lundi 13 septembre 2021

Une étrange cécité


 Où est Dieu ?

Un disciple de maître Eckhart répond par "l'art de la logique" en remontant vers Dieu à partir de ses noms. Or, le premier de ces noms est Être :

"Tourne tes yeux vers l'Être dans sa pure simplicité, et laisse tomber l'être participé, qui est ceci ou cela. Considère seulement l'être en soi, l'être non mêlé de non-être. Car de même que le non-être est la négation de tout être, de même l'être en soi est la négation de tout non-être. Une chose encore soumise au devenir, ou qui a été [mais qui n'est plus] n'est pas maintenant dans une présence essentielle. Or on ne peut bien connaître l'être composite, ou le non-être, qu'en connaissant l'être universel. Ce n'est pas un fragment d'être composant telle ou telle créature, car l'être particulier est tout mêlé d'un élément étranger qui est la possibilité de recevoir quelque chose.

Voilà pourquoi l'Être divin sans nom doit être en soi un être universel, qui maintient par sa présence tous les fragments d'être". (Henri Suso, Tel un aigle, trad. Wackernagel un peu modifiée).

Où est Dieu ? Dieu n'est ni seulement en ceci, ni seulement en cela. Il est l'Être en qui tous les "ceci" et tous les "cela" ont leur être. Les choses et les êtres tiennent leur être de l'Être. Dieu est le fondement de l'être des choses, il est l'être universel qui ne tient pas son être d'un autre être : il est "en soi". Il est donc indépendant. 

Mais, plus que cela, il est "ce qui maintient ensemble les fragments d'être". Dieu est l'espace vivant qui relie les chose, qui les met en relation et les unifie.

Cette thèse est aussi celle du tantra, pour qui Dieu est le ciment des choses. Utpaladeva montre que Dieu est l'essence même de toute relation, sachant que la relation est l'essence des choses. L'Être est donc unité, unification, c'est-à-dire relation. Sans l'Être, non seulement les choses n'existeraient pas, mais encore chacune serait isolé et aveugle.

Cependant, le tantra ajoute que cet unifiant des choses est la conscience, cette lumière vivante qui est notre essence, qui est le plus intime. Telle est la philosophie tantrique de la Reconnaissance : reconnaître le divin transcendant dans la conscience immanente.

La conscience, comprise en ce sens, ne semble pas être au coeur de la théologie chrétienne. Il y a cependant une exception. Et c'est précisément cette mémorable exception, dans l'Itinéraire de l'esprit vers Dieu, de Saint Bonaventure, que Suso va maintenant paraphraser :

"C'est une étrange cécité de l'intelligence humaine qu'elle ne puisse vérifier [=reconnaître] ce sans quoi elle ne peut ni connaître, ni voir. 

Il en va comme de l'oeil : quand ils 'applique à distinguer la multiplicité des couleurs, il ne prête pas attention à la lumière grâce à laquelle il voit toutes les autres choses. Ou s'il voit la lumière, il n'y prête pas attention pour autant."

On se dit : "Oui, c'est la conscience ; et alors ?" Nous ne reconnaissons pas dans cet ordinaire l'extraordinaire. Nous sommes comme ce pauvre qui va chercher un trésor au loin, alors qu'il habite sur un tel trésor.

"Il en va de même pour notre oeil spirituel : quand il regarde tel ou tel être, il néglige et ne discerne pas l'Être qui est absolument pur et simple par lequel il distingue les autres.

C'est pourquoi un maître de sagesse dit que l'oeil de notre connaissance, en raison de sa faiblesse, se tient face à l'Être qui est en soi le plus connaissable, comme l'oeil d'une chauve-souris face à la claire lumière du soleil."

Ainsi le plus évident devient obscur, le jour devient nuit. Nous cherchons partout le collier que nous portons au cou, ce joyau qui est pourtant plus proche de nous que n'importe quelle pensée, que n'importe quelle émotion.

Suso en conclut que ce sont les "êtres particuliers" qui nous détournent de l'Être, qui nous aveuglent et nous empêchent de voir "la divine ténèbre qui est en soi la plus lumineuse clarté". 

Ici cependant, le tantra dit autre chose : Ce ne sont pas les êtres et les choses qui nous empêchent de voir l'Être par lequel on voit. Mais c'est plutôt l'absence de reconnaissance pour cet être. Nous croyons qu'il est banal. Et cette croyance entraîne le manque d'attention à son égard, et la vaine recherche de notre bonheur dans les "fragments d'être". C'est donc cette croyance qu'il faut remettre en question, et non la présence des choses, même si le calme et le silence extérieur peuvent nous aider à être attentifs. Autrement dit, la présence des choses est compatible avec la présence essentielle, avec la présence de l'Être. En effet, comment des fragments, des reflets évanescents, pourraient-ils cacher la lumière qui les éclaire, l'Être qui les fait être ? Comment les reflets pourraient-ils cacher le miroir ? 

Il ne nous reste donc plus qu'à nous tourner vers l'Être, dans la reconnaissance de sa juste valeur, qui est infinie. Où est Dieu ? Dans le plus évident et le moins reconnu.

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