vendredi 3 septembre 2021

En quoi a consisté l'éveil de Ramana Maharshi ?


Tous le monde le reconnaît : le message du sage indien Ramana n'est pas toujours des plus clairs. Notamment parce qu'on y remarque des contradictions. Ainsi, il dit parfois qu'il faut supprimer les pensées une à une, comme on viderait un océan avec une cuillère ; et ailleurs, il dit que tout effort en se sens est vain !

Dans mon petit livre sur les œuvres sanskrites de Ramana Maharshi, j'avais essayé de tirer au clair en quoi consiste le véritable message de ce sage, aujourd'hui l'un des plus populaires. Pour ce faire, je m'étais proposé de repérer, dans la masse des discours attribués au Maharshi, ceux qui avaient été pour lui les plus importants. C'est pourquoi j'avais retenu ses œuvres sanskrites, notamment celles qu'il avait d'abord composées en tamoul, avant de les traduire lui-même dans plusieurs langues dravidiennes, ainsi qu'en sanskrit. 

Il en est ressorti une image claire de son message que je vous invite à découvrir dans ce livre :



Cependant, il reste à mes yeux un point obscur : le récit de son éveil qui aurait eu lieu en 1896 à Madouraï. Voici sa version la plus diffusée, la plus lue et répétée, écrite en anglais par un certain B.N. Narasimhaswami vers 1930 :

"C'était environ six semaines avant que je ne quitte définitivement Madouraï que le grand changement dans ma vie s'est produit. C'était si soudain. Un jour, je me suis assis seul au premier étage de la maison de mon oncle. J'étais dans ma santé habituelle. J'étais rarement malade. J'étais un gros dormeur. Lorsque j'étais à Dindigul en 1891, une foule immense s'était rassemblée près de la chambre où je dormais et essayait de me réveiller en criant et en frappant à la porte, en vain, et ce n'est qu'en entrant dans ma chambre et en me secouant violemment que je suis sorti de ma torpeur. Ce lourd sommeil était plutôt une preuve de bonne santé. J'étais aussi sujet, la nuit, à des crises de sommeil à moitié éveillé. Mes rusés camarades de jeu, qui n'osaient pas se moquer de moi quand j'étais éveillé, allaient vers moi quand je dormais, me réveillaient, me promenaient dans la cour de récréation, me battaient, me menottaient, s'amusaient avec moi, et me ramenaient dans mon lit - et pendant tout ce temps je supportais tout avec une douceur, une humilité, un pardon, une passivité inconnus de mon état de veille. Au matin, je n'avais aucun souvenir des expériences de la nuit. Mais ces crises ne m'affaiblissaient pas, ne me rendaient pas moins apte à vivre et ne pouvaient guère être considérées comme une maladie. Ainsi, ce jour-là, alors que j'étais assis seul, il n'y avait rien d'anormal dans ma santé. Mais une peur soudaine et indubitable de la mort s'est emparée de moi. Je sentais que j'allais mourir. La raison pour laquelle j'ai ressenti cela ne peut pas être expliquée par ce que j'ai ressenti dans mon corps. Je ne pouvais pas non plus me l'expliquer à l'époque. Je n'ai cependant pas cherché à savoir si cette peur était bien fondée. J'ai senti que j'allais mourir et j'ai immédiatement cherché à savoir ce que je devais faire. Je ne me suis pas soucié de consulter des médecins, des anciens ou même des amis. Je sentais que je devais résoudre le problème moi-même, sur-le-champ.

Le choc de la peur de la mort m'a tout de suite rendu introspectif, ou "introverti". Je me suis dit mentalement, c'est-à-dire sans prononcer les mots : "Maintenant, la mort est arrivée. Que signifie-t-elle ? Qu'est-ce qui est en train de mourir ? Ce corps meurt.

J'ai immédiatement joué la scène de la mort. J'ai étendu mes membres et les ai maintenus rigides comme si la rigidité cadavérique s'était installée. J'imitai un cadavre pour donner un air de réalité à mes investigations ultérieures, je retins mon souffle et gardai la bouche fermée, serrant les lèvres l'une contre l'autre pour qu'aucun son ne puisse s'échapper. Que le mot "je" ou tout autre mot ne soit pas prononcé !

