samedi 30 décembre 2023

Quelle connaissance est libératrice ?


D'ordinaire, la connaissance est considérée comme libératrice. Mais Shiva dit que "la connaissance est le lien.

Alors qu'en est-il ? Lien ou libération ? 

La connaissance incomplète est un lien.

La connaissance complète est libération.

Mais qu'est-ce que la connaissance complète ?

C'est la connaissance complète de l'expérience, c'est-à-dire de la conscience.

Mais qu'est-ce que la connaissance complète de l'expérience ?

C'est la connaissance complète du cycle de la conscience. Ce qui est dit dans le Tantra de la pratique du yoga :

utpattisthitisaṃhārān ye na jānanti yoginaḥ /
na muktāste tadajñānabandhanaikādhivāsitāḥ // (cité dans Tantrâloka, 6, 59)

"Les yogis qui ne connaissent pas

les (cycles de) l'éclosion, de l'existence et de la résorption

ne sont pas libérés : ils baignent entièrement

dans le lien qu'est cette connaissance incomplète."

La voie royale de l'éveil libérateur est donc la voie de l'observation attentive des cycles de la conscience, c'est-à-dire de l'expérience. Tant que je ne connais pas pleinement la source des pensées, sensations et autres cognitions, je suis aliéné. Dès que je la reconnais, je deviens "maître de la roue".

jeudi 7 décembre 2023

L'œil qui ne voit pas



La conscience.
La plus parfaite évidence.
Le mystère le plus insondable.

Je voudrais partager avec vous que cet enseignement existe aussi dans notre tradition, occidentale. Non seulement en Orient.

Voici des sources.

D'abord, un extrait d'un enseignement d'Augustin d'Hippone (430) :

"Puisque la lumière fait voir tous les autres êtres 
qui se voient à la faveur de ses rayons, 
aura-t-elle elle-même besoin d'un secours étranger pour se faire voir ? 
La lumière fait apercevoir les objets étrangers, et du même coup, 
elle se fait apercevoir elle-même. 
Tout ce que nous comprenons, 
nous le comprenons au moyen de notre intelligence ; 
et notre intelligence, comment en avons-nous la connaissance, 
sinon par elle-même ? 
En est-il de même de nos yeux, 
et se font-ils voir en même temps qu'ils montrent les objets environnants ? 
Non, car si l'homme aperçoit les autres avec ses yeux, 
il ne les aperçoit pas eux-mêmes. 
Les yeux de notre corps voient autour d'eux, mais ils ne se voient pas : quant à notre intelligence, elle comprend
ce qui n'est pas elle, et elle se comprend elle-même." (Sur l'Evangile selon Jean, traité 47, 3)

Voilà le paradoxe étonnant : 
la conscience ("l'intelligence") est la lumière qui rend tout visible ; 
et pourtant, je ne la vois pas ! Je ne vois pas ma vision. 
Plus encore : Cette lumière n'a pas besoin de lumière pour être illuminée, 
car elle s'illumine elle-même en illuminant ce qui l'entoure. 
Il en va de même pour la conscience : 
En manifestant les choses, elle SE manifeste. 
Elle n'a donc pas besoin d'une autre conscience pour se réaliser, se connaître. 
Et pourtant, je ne la réalise pas ! 
Je ne prend pas conscience que je suis, qui est tout, 
hors de laquelle il n'est rien, 
alors même que je ne pourrait prendre conscience de rien sans conscience.

Voici donc deux principes d'éveil qui sont au cœur du Tantra non-dualiste et que l'on retrouve ici, en plein cœur de la tradition occidentale : 1) La conscience n'est pas connaissable à la manière d'un objet ; 2) La conscience n'a pas besoin d'autre chose pour se connaître.

Mais alors, pourquoi ne se connait-elle pas ? Pourquoi ne suis-je pas "éveillé" ? Parce qu'à force d'être omniprésente, elle est comme invisible. Comme l'espace, partout et, donc, nulle part. Transparente, elle présente les choses en s'absentant. Tournée vers les choses, elle s'oublie.

