comme "le trident des Shaktis", "l'essence du yoga" (yoga-sadbhâva), l'observation du souffle ("l'expérience essentielle de la respiration se trouve à la pointe du nez", "Le puissant (yogi) consume les objets en se tenant dans la cavité du nez", "Shiva est présent à la pointe du nez dans tous les corps"..., "tant que le souffle ne sort pas, il est dit 'indivis'"...). Ainsi le yogi réalise l'être unique dans tous les corps, à la fois présent dans son corps et libre de tous les corps : "Quand il lâche le corps, le vivant va reposer dans l'espace extérieur, il est alors libre des objets. C'est cela, l'absolu sans peur".
Enfin, l'ultime chapitre rejette les chakras, les pranayamas, tous les concepts qui n'est "ni consciente, ni inerte, ni soi, ni autre, qui est pleine connaissance débordante, état de plénitude qui n'est ni le corps, ni abandon du corps, ni abstraite, ni concrète, ni lointaine, ni proche, ni dans le corps ni dans le ciel, ni entre les deux". L'état du Koula est cet état qui qui est affranchi de tout cela. Quand on lâche tous ces états, il reste le Koula, "état de plénitude, plaisir total (mahâ-sukha)".
Malgré l'état du manuscrit, le message de ce texte ancien est clair : l'essentiel est l'expérience vivante de l'énergie dans le corps. Cette énergie ne se limite pas au corps, mais elle doit passer par une expérience corporelle, spontanée ou basée sur un yoga visionnaire ou un yoga du ressenti du du souffle. Le seul thème du Koula qui n'est pas absordé dans ce manuscrit est le yoga sexuel.
Abhinava Goupta et le shivaïsme du Cachemire intègrent cette tradition ancienne, mais la dépassent : pour Abhinava Goupta, rien ne peut certes mener à l'Eveil, car la conscience est libre. Mais rien ne peut l'empêcher non plus. Il ne rejette donc pas les techniques (l'adoration du linga, etc.), mais souligne juste qu'une méthode est valide dans la mesure où elle est valide pour telle personne à tel moment. Ni rejet des méthodes, ni dogmatisme, plutôt pragmatique, dans la perspective où, la conscience étant absolument libre, tout est possible.
Pour ma part, je retiens du Koula, tradition parfois touffue et baroque, que l'essentiel est la plongée en soi.
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