Moïse et le Buisson ardent, par Domenico Fetti
Nous doutons souvent. Mais doutons de notre identité, de notre corps, de nos sensations, de nos jugements, de nos souvenirs, des choses, des êtres, de l'avenir. Nous doutons d'être à la hauteur, d'être à notre place, etc.
Mais nous ne doutons jamais d'être.
D'où vient cette foi mystérieuse ?
Quand on raisonne, c'est bien connu, on abouti à des connaissances relatives : une proposition est vraie parce que, en droit, son contraire peut l'être. Même si la raison fourni un degré de certitude plus grand que l'opinion, que la conjecture ou la simple croyance, elle est toujours en sursis d'être réfutée. Même si elle reste vraie, elle est vraie par rapport à un opposé, en relation à une erreur. Cette connaissance n'est pas totale, absolue, complète. Voilà pourquoi il existe une multitude de philosophies, de points de vue sur le monde, qui se complètent comme les facettes d'un diamant.
Mais l'intelligence ou intuition n'est pas de la même nature. Dans la contemplation (l'acte de l'intelligence), on ne connaît pas un objet, une chose, mais la lumière grâce à laquelle on connait les choses. La lumière s'éclaire elle-même par elle-même. La conscience se savoure elle-même. C'est la connaissance pure, sans objet, mais pleine de connaissance, de lumière et de présence. On est est, sans rien être en particulier. Il n'y a pas de séparation entre le sujet et l'objet. Juste une sorte de silence, intense et nonchalant à la fois.
Or, cette lumière n'a pas d'opposé, car rien ne peut être connu en dehors d'un acte de connaissance. Et cette lumière est cette connaissance. La lumière n'éclaire pas d'obscurité. Ainsi, l'obscurité n'est pas l'opposé de la lumière, mais sa privation. Et, dans le cas de la conscience ou intelligence, cette obscurité n'existe qu'au sein de la lumière elle-même, grâce au pouvoir qu'a la conscience de se nier pour laisser place à sa manifestation de soi comme autre. Quand je me dit que "je n'avais pas conscience", c'est toujours sur fond de conscience. Si l'on perçoit une zone d'obscurité, c'est grâce à la lumière de la conscience qui éclaire cet objet, cette obscurité.
Voilà pourquoi la connaissance immédiate de soi, intuitive, n'est comparable à aucune autre connaissance. Les autres connaissances sont des connaissances portant sur des objets, multiples, séparés. Au contraire, l'intelligence est connaissance de la connaissance, vision de la vision, par un retournement mystérieux mais simple.
C'est ce que dit l'aveugle de Marseille dans cet extrait :
"Tout raisonnement est sujet à un raisonnement contraire, et toute vérité à une erreur qui lui est directement opposée. Mais il est vrai qu'ici [dans la contemplation] l'âme ne raisonne point, qu'elle ne connaît rien d'opposé à son objet, non plus que celui qui voit la lumière ne se peut imaginer une qualité contraire à la lumière, si ce n'est les ténèbres qui ne sont pas une qualité contraire, mais une privation pure".
François Malaval, La belle ténèbre, 1670, p. 158
Si dans la contemplation est souvent décrite comme un vide ou une ténèbre, cela "vient aussi de l'éblouissement où l'âme se trouve souvent par un excès de clarté". Et aussi d'un sentiment d'humilité face à cette merveille de simplicité et de richesse, ce paradoxe vivant d'une évidence insaisissable, qui se révèle en se cachant.
La raison connait dans le temps.
L'intelligence embrasse hors du temps.
Il y a la même différence et la même ressemblance entre les deux qu'entre la lumière et les couleurs.
Nous doutons des couleurs.
Mais jamais de la lumière même.
Car nous sommes cette lumière.
C'est pourquoi aussi l'acte de conscience "je" n'est pas une construction mentale portant sur un objet par opposition à un autre, mais l'intuition totale de la lumière consciente. Ce point, expliqué dans le Poème pour la reconnaissance (Îshvara-pratyabhijnâ I, 6, 1-6), est comparable à ce qui est dit ici par Malaval, et qui est tout à fait dans la tradition platonicienne.
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