L'état poétique assoupli l'âme en suscitant en elle des émotions. Ces mouvement, en effet, attendrissent l'esprit, si dur d'ordinaire. Les soucis, les enjeux, réels ou imaginaires, les luttes et autres tensions endurcissent la substance du corps et en font un paquet de nœuds, comme une armure.
L'état poétique, au contraire, est un état libre. L'imagination et autres pouvoirs naturels n'y ont pas disparus, mais ils ne sont plus soumis au souci de la réussite, à la peur de l'échec, aux espoirs et aux regrets. Toutes amarres larguées, la nef se laisse aller au gré des courants. L'attention butine selon un hasard apparent qui est une réelle intelligence. Elle n'est plus ce pouvoir qui fragmente et arrache, mais un rayon souple, à l'affut de sa source, un courant marin dans la mer qui le guide et l'enveloppe, l'enroule et le déroule en une mystérieuse danse.
L'âme fond. Les chaudes ondes de la compassion, de l'amour, du dégoût, de l'horreur, de la surprise, la dissolvent et l'emportent au grand large, là où tout répond à tout, là où tout est en tout. Les êtres et les choses se font écho, se reflètent et se pénètrent mutuellement. Les sentiments, ordinairement petits, éclosent et révèlent leur destin : dire ce qui ne peut l'être, et concourir à le dire malgré tout.
La tradition indienne raconte que le premier poème fut l'œuvre d'un sage abandonné qui vivait sur une île, Vâlmîki. Il vit un chasseur tuer un oiseau mâle qui embrassait tendrement sa bien-aimée. En entendant la peine de la femelle, il fut saisi de pitié et dit le verset primordial, âdi kâvya, adressé au chasseur. Je ne sais si ces vers peuvent être traduits sans être trahis. Mais assurément, ils ne répondent pas aux conventions.
Or, tous ces pouvoirs sont ceux de l'amour divin (bhakti) et de la pratique tantrique non-dualiste. "Non dualiste", ici, signifie "qui n'obéit pas aux conventions", à la loi de la réussite et de l'échec, etc. L'amour est émotion, grossière ou infiniment subtile, qui rend l'âme disponible au courant de la grâce. Celui qui sait ce que sont l'eau et la glace, est libre, dit la tradition. La dévotion, l'abandon, le don de soi, amollissent l'âme comme une cire prête à recevoir le sceau royal, les onctions, les touches qui la travailleront au plus profond. Ce feu l'échauffe et la rend malléable, apte à épouser les formes des courants qui consument et consomment ce qui doit l'être.
Telle est la véritable alchimie, celle de la vie intérieure. Voilà pourquoi la poésie est au cœur du Tantra, comme de toutes les traditions mystiques. Et voilà pourquoi l'effondrement de la parole dans le monde de la spiritualité mondialisée est une chose terrible. Jamais il n'y a eu, jamais il n'y aura vie intérieure sans parole.
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