Second extrait, d'Hugues de Saint-Victor (1141) :

"L'œil voit tout sans  se voir lui-même, 
et cette lumière qui nous fait apercevoir tout le reste 
ne nous permet pas de voir le visage même 
où se trouve la lumière de nos yeux.
C'est pas des indices extérieurs 
que les hommes apprennent à connaître leur visage, 
et leur physionomie leur est connue le plus souvent par l'ouïe que par la vue, 
à moins que tu n'apporte un miroir d'un autre genre, 
où je puisse connaître et aimer le visage de mon cœur. 
Comme s'il n'était pas très juste de traiter de fou celui qui, 
pour nourrir son amour, 
regarderait sans cesse dans le miroir le reflet de son visage." (Les Arrhes de l'amour)

Ici, la conscience (le "visage") est si proche, 
que je dois passer un par détour : le miroir. 
Ou bien la parole d'autrui. 
Cette parole, c'est l'enseignement spirituel, miroir de notre vrai visage. 
Ce miroir, c'est aussi la nature. 
Quand je contemple le cosmos, 
je me vois moi-même, 
j'aperçois "comme en un miroir" la Source de toutes choses, 
au-delà de toutes choses, 
mais pas encore "face à face".
Notez aussi l'allusion à Narcisse :
était-il amoureux du reflet, ou du miroir ?

Dernier extrait de Bonaventure de Bagnoregio (1274), à propos de l'Être pur :

"Quel étrange aveuglement pour notre esprit 
de ne point apercevoir
ce qu'il voit en premier, 
et sans lequel rien ne peut être connu.
Mais c'est comme notre œil, concentré sur diverses couleurs : 
il ne voit pas la lumière qui les rend visibles. 
Ou s'il la voit,
il ne la remarque pas. 
Il en est de même pour l’œil de notre âme :
concentrée sur les choses particulières et générales, 
il ne remarque pas l'être qui est au-delà de toutes les catégories,
alors que c'est l'être qui se manifeste en premier dans l'âme,
et que c'est grâce à lui qu'il voit le reste.
Ainsi la formule se vérifie pleinement : 
'semblable à l’œil du hibou aveuglé 
par la lumière, l'œil de notre âme est ébloui par trop d'évidence'.
Habitué aux fantômes du sensible, dès qu'il regarde la lumière de l'Être souverain,
il lui semble ne plus rien voir.
Il ne comprend pas que cette obscurité suprême 
opère l'illumination de notre esprit.
Ainsi l'œil du corps en face de la pure lumière a l'impression
de ne rein voir." (Itinéraire de l'esprit vers Dieu, 5, 4, trad. Duméry modifiée)."

"Ebloui par trop d'évidence"... tout est dit. Où tout ce qui peut l'être.
Dans ces extraits toute l'évidence et tout le mystère sont indiqués, de ce que l'Inde nomme "conscience" ou "soi-même".

Je note au passage que notre premier auteur, Augustin, réfute dans son traité Du Maître l'idée que l'on puisse faire connaître en pointant du doigt. Selon lui, chacun de nous a déjà un "doigt" intérieur pointé vers la Vérité (le Maître, le Logos). Et c'est cela qui rend possible l'intelligence. Or, en Inde, Bhartrihari et Abhinavagupta défendent une idée très semblable. Là encore, affinité, voire parenté de l'Inde et de l'Europe.

Ainsi, de même que la conscience croit avoir besoin d'une autre conscience (un maître ou un "gourou") pour se connaître, de même nous croyons avoir besoin de l'Inde, et autres idoles, pour nous connaître, alors que cette même conscience est bien présente, ici, en Occident, de même que la conscience est omniprésente. 

Or, voici venu le temps du retour.

dimanche 19 novembre 2023

Oublier le monde ?

