Au hasard, dans l’irremplaçable Arcane de la déesse Tripourâ, en la part de la connaissance, chapitre seize :
paśya pratyāvṛttacakṣuḥ svātmānaṃ kevalāṃ citim /
âdeśakālam eva svaṃ paśyantyuttamabuddhayaḥ //
"Regarde !
Le regard inversé, vois ton propre Soi,
regarde-toi toi-même,
pure et simple conscience.
Ceux qui sont parfaitement éveillés
se voient eux-mêmes/ contemplent le Soi
au moment même où il est pointé."
L'Arcane de Tripourâ, XVI, 26
pashya : "Vois !", "regarde !"
Comment ?
prati-âvritta-cakshuh : "ayant les yeux retournés"
Quoi ?
sva-âtmânam : toi-même, soi-même, ton propre soi, mon propre soi
Qui est comment ?
kevalam citim : "qui est seulement conscience" (citi=acte de conscience, dynamique, nuance par rapport à cit, conscience statique, passive, "témoin")
Quand ?
âdesha-kâlam eva "au moment même où cela est pointé/ indiqué"
(le Commentateur précise naivaṃvidhamātmatattvaṃ parokṣamityāha - paśyeti | nanu śravaṇānantaraṃ
mananādikrameṇa kālāntare paśyāmīti cedāha - ādeśa iti | upadeśakāle śravaṇakāle evetyarthaḥ Cet être du Soi est immédiatement présent, il dit donc 'vois !' Mais peut-être qu'il faut juste entendre cela, pour ensuite, à un autre moment, réfléchir, etc. graduellement ; si l'on fait cette objection, il dit "au moment même où cela est indiqué" : au moment où cela est enseigné, c'est-à-dire au moment même où cela est entendu")
le Soi, svam,
que
pashyanti "contemplent"
uttama-buddhayah "ceux qui sont parfaitement éveillés".
Le verset suivant précise :
cakṣurnaitad golakaṃ te manaścakṣurudāhṛtam /
yena paśyasi svapneṣu taccakṣurmukhyamucyate
"Ces yeux ne sont pas les boules de chair, mais les yeux de l'esprit, grâce auxquels on voit dans les rêves. Voilà le véritable regard, dit-on."
Et cet autre joyau, au chapitre suivant :
nirvikalpakavijñānādajñānaṃ na nivartate /
nirvikalpakavijñānaṃ kenacinna viruddhyate // 27 //
Tripurârahasya, Jnânakhanda, XVII
Le commentateur, un illustre inconnu, Shrî Nivâsa, habitant de l'Andhra (au temps pour le "shivaïsme du Cachemire") : nirvikalpakajñānaṃ pratyabhijñābhinnaṃ samādhirūpaṃ nājñānanāśakamiti
"L'ignorance n'est pas détruite par l'expérience sans concept,
(car) l'expérience sans concept n'est contredit par rien. - 27
Commentaire : La connaissance sans concept, en forme de samâdhi, (si elle est) privée de reconnaissance, (laquelle comporte des concepts), ne peut détruire l'ignorance."
Une conscience non-conceptuelle, à elle seule, ne peut détruire l'ignorance, car comme l'espace, elle embrasse tout et ne contredit rien ni personne. Je vis chaque jour des milliers de moments sans concept, sans bifurcation, sans mots : le sommeil profond et les intervalles. Pourtant, ils ne m'éveillent pas, car la conscience, c'est-à-dire Dieu, embrasse tout. Elle agit, mais dans l'amour, dans un absolu respect de la liberté de l'individu, sachant que l'individu n'est nul autre qu'Elle.
Ce texte est un trésor fiable. Je l'ai découvert à seize ans et je le lis et le relis chaque jour avec la même jubilation respectueuse.
Ce matin, en écoutant Nothomb, cette autre réflexion m'est venue. "Autre", mais pertinente ici, quoique pour d'obscures raisons :
J'ai l'impression que l'on parle partout de la disparition de la nature, à juste titre. Mais l'on n'informe pas assez de celle de la culture. Or, autant la l'indiscutable raréfaction des insectes est un signe du fait dénoncé, autant l'effondrement lexical et syntaxique en est un autre, largement dénié. Il faut donc en parler. S'en troubler, car enfin, pas de nature sans culture. C'est une règle élémentaire de la grammaire cosmique.
Autre observation, dans le prolongement de cette décadence : il me semble que plus nous - les auteurs, les écrivains, les passeurs, les philosophes, les chercheurs - nous faisons des efforts pour rendre accessible un savoir, plus les lecteurs sont paresseux. Il y a là une sorte d'affreux balancier, ou peut-être une spirale infernale. Je l'avais remarqué en classe : plus les professeurs se démènent pour se faire comprendre, moins les oreilles écoutent. Oui, il y a un cercle vicieux du pédagogisme qui roule sur la vague du mercantilisme, sans doute. Cette obsession de la fausse simplicité, qui est une vraie pauvreté, nous énerve, nous rend débiles. Soyons exigeants avec nous-mêmes. Discipline. Il n'y a pas de nature sans l'artifice d'une discipline, pas de joie de galoper à l'aventure sans le stratagème d'un yoga : yoga-yukta, "attelé au joug" comme disaient les guerriers de l'Inde ; yuktibhih "grâce aux stratagèmes" ; pas de liberté sans contrainte.
Dans les humanités brahmaniques, trois piliers, trois "portes vers la liberté (moksha-dvâra) : la grammaire, l'exégèse, la logique. Ne serait-ce qu'un accident, une vieillerie anecdotique ?
Belle journée à tous, fuyons. Le yoga est à réinventer. Courage et cœur à l'ouvrage.
Bonjour,
RépondreSupprimerOù peut on trouver ce texte « l’arcane de la déesse tripoura »?
Merci.
Il y a la traduction de Michel Hulin, "La doctrine secrète de la déesse Tripurâ", Fayard.
SupprimerBonjour,
RépondreSupprimerMalgré mes recherches, je ne vois pas dans le livre de Michel Hulin le passage si lumineux que vous citez. (Arcane de tricourant XVI 26).
Est-ce lié à une traduction différente?
Merci.
Suite:
RépondreSupprimerDésolé, effectivement page 143 du livre de Michel Hulin. J’ai préféré votre traduction dont sa forme plus directe m’a plus parlé.
Cordialement.