Eh bien, me suis-je dit, ce corps est mort. Il sera porté raide jusqu'à la terre brûlante et là, il sera brûlé et réduit en cendres. Mais avec la mort de ce corps, est-ce que "je" suis mort ? Le corps est-il "je" ? Ce corps est silencieux et inerte. Mais je ressens toute la force de ma personnalité et même le son "je" en moi - en dehors du corps. Je suis donc un esprit, une chose qui transcende le corps. Le corps matériel meurt, mais l'esprit qui le transcende ne peut être touché par la mort. Je suis donc l'esprit sans mort".

Tout cela n'était pas un simple processus intellectuel, mais me sautait aux yeux comme une vérité vivante, quelque chose que je percevais immédiatement, sans presque aucun argument. Le "je" était quelque chose de très réel, la seule chose réelle dans cet état, et toute l'activité consciente liée à mon corps était centrée sur cela. Le "je" ou mon "moi" était au centre de l'attention par une puissante fascination à partir de ce moment-là. La peur de la mort avait disparu d'un coup et pour toujours. L'absorption dans le Soi s'est poursuivie depuis ce moment jusqu'à aujourd'hui. D'autres pensées peuvent aller et venir comme les différentes notes d'un musicien, mais le "Je" continue comme la note de base ou fondamentale shruti qui accompagne et se mélange à toutes les autres notes. Que le corps soit occupé à parler, à lire ou à quoi que ce soit d'autre, je suis toujours centré sur le "je". Avant cette crise, je n'avais pas de perception claire de moi-même et n'étais pas consciemment attiré par elle. Je n'avais ressenti aucun intérêt direct et perceptible pour elle, et encore moins une disposition permanente à m'y attarder. Les conséquences de cette nouvelle habitude ne tardèrent pas à se faire sentir dans ma vie.

En premier lieu, j'ai perdu le peu d'intérêt que j'avais pour mes relations extérieures avec mes amis, mes parents ou mes études. Je faisais mes études machinalement. Je prenais un livre et gardais la page ouverte devant moi pour convaincre mes aînés que je lisais. Quant à mon attention, elle était loin, bien loin même de ces questions superficielles. Dans mes rapports avec les parents, les amis, etc., j'ai développé l'humilité, la douceur et l'indifférence. Autrefois, lorsque parmi d'autres garçons on me confiait une tâche pénible, il m'arrivait de me plaindre d'une répartition injuste du travail. Si des garçons me taquinaient, je pouvais répliquer, parfois les menacer, et m'affirmer. Si quelqu'un osait se moquer de moi ou prendre d'autres libertés, on lui faisait rapidement comprendre son erreur. Maintenant, tout cela a changé. Tous les fardeaux imposés, toutes les moqueries et tous les amusements étaient supportés docilement. L'ancienne personnalité qui s'opposait et s'affirmait avait disparu. Je ne sortais plus avec mes amis pour faire du sport, etc. et je préférais rester seul. Souvent, je m'asseyais seul, surtout dans une posture propice à la méditation, je fermais les yeux et me perdais dans une concentration totale sur moi-même, sur l'esprit, le courant ou la force (âvesam) qui me constituait. Je continuais malgré les railleries constantes de mon frère aîné, qui se moquait de moi, m'adressait aux titres de jnânî (sage), de yogîshvara (Seigneur des yogis) et me conseillait avec humour de m'en aller dans une forêt vierge dense comme les rishis d'antan. Toute préférence et tout évitement en matière de nourriture avaient disparu. Toute nourriture qui m'était donnée, qu'elle soit savoureuse ou insipide, bonne ou pourrie, je l'avalais sans me soucier de son goût, de son odeur ou de sa qualité.

L'une des nouveautés concernait le temple de Mînakshisundareshvara. Auparavant, j'y allais rarement avec des amis, je voyais les images, je me mettais des cendres sacrées et du vermillon sacré sur le front et je rentrais chez moi sans aucune émotion perceptible.