Brahmâ

Le Livre de la libération, Mokshopâya (qui deviendra plus tard le Yoga-vâsishtha, dont j'ai traduit une version abrégée), résume en un verset l'essence de l'enseignement non-dualiste transmis à l'origine par Brahmâ. La libération, c'est le détachement. Or, ce détachement n'est pas possible tant que l'on croit en la réalité du monde. Le MU, par la bouche de Vasishtha, conseille donc d'oublier le monde :

bhramasya jāgatasyāsya jātasyākāśavarṇavat /
apunaḥsmaraṇam manye sādho vismaraṇaṃ varam // 1,2.2

"Ô toi qui es noble ! Ce monde est une illusion,
il (semble) exister comme la couleur du ciel.
Je recommande de ne plus y penser :
l'oubli (du monde) est excellent."

Mais le commentateur Bhâskara (XVIIème siècle) qui connaît aussi le shivaïsme du Cachemire, critique cette valeur accordée à l'oubli :

he sādho | Ô toi (prince Râma) qui es noble !
aham asya puraḥ sphurataḥ | jāgatasya jagatsambandhinaḥ | Moi, à propos de ce monde qui se présente ici et maintenant,
tadviṣayasyeti yāvat | et des objets qu'il comporte,
tathā ākāśavarṇavat ākāśanīlimavat | (je dis qu'il est) comme la couleur du ciel, comme le bleu du ciel.
jātasya prādurbhūtasya | (Ce monde semble) exister, (semble) réel,
mithyābhātasyeti yāvat | mais (en réalité) il est une apparence illusoire.
bhramasya jagattvajñānarūpasya mithyājñānasya | Cette illusion qu'est la cognition "monde" est une cognition erronée.
apunaḥsmaraṇam punaḥsmṛtiviṣayabhāvānayanam | (Je recommande) de ne plus y penser, de ne plus y prêter attention.
upekṣām iti yāvat | Autrement dit (je recommande) de le regarder de haut.
varam utkṛṣṭaṃ | (Cela) est excellent.
vismaraṇam vismṛtiṃ | L'oubli, c'est le fait de "ne plus penser à".
manye | Je (le) recommande)
upekṣā evātra yuktā | (Mais) ici, seul un regard distancié est adéquat (yuktâ),
na vismṛtiḥ | et non pas l'oubli.
tasyāḥ jāḍyavyāptatvād iti bhāvaḥ || Parce que, en effet, l'oubli relève nécessairement de ce qui est privé de conscience (et inerte, comme les pierres).
____

Bhâskara commence par paraphraser. Mais quand l'Auteur du MU prône "l'oubli" (vismarana), il tique. En effet, l'oubli ou amnésie est, par définition, un état inerte, jada, à l'opposé de la conscience, cit. Or, le MU, comme le shivaïsme du Cachemire et le Tantra non-dualiste, enseignement que "tout est conscience" (cinmâtram), et que la conscience est dynamique, créatrice, le contraire même de l'inertie et de l'oubli. L'oubli, c'est l'état d'une pierre, c'est le coma, c'est l'état où la libre conscience se manifeste (librement certes) comme son opposé : comme privée de conscience. Dans cette manifestation de l'opposé de soi, tout en restant soi, la conscience affirme au plus haut point sa souveraine indépendance.
Et donc, Bhâskara propose d'interpréter cet "oubli" en le glosant par "regarder de haut" (upekshâ), ou "ne pas regarder", négliger, mépriser, regarder avec indifférence. Cependant, cela ne fait que repousser le problème, me semble-t-il.

Plus profondément, le message de détachement sur fond de prise de conscience de la nature illusoire de toutes choses est-il compatible avec l'élan absolu valorisé par le Tantra ? N'est-ce pas, en un sens, l'éternelle dispute entre Shiva et Shakti ?

samedi 18 novembre 2023

L'enseignement cosmique de la non-dualité



Selon le Livre est la méthode de libération, Moksha-upâya-shâstra, composé au Cachemire vers 950, Brahmâ, le Rêveur du rêve dans lequel nous rêvons tous, a prodigué un enseignement pour guérir les êtres du mal-être (duhkha) engendré par le mental (manas). 

