mercredi 22 juillet 2020

Pourquoi la conscience passe-t-elle inaperçue ?

Linga with Face of Shiva (Ekamukhalinga) | India (Jammu and Kashmir,  ancient kingdom of Kashmir) | The Met
Ekamukhalinga, Cachemire

La conscience se manifeste en manifestant toute chose. Alors que tout dépend de cette manifestation (prakâsha) pour apparaître, la conscience se manifeste par elle-même (sva-prakâsha). Donc rien ne peut la cacher et elle n'a besoin de rien pour apparaître. Elle est évidente.

Mais alors, pourquoi est-il si difficile de ne pas se laisser distraire ?
Si tout est conscience, pourquoi le moindre mouvement de l'attention suffit-il à dérober la conscience ?
Pourquoi, se demande Saint Bonaventure, voit-on les choses sans voir la lumière dans laquelle on les voit ?

Abhinavagupta répond :

yato'yamatra paramārthaḥ - yathā darpaṇāntaḥ
kumbhakāranirvartyamānaghaṭādipratibimbe darpaṇasyaiva
tathābhāsanamahimā [tathāvabhāsanamahimā - K. ṣ. ṣ.], tathā
svapnadarśane saṃvidaḥ (Vimarshinî II, 4, 4)

"Voici la vérité de (notre relation au monde) : Quand un potier qui fait tourner son pot se reflètent dans un miroir, la grandeur de cette manifestation appartient au miroir seul (et non pas au potier). Et il en va de même lors d'une vision onirique (: la grandeur de cette vision n'appartient pas à ce que l'on voit, mais à) la conscience (en qui apparaît cette vision)."

Donc, tout est conscience, car tout baigne dans cette lumière créatrice.
Mais alors, pourquoi cette lumière semble s'oublier elle-même, semble oublier sa propre "grandeur" ?
Pourquoi la reconnaissance de sa grandeur devient-elle nécessaire, si elle est évidente ? Utpaladeva, dans ses Stances, évoque un "égarement". Mais d'où vient cet égarement, si la conscience est "grande" et évidente ?

Abhinavagupta en vient à un point essentiel : 

tathāpi tanmahimnaiva etenedaṃ bahiḥ
sphuṭarūpaṃ kriyata ityabhimāna ullasati | evaṃ saṃvinmahimnā
kumbhakṛti daṇḍacakrādau ghaṭe sthite [ghaṭe'vasthite - K. ṣ. ṣ.]
tanmahimnaiva abhimāno jāyate; yathā mayā idaṃ kṛtam, anena idaṃ
kṛtam, mama hṛdaye sphuritam, asya hṛdaye sphuritamiti | tatra jaḍasya
mṛdāderdūrāpeto'bhimāna iti saṃvitsvabhāve kartṛtvaṃ
vyavasthāpyate | 

"Et pourtant, par cette grandeur même, cette croyance erronée se déploie : 'cela, à l'extérieur (de moi), apparaît clairement, (et cela est créé) par ce (potier)'. Ainsi, alors que le potier, ton tour, etc. et le pot existent (tous) par la grandeur de la conscience, par cette même grandeur est engendrée cette croyance erronée : 'J'ai fait cela ; de même, il fait cela ; ce (désir de faire cela) est apparu en mon coeur, ce (désir) apparaît clairement en son coeur'. En tout cela, la croyance erronée selon laquelle (on dépend) de choses privées de conscience telles que l'argile, etc. est fort éloignée (de la vérité) : cette (croyance en une) capacité créatrice (limitée) est suscitée par notre nature qui est conscience."

Quand on regarde un miroir, on n'a d'attention que pour ce qui s'y reflète et on oublie le miroir. Alors qu'en réalité, ces reflets n'apparaissent que dans le miroir et grâce à lui : grâce à sa pureté, sa limpidité, sa surface bien lisse. N'oublions pas qu'à l'époque d'Abhinavagupta, les miroirs étaient rares, précieux et bien loin de la perfection industrielle des miroirs que nous connaissons. Le miroir était donc un objet magique. Les reflets impressionnaient et ils apparaissaient comme des manifestations potentiellement surnaturelles. C'est bien pourquoi la divination sur miroir (dont nos "boules de cristal" sont de lointains descendants) est très ancienne en Inde. 
Et donc, à cause même de la transparence du miroir, j'oublie le miroir.
De même, à cause même de la transparence de la conscience, moi, conscience, je m'oublie.


Ainsi, la conscience s'oublie à cause de "sa propre grandeur", c'est-à-dire à cause de sa pureté même. C'est cette limpidité qui rend possible la profusion des reflets. Et du coup, nous oublions cet espace absolument pur. Et nous nous plaignons de cette profusion. Nous croyons qu'elle "cache" la conscience, qu'il faut purifier la conscience. Alors que c'est, au contraire, cette pureté même de la conscience qui la dérobe à elle-même, à son propre regard. Comme le soleil est "caché" par son propre éclat.

Dès lors, vouloir purifier la conscience est une impureté. Comme il est dit ailleurs, à trop vouloir purifier ce qui est déjà naturellement pur, on ne peut que le salir, comme un enfant qui s'approche d'un miroir et qui l'obscurcit par son haleine.

La seule pratique consiste à réaliser cela de tout son être. Plonger directement : s'abandonner en entier, faire confiance, avoir la foi. Tout est là, en pratique. A quel point ai-je confiance ? Est-ce que je suis dévoué ? Que se passe-t-il dans les situations "de stress" ? Je ne parle pas d'être détendu, de n'avoir que des bonnes sensations : ce sont là des critères trompeurs, car les situations peuvent toujours nous déborder. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la spiritualité contemporaine est généralement un échec : à tout miser sur le ressenti, on finit encore plus stressé. 

Le point est plutôt de s'abandonner du fond du cœur. Dans cette certitude que tout baigne dans la lumière, même si mon ressenti me dit le contraire - surtout si mon ressenti me dit le contraire. Car c'est cela la foi. Autrement, aucune confiance, aucun abandon ne seraient nécessaires. L'essentiel est dans l'intention profonde, la fidélité au milieu des péripéties, des hauts et des bas. Si je prends le ressenti comme critère, je suis perdu, car je fais de la surface, la profondeur. Je suis alors perdu, exactement comme le riche attaché à son argent etc. Je me fais moi-même esclave, librement. 

Bien sûr, cette erreur est enveloppée dans le jeu de la conscience. Mais ce jeu doit évoluer. C'est dans la nature de la conscience. 

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