Après l'éveil à la nouvelle vie, je me rendais presque chaque soir au temple. J'y allais seul et me tenais devant Siva, ou Mînakshi ou Natarâja ou les soixante-trois saints pendant de longues périodes. Je sentais des vagues d'émotion m'envahir. Mon esprit avait renoncé à son ancienne emprise (âlambana) sur le corps, car il avait cessé de chérir l'idée Je-suis-le-corps (dehâtma-buddhi). L'esprit désirait donc avoir une nouvelle prise, d'où les fréquentes visites au temple et le débordement de l'âme en larmes abondantes. C'était le jeu de Dieu (Îshvara) avec l'esprit individuel. Je me tenais devant Îshvara, le contrôleur de l'univers et des destinées de tous, l'Omniscient et l'Omniprésent, et je priais de temps en temps pour que sa grâce descende sur moi afin que ma dévotion augmente et devienne perpétuelle comme celle des soixante-trois saints. La plupart du temps, je ne priais pas du tout, mais je laissais le profond intérieur se déverser dans le profond extérieur. Les larmes marquaient ce débordement de l'âme et ne traduisaient pas un sentiment particulier de plaisir ou de douleur. Je n'étais pas pessimiste. Je ne savais rien de la vie et n'avais aucune idée qu'elle était pleine de chagrin ; et je n'avais aucun désir d'éviter la renaissance ou de chercher la libération, d'obtenir le détachement (vairâgya) ou le salut. Je n'avais lu aucun autre livre que le Periapuranam, mes leçons de Bible et des bribes de Tayumânavar ou du Tevaram. Ma notion de Dieu (ou Isvara, comme j'appelais la divinité infinie mais personnelle) était similaire à celle que l'on trouve dans les Purânas. Je n'avais alors pas entendu parler de Brahman, de samsara, etc. Je n'avais aucune idée de l'existence d'une Essence ou d'un Réel impersonnel sous-jacent à toute chose, et que moi-même et Îshvara étions tous deux identiques à cette essence. À Tiruvannamalai, en écoutant le Ribhu Gita et d'autres ouvrages, j'ai retenu ces faits et découvert que ces livres analysaient et nommaient ce que j'avais auparavant ressenti intuitivement sans analyse ni nom. Dans le langage des livres, je devrais décrire ma condition mentale ou spirituelle après l'éveil, comme shuddha manas ou vijnâna, c'est-à-dire l'Intuition de l'Illuminé." (La Réalisation du Soi, pp. 19-24)

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Ce qui retient mon attention, c'est cette petite phrase : "le courant ou la force (avesam) qui me constituait". Voilà à quoi Ramana s'est donc "éveillé" et qui a transformé à jamais sa vie. Il ne parle pas d'un absolu impersonnel, ni du monde comme illusion. De fait, son récit n'évoque pas le Kevalâdvaita Vedânta de Shankara, auquel on identifie encore, pourtant, Ramana Maharshi.


Pour décrire ce qu'il a découvert et qui semble si important, il emploie en effet deux mots : "courant" et "force". Toutefois ce mot est précisé par un mot tamoul entre parenthèse, qui est aussi un mot sanskrit : âvesha. Littéralement, ce mot signifie "possession". Possession par un esprit (bhûta), par exemple. D'ailleurs, Ramana s'est demandé un temps s'il n'était pas possédé ou malade. Mais surtout, ce mot est au cœur du Tantra. En effet, dans le Tantra shaiva (et Ramana baignait dans cette culture, le premier livre hindou qu'il a lu est un livre shaiva : le Tevâram), âvesha désigne le fait d'être envahi par le divin qui prend, dès lors, le contrôle de l'individu. Cela ressemble beaucoup à cette phrase fameuse qui a définit tout le programme de la mystique chrétienne : "Ca n'est plus moi qui vit, mais c'est le Christ qui vit en moi". Comme le note David Godman, le seul maître spirituel indien à définir en profondeur ce terme est un maître du shivaïsme du Cachemire, Abhinavagupta, le plus important maître du Tantra.

Mais ce que l'on sait moins, c'est que le shivaïsme "du Cachemire" s'est diffusé et a connu une seconde vie dans le Sud de l'Inde, comme en témoigne, entre autres, une œuvre qui était parmi les favorites de Ramana Maharshi : le Secret de la déesse Tripourâ (Tripurârahasya), qui fut d'ailleurs commenté en 1831 par un brahmane dans la banlieue de Madouraï, soit deux générations à peine avant l'éveil de Ramana en cette même cité sacrée. 


Ainsi, le terme qui vient immédiatement à l'esprit de Ramana pour décrire son éveil, ça n'est pas le mot "éveil", ni un terme védântique, mais un terme du vocabulaire du Tantra, doté d'une épaisseur particulière. 