Il a transmis cette thérapie à son fils spirituel, Vasishtha. Celui-ci l'a transmis à d'autres sages. Et ces sages l'ont transmis à leur tour aux rois de la Terre (bhûpati) qui, après la fin de l'Âge d'or, avaient de plus en plus de mal à éviter les guerres. Cet enseignement devint alors la science royale (râja-vidyâ), le secret royal (râja-guhya) transmis de génération en génération.

Un jour, on demanda au prince Râma d'aller combattre les démons qui perturbaient une grande cérémonie sacrée. Mais le prince, âgé de seize, était en train de réaliser que toute vie est vouée à la mort, que le pouvoir est vain, ainsi que tous les plaisirs. Les êtres sont plein de vices, la vie est une farce. A quoi bon aller se battre contre les démons ? Le roi son père demande alors à son prêtre, Vasishtha, de guérir le prince afin qu'il accomplisse ce qui est juste.

Quel est l'enseignement ?

Il est résumé dans le premier verset du Moksha-upâya :

divi bhūmau tathākāśe bahir antaś ca me vibhuḥ / yo 'vabhāty avabhāsātmā, tasmai viśvātmane namaḥ // 1,1.1

Je traduis littéralement :

"Je salue ce Soi universel qui est le Soi apparent, Seigneur qui m'apparaît à la fois à l'extérieur et à l'intérieur, qui m'apparaît dans le ciel, sur la terre et aussi dans l'espace".

L'accent mis sur le Soi comme Apparence (avabhāsa), comme manifestation de toutes choses, est frappant, car dans la suite de l'enseignement, l'accent est mis sur le fait que "tout est illusion". Ces deux affirmations a priori contradictoires doivent se comprendre ensemble : le Soi, n'étant limité à aucune apparence, se manifeste en toutes. Dépourvu de forme fixe, il apparaît sous toutes les formes. Comme un miroir qui n'a aucune forme propre et qui peut ainsi refléter toutes les formes, le Soi n'est rien et ainsi il est la source de tout.


La tradition de Kâlî, source méconnue ?


Il arrive que des traditions soient méconnues ou que leur influence soit sous-estimée. Par exemple, le gnosticisme, le platonisme, Hadewijch d'Anvers ou encore Jeanne Guyon.

Il en va ainsi du shivaïsme du Cachemire. D'où vient ce courant d'interprétation du Tantra, apparu au Cachemire au Xème siècle ? Quelles sont ses sources ?

Je souhait ici partager avec vous quelques découvertes, notamment grâce à un texte, le Chummâ-sanketa-prakâsha ou Enseignement oral des yoginîs, que j'ai traduit récemment. 

La tradition de Kâlî se présente elle-même comme la révélation ultime. Nombre d'indices tendent à montrer qu'en effet, elle a été considérée comme telle. 

Or, de plus en plus d'indices apparaissent qui montrent que cette tradition est bel et bien la source principale du shivaïsme du Cachemire. Ainsi, des mots qui sont caractéristiques du shivaïsme du Cachemire, comme vimarsha ou svâtantrya, apparaissent des les textes du Kâlî-krama. Son enseignement essentiel, le Quadruple Cycle de Kâlî (catruvidha-kâlî-krama), en a semble-t-il inspiré beaucoup. Notamment, le Yoga selon Vasishta, dérivé du Moksha-upâya, composé vers 950 au Cachemire. 

