vendredi 26 février 2021

La connaissance détruit-elle le monde ?



Il y a, en Inde, l'idée que la connaissance (jnâna, bodha) est la cause de la délivrance spirituelle. C'est la doctrine de plusieurs écoles qui, apparemment, affirment la même chose. Mais en réalité, il y a des différences et des débats.

Ainsi, dans l'Advaita Vedânta. Selon Shankara, la connaissance est supposée "détruire" l'ignorance et ses effets. Quand vous voyez la corde telle qu'elle est, le serpent et la peur qu'il a engendré disparaissent. La connaissance anéanti l'ignorance : cela semble logique. Mais, comme le monde est censé être un effet de l'ignorance, la connaissance est censée le faire disparaître. Et, si le monde ne disparaît pas, alors cela veut dire qu'il n'est pas un effet de l'ignorance, ou pas que. Cela veut dire qu'il n'est pas un simple faux-semblant. Or, de fait, le monde ne disparaît pas, jamais, pour aucun "éveillé", sans quoi cette doctrine même n'aurait pu être transmise, car bien sûr, toute transmission se fait dans un monde fait de différences.

Le problème est donc le suivant : Soit, la connaissance fait disparaître le monde ; mais alors, pourquoi ne disparaît-il pas en effet ? Est-il réel après tout ? Soit, la connaissance ne fait pas disparaître le monde ; mais alors, cela signifie-t-il que le monde n'est pas seulement un produit de l'ignorance ?

Ce problème a engendré des tensions dans le Vedânta. D'un côté, les partisans de la position "dure", au premier chef desquels se trouve Shankara. Selon lui, la connaissance a le pouvoir de faire disparaître ce qui n'est pas réel, et seulement ce qui n'est pas réel. La connaissance n'a d'effet que sur ce qui n'est pas réellement. Par exemple, sur le serpent, mais pas sur la corde, car la corde est le substrat réel de l'illusion du serpent. Or, le monde est changeant et pétri de différences. Il doit donc être illusion. Par conséquent, la connaissance doit le détruire, le faire disparaître, comme la vision de la corde fait disparaître celle du serpent. 

Ainsi, connaissance du monde et connaissance vraie sont incompatibles. Shankara l'affirme clairement :

pūrvabuddhimabādhitvā nottarā jāyate matiḥ

"La cognition ultime (uttarā) ne naît pas

tant que la cognition précédente n'a pas été supprimée"

Dans ce vers, il y a un terme crucial bādhita, "écarté, attaqué, opprimé, stressé, harcelé, frappé, bloqué, coincé..." Comme on voit ce terme exprime quelque chose de violent, de fort. Cependant, ce vocabulaire n'est pas propre au Vedânta, il est celui de la connaissance en général. On le traduit donc souvent par "réfuté". Il y a donc au moins deux idées dans ce vers : premièrement, que la connaissance du monde n'est pas vraie ; deuxièmement, qu'elle ne peut cesser d'elle-même. La connaissance vraie la supprime. Quelle est cette connaissance ? La ligne suivante nous l'apprend :

dṛśirekaḥ/â svayaṃ siddhaḥ/â phalatvātsa/ânca na bādhyate

"Seule la conscience n'est (jamais) supprimée,

car elle est évidente et parce qu'elle est le 'résultat' (de l'enseignement du Vedânta)" (Upadeshasahasrî II, 3)

La conscience est réelle parce que rien ne peut la supprimer, la faire disparaître, la bloquer, l'interrompre. Elle est "évidente", "prouvée par soi", "établie pas soi", "spontanément présente", "réalisée d'elle-même", car, si elle ne l'était pas, rien ne pourrait l'être. Elle est le substrat de toute expérience ou, mieux, elle est l'expérience elle-même. 

Mais en quel sens est-elle un 'résultat' ? Et, si elle est un résultat, comment pourrait-elle être permanente et, donc, réelle ? Car c'est une doctrine constante de Shankara que tout effet est impermanent. En gros, tout ce qui a un début, a une fin. Si donc la conscience, qui est aussi l'éveil, est le 'résultat" d'une action, elle est impermanente comme le reste et sera, à son tour, réfutée par une autre cognition. Shankara explique ailleurs que cette nature de 'résultat' doit s'entendre en un sens figuré. La conscience résulte de la suppression de la connaissance du monde, comme le soleil 'résulte' de la disparition des nuages. En réalité, il a toujours été là, mais on ne le voyait pas. 

L'idée importante est que conscience du monde, de ses différences, et conscience de la conscience une, sont incompatibles. L'apparition de l'une, c'est la disparition de l'autre.

Or, il n'en va certes pas ainsi dans l'expérience. Durant la méditation ou le sommeil, la conscience des différences cesse, en effet. Mais elle réapparaît toujours. 

Alors, comment comprendre cette affirmation de Shankara et du Vedânta ? 

Une première réponse consiste à dire que, si le monde ne disparaît pas à jamais, c'est que la véritable connaissance du Vedânta n'a pas encore été acquise. Shankara suggère cette possibilité. D'ailleurs, il va parfois jusqu'à dire que la "libération en cette vie" n'est pas la libération finale, car le délivré vit encore une sorte de dualité, même s'il a conscience que cette dualité n'est pas la réalité. 

Une autre réponse est celle du Vedânta dans son ensemble ("greater Vedânta", comme on a employé cette expression à propos de Sundardâs ou Nishcaldâs). Elle consiste à dire que le monde ne disparaît pas, il cesse simplement d'être pris pour la réalité, il cesse d'être perçu/pensé comme autre chose que l'absolu, "être, conscience et félicité". La connaissance est la connaissance que le monde est illusion, ou que le monde compris à part de la conscience, est illusion. L'apparence ne cesse pas, seule son interprétation est modifiée, ce qui peut modifier indirectement l'apparence même, mais non la faire disparaître purement et simplement. Dans cette optique, les affirmations traditionnelles du genre "La connaissance détruit le samsâra, la mort et la naissance", sont à prendre au sens figuré. La connaissance, en effet, anéantit la peur du samsâra. Mais il est vrai que le Vedânta "dur" ne décrit guère ce que peut être le monde sans cette peur. Il n'y a plus de souffrance psychologique quand on a acquis la connaissance, certes, mais la douleur physique ne disparaît pas. Il y a encore du karma à épuiser, jusqu'à la mort physique, qui marque la véritable délivrance. Quelques textes décrivent une expérience plus positive de la "délivrance en cette vie même", comme la Vague de félicité du libéré-vivant (Jîvanmukânandalaharî) ou le Yogavâsishtha, mais ce ne sont pas des textes de Vedântas "pur et dur"...

Une troisième possibilité serait de dire que la connaissance que procure l'Advaita Vedânta n'est pas la connaissance vraie, ou pas la connaissance complète.

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