Et il parle d'un "courant", comme un courant électrique. C'est étonnant. Mais cela explique d'autres éléments de l'enseignement de Ramana : sa dévotion extraordinaire pour les 64 saints shivaïtes, son attrait pour le Tripurârahasya, pour le Yogavâsishta (autre œuvre composée au Cachemire et portant trace de son influence), le fait qu'il ait fait construire un temple sur la tombe de sa mère avec un culte de la déesse Tripourâ Lalitâ, tradition apparentée au shivaïsme du Cachemire. Certes, Ramana ne semble pas s'être bien entendu avec le "tantrique" Ganapati Mouni. En revanche, le maître Cachemirien Lakshman Joo lui a rendu une visite pleine de ferveur dans sa jeunesse. Du reste, Lakshman Joo a ramené de ce séjour un texte du shivaïsme du Cachemire qu'il acquît à Madras... 

Lakshman Joo et Ramana

Soit. Cependant, ce récit est en anglais, et Ramana n'a sûrement pas parlé en anglais, quoi qu'il connaissait cette langue. On peut donc se demander si ces propos - étonnants - sont fiables et exacts. 

Or, David Godman a retrouvé les notes originales de Narasimhaswami ainsi qu'un autre récit, directement en Teloungou - une autre langue dravidienne proche du tamoul - par un autre dévot de Ramana. Or, ces documents montrent que Narasimhaswami a embelli l'histoire :

1) Ramana parle plutôt de manière impersonnelle.

2) Ramana n'a pas "mimé" la mort en s'allongeant. En fait, il était alors déjà allongé en train de faire la sieste (une de ses habitudes), car il avait participé à un mariage et il était fatigué. C'est là que la peur de la mort l'a envahit. Quatre ans avant, lors de la mort de son père en 1892, évènement certes traumatisant, il s'était déjà questionné en profondeur sur la mort et était parvenu à la conviction que l'âme est immortelle.


3) Ramana ne se question pas vraiment, il n'y a pas de véritable dialogue intérieur pendant qu'il "imite" l'expérience de la mort. Plutôt, il plonge directement en lui-même, il se laisse posséder, il saute dans le "courant", il se laisse couler. Plus tard, il emploiera certes les mots sanskrit vicâra et mârgana, souvent traduits par "investigation, "enquête" ou "quête". Mais vicâra signifie aussi "plonger", "suivre", comme dans la métaphore du pécheur de perles que Ramana employait par ailleurs. Il s'agit donc plus d'un geste intérieur, plus que d'une enquête philosophique en bonne et dure forme. 

4) Il n'y a pas, dans ce récit de l'évènement de 1896, l'idée que le monde est une illusion. Plutôt, il y a un envahissement par cette présence qui, au début (pendant quelques semaines) semble encore étrangère ("superimposed") mais qui s'impose vite comme l'être même de l'individu et qui va ensuite le guider et agir à travers lui ; comme dans une possession, âvesha ou samâvesha.

5) Le comportement qui s'ensuit est très religieux : Ramana va au temple, est envahi d'émotions, de tremblements, puis il quitte sa famille pour rejoindre un sanctuaire religieux shaiva dont il a vaguement entendu parler.

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De tout ceci ressort une image très différente de celle que l'on se fait de Ramana habituellement : Ramana n'est PAS un maître de Vedânta. Il n'a suivi aucune formation traditionnelle et lui même n'a jamais enseigné la méthode traditionnelle du Vedânta, celle qui définit l'identité du Vedânta comme tradition. Il ne cite presque jamais les Commentaires de Shankara, pierre fondatrice du Vedânta. En revanche, il cite et s'inspire d'enseignements védântiques situés aux marges de la tradition. Il les emploie et les détourne dans son sens. Par exemple, quand il affirme que le monde n'existe pas pour lui, cela semble davantage exprimer la puissance du "courant" intérieur dans lequel il est absorbé depuis 1896, plutôt qu'une thèse philosophique bien déterminée à la façon du Vedânta. 

Finalement, tout l'enseignement de Ramana, parfois impressionnant, se ramène à cela : la découverte d'une force intérieure, d'un courant qui le possède et qui se révèle être son Moi véritable.

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