Ce texte immense (près de 30 000 versets !) s'inspire de toutes les traditions de l'époque, dont le Spanda. Or, le Spanda est clairement inspiré par la tradition de Kâlî. Le mot spanda "vibration" apparaît aussi dans les tantras etc. de la tradition de Kâlî. Le Yoga selon Vasishta est le texte de non-dualité le plus populaire en Inde. Traduit, adapté, recomposé maintes fois, il est la "sagesse royale" (râja-vidyâ), le "secret royal" (râja-guhya) transmis depuis Brahmâ jusqu'aux rois de notre âge sombre, dont Râma, héros du Râmâyana. 

Le Moksha-upâya, dont j'ai traduit l'une des versions abrégées, comprend six "livres" (prakarana). Les deux premiers sont une introduction. Les quatre derniers se nomment : utpatti "création", sthiti "existence", upashânti "résorption" et nirvâna "extinction". Or, on se demande quel est le sens de cette séquence (krama). Je propose ici l'hypothèse qu'elle est inspirée par la Quaduple séquence de Kâlî, quatre étapes du cycle de la conscience (samvit-krama) nommée : srishti "création", sthiti "existence", samhâra "résorption" et anâkhya "l'indicible". Je crois que nous retrouvons aussi ce quadruple cycle dans les versets inauguraux du Moksha-upâya :

yataḥ sarvāṇi bhūtāni pratibhānti sthitāni ca | yatraivopaśamaṃ yānti tasmai satyātmane namaḥ || 1 ||

"Salutation à ce Soi réel en qui tous les êtres apparaissent, en qui ils existent et en qui ils se résorbent !"

Les termes sont en partie (sthiti, upashama) ceux des livres du Moksha-upâya

Le second est construit sur le même modèle :

jñātā jñānaṃ tathā jñeyaṃ draṣṭā darśanadṛśyabhūḥ | kartā hetuḥ kriyā yasmāttasmai jñaptyātmane namaḥ || 2 ||

"Salutation à ce Soi Conscience, source du sujet connaissant, de la connaissance et de l'objet connu, source du sujet percevant, de la perception et de l'objet perçu, source de l'agent, de la cause et de l'action !"

Ici encore, nous retrouvons la même structure quadruple : une trinité dont la source est la conscience. Cet idéalisme est au cœur du Moksha-upâya comme du Kâlî-krama.

De plus, le Moksha-upâya intègre dans son enseignement non-dualiste, les enseignements du Spanda (son premier verset est repris maintes fois dans le MU), mais aussi le Vijnâna-bhairava-tantra et la tradition de Tumburu Bhairava avec les quatre déesses. J'observe, enfin, la présence d'un lexique congruent avec celui du Kâlî-krama : autour de l'espace (âkâsha, vyoman, viyat, nabhas, etc.), de la conscience (samvit, cit, etc.) et de la dynamique psychique (vâsanâ, samskâra, bhâvanâ, kalpanâ, etc.).

Le Kâlî-krama est donc la source principale du shivaïsme du Cachemire et du Moksha-upâya. Je crois que le temps est venu de redécouvrir cet enseignement si inspirant, radical et profond. Cette essence du Tantra transcende le Tantra.

vendredi 10 novembre 2023

"Il n'y a personne"


"Il n'y a personne" 

ici

qui parle, pense, agit.

____

A première vue, ces phrases sont absurdes, car elles sont énoncées par des personnes. Quand une personne dit, "il n'y a personne", c'est bien que cette personne est là. Si personne ne parle, rien n'est dit, personne ne peut dire "il n'y a personne".

____

Quand je constate cette absurdité, je vais spontanément songer à interpréter ces phrases, car je pars du principe que ce que disent les personnes a du sens. J'essaie donc de penser à des contextes dans lesquels ces énoncés apparemment absurdes, font sens.

Quelles sont les interprétations possibles ?

1) Le matérialisme : "il n'y a personne" car la conscience et le Moi sont des illusions engendrées par le cerveau.

2) Le Sâmkhya : "il n'y a personne" car je suis une pure conscience impersonnel, sans aucun contenu personnel, ni mémoire, ni pensée, ni imagination. Chacun de nous est un atome de pure conscience, identique en nature (pure conscience) et distinct seulement par le nombre, comme des exemplaires d'un modèle identique. Dans ce cas, la personne est matérielle. Le mental et le corps sont matériels. Mais le mental est fait d'une matière si subtile qu'elle en vient à se confondre avec la pure conscience que je suis vraiment, un peu comme une boule de cristal qui se confond avec le ciel, en raison de sa transparence.

3) Le Vedânta : "il n'y a personne", car il n'y a rien d'autre que la pure conscience. Il n'y a pas de personnes, mais il n'y a pas de monde non plus. Il n'y a rien d'autre que la pure conscience. Le "il n'y a personne" serait donc une affirmation incomplète de la vérité selon le Vedânta.

4) Le bouddhisme : "il n'y a personne" car la personne n'est pas ce qu'elle semble être. En réalité, la personne est un flux de cognitions. Il n'y a aucune identité, aucune unité réelle. Tout est fictif.

5) Le Tantra non-dualiste : "il n'y a personne" car je ne suis pas QUE ma personne. Je suis la conscience non-contractée, le Moi universel, qui se manifeste librement en tant que personne.

6) Le stoïcisme : "il n'y a personne" est une invitation à élargir son Moi au-delà des limites de ma personne, jusqu'à inclure tous les êtres raisonnables (dont les humains) et, finalement, le cosmos.

7) Le platonisme : "il n'y a personne" signifie que l'âme que je suis n'a ni forme, ni couleur, qu'elle n'est pas matérielle, ni dans l'espace ni dans le temps. Je dois me détacher du corps et du monde sensible.

8) La mystique chrétienne : "il n'y a personne" exprime le fait que mon âme, ma volonté, mon cœur, sont appelés à s'abandonner à l'action intérieure divine. "Je ne suis rien, Dieu est tout". 

_______

On remarquera que, plus on descend, plus l'expression "il n'y a personne" doit subir une interprétation éloignée de sa forme littérale. Cependant, il est important de noter que cette expression peut s'interpréter dans un sens cohérent, si on la prend comme une vérité incomplète ou s'insérant dans un contexte qui lui donne sa cohérence, ou comme une expression exagérée d'un sentiment intérieur. 

D'un autre côté, il est aussi important de noter que

a) presque n'importe quelle expression peut s'interpréter de manière charitable, avec un peu d'imagination et d'habileté avec les mots.

b) il est permis de douter que ceux qui emploient cette expression poussent à ce point leur réflexion. Il n'est pas interdit de supposer qu'il s'agit davantage d'un slogan répété pour ses effets sur un public inexpérimenté.

_______

Donc il est raisonnable de penser que ces phrases sont employées sans y penser.

vendredi 13 octobre 2023

Du cosmos au Soi, du Soi au cosmos



"Connais-toi toi-même, et tu connaîtras l'univers et les dieux".

Le célèbre précepte semble dire que la clé de la connaissance du monde est la connaissance de soi. Le chemin de la sagesse, le désir de savoir, la philosophie, va ainsi du sujet à l'objet. Ce chemin prend à contresens notre tendance à l'extraversion. La voie de la divinisation consiste à retourner son regard, car la source est en soi, non au dehors. A partir de ce dedans absolu reconnu au centre de soi, le philosophe parcoure à nouveau le chemin qui mène vers l'extérieur, mais à partir de la source divine cette fois. Il s'agirait donc de revenir à la Source en soi, pour ensuite faire l'expérience de toutes les étapes qui mènent à la manifestation du monde. 

Autrement dit, ce précepte a un sens, parce que la conscience crée le monde. Contrairement à la croyance commune, la conscience n'est pas engendrée par le monde, mais c'est bien l'univers qui est enraciné dans le centre de soi, comme les rayons d'un cercle se rejoignent en un seul et même centre.

Cependant, cet idéal n'est pas le seul. En parallèle à lui, en effet, nous trouvons la maxime inverse : "connais le monde et les dieux, et tu te connaîtras toi-même". C'est-à-dire : contemple l'ordre universel et tu comprendras quelle est ta juste place. Et tu t'y tiendras, et tu l'aimeras ou, à défaut, tu la supporteras. S'exerce à contempler l'infini du temps, revient à relativiser nos soucis, nos passions, nos obsessions, car tout cela n'est qu'un point infime au prix de l'immensité cosmique. D'une conscience égocentrée à la conscience cosmique, le mouvement est contraire à celui du précepte de Delphes. Pourtant, il est autant, voire plus, attesté. Selon Pierre Hadot, cette contemplation du cosmos est même l'essence de la sagesse antique.

En tous les cas, il est frappant de voir que l'important, dans ces deux mouvements inverses, vers l'intérieur et vers l'extérieur, est d'aller jusqu'au bout. Si je vais vers l'intérieur, mais sans aller au bout, je reste dans le psychisme et l'égocentrisme. Si je vais vers l'extérieur, mais sans aller au bout, je reste dans le monde des soucis immédiats, dans mon environnement, sans "sortir de mon trou" comme dit Kant.

Dans tous les cas donc, il importe d'aller au-delà des limites habituelles : limites intérieures de l'âme, limites extérieures du paysage familier, pour tendre vers l'un central et vers l'un qui englobe tout. Du reste, n'est-ce pas là aussi le sens de la parole "tu es cela" ou "tu es ainsi" (tat tvam asi) de l'Upanishad indienne ? La vérité de l'objet est la vérité du sujet. "La voie lactée au-dessus de moi, la conscience morale en moi". Dès lors, spiritualité (subjective) et science (objective) ne s'opposent plus. Parties en directions opposées, elles se rejoignent à l'infini. Voilà pourquoi la contemplation du cosmos est aussi un exercice spirituel, une pratique d'émancipation. En portant mon regard vers ce qui est plus vaste que moi, je m'affranchis, au moins provisoirement, des limites de mon moi habituel mais réducteur. L'essentiel est d'aller à l'infini. Les portes sont grandes ouvertes. 

Un exemple :



lundi 25 septembre 2023

L'âme, ce mystère



De plus en plus de gens sont scandalisés par la vogue du changement de sexe : Est-il juste de laisser des enfants subir des opérations chirurgicales qui mettent en péril leur vie et qui les engagent dans des chemins dont ils n'ont pas l'expérience ?
D'un autre côté, nous sommes attachés aux libertés individuelles. Et on pourrait voir dans ce mouvement, malgré ses dérives, la manifestation d'un désir de transcender l'individualité.

Au fond, qu'est-ce que l'identité ? Qu'est-ce que "être soi" ? Nous rencontrons ces injonctions : "Sois toi-même !" Mais de quel "soi" parle-t-on ? Du corps ? De l'esprit ? Des envies du moment ? D'un genre de mouvement de "progrès" infini ? Mais vers quoi ?

Notre "moi" est comme un tableau. Des choses viennent s'y inscrire. Des évènement, des choix, des réactions, des pensées, des souvenirs s'y inscrivent, comme des traits de craie sur une ardoise. 

Cependant, cette vision de notre "soi" a des conséquences néfastes.

En effet, comme le rappelle Plotin (Traité 2), si l'âme (notre "moi", notre "soi", "nous"), est comme un tableau sur lequel on écrit, alors ce que l'on écrit reste. Et il s'ensuit que ce qui reste empêche de nouvelles traces de s'inscrire. Si vous écrivez sur un tableau blanc, et que vous vous apercevez que le feutre n'est pas effaçable, vous êtes bien embêté ! Bientôt, vous ne pouvez plus rien écrire. Cet excès de mémoire (hypermnésie) conduit à l'encombrement, au blocage de la vie. L'expérience n'est plus possible : on arrête d'écrire. Cette situation correspond à une vision dogmatique du "moi" (ou du Moi). Il y a quelque chose d'écrit, d'inscrit, cela et rien d'autre. Ou alors, cela exprime la sensation que nous pouvons éprouver d'être trop pleins, pleins du passé, prisonniers des habitudes, des croyances, des "conditionnements". Les jeunes humains semblent souvent éprouver cette situation de blocage. Ils basculent alors facilement dans la situation opposée.

L'alternative, c'est d'effacer le tableau. Il n'y a, alors, plus rien. Je peux à nouveau écrire. L'inconvénient est que le tableau est vide. Il n'y a plus de passé (amnésie). Il n'y a plus d'identité, parce qu'il n'y a plus rien. Telle est l'attitude commune aujourd'hui. Les jeunes veulent "effacer" l'ardoise dans tous les domaines au gré de leurs envies. Certains adultes veulent se libérer de leurs responsabilité, de leur identité, de leur histoire, de leur mémoire, des traditions, de leur individualité, ressentie comme un insupportable fardeau. Mais dans ce cas, il n'y a plus rien. Et les individus, vides, se remplissent bien vite des pires inepties. Bien sûr, on pourrait décider de n'effacer le tableau que là où l'on a besoin d'espace pour écrire du nouveau. Mais ceci revient au même : détruire le passé graduellement. Le progrès du vide. Voilà la fièvre qui agite les Européens depuis un siècle, et ceci dans tous les domaines.

Les deux alternatives sont donc ruineuses.

Quelle leçon en tirer ?

Que notre Moi n'est pas un support d'enregistrement. Que nous ne sommes pas des tableaux que l'on peut effacer ou que l'on doit effacer. Que nous ne sommes pas - seulement - des corps, mais quelque chose de plus, qui n'est pas matériel, qui n'est pas de l'ordre de la quantité. L'âme. Capable de retenir les changements, sans elle-même changer ; capable de se changer, sans s'altérer. Voir que l'âme est un rien capable de tout devenir. Les images - le miroir, l'espace, l'eau - sont trop partielles ici. Aucune métaphore ne rend compte de l'âme, de ce que nous vivons, de ce que vivre veut dire. "Être soi" est un mystère, et un émerveillement. 
Ne pas vouloir "devenir rien", "n'être personne". Simplement s'ouvrir à l'évanescence. L'âme alors s'affine : elle retient mieux et gagne en fluidité. Pas de rejet du passé, pas d'âme prédéfinie. Telles sont, du reste, les conditions d'un libre-arbitre.

Un mystère à vivre. Je change et je me change. Et pourtant, je ne change pas. Un émerveillement silencieux.

jeudi 14 septembre 2023

Conscience sans libre-arbitre ?



On pourrait être tenté de dire : "Il n'y a que conscience, sans personne qui agit", c'est-à-dire qu'il n'y a que l'océan, pas de vagues. Il n'y a qu'un seul mouvement total, pas de parties (ce qui, déjà, sonne bizarrement). Les individus et leur libre-arbitre n'existent pas. Il semblent présent tant qu'ils ne sont pas examinés avec attention, tels des fantômes. 

Mais cette opinion me semble contradictoire. 

Pourquoi ? Parce qu'il n'y a pas de conscience sans liberté. En effet, l'essence de la conscience même est liberté, pour autant qu'être conscient, c'est être indépendant, doué du pouvoir d'agir, de se mouvoir par soi, sans cause antérieure autre que soi. Autrement dit, si je suis un être conscient, alors nécessairement je peux commencer absolument des chaînes de causes et d'effet. Cela n'a pas besoin de preuve, puisque chacun en fait l'épreuve. Ou plutôt, la preuve de la liberté est dans l'expérience immédiate de cette liberté. De fait, il en va de la liberté comme de la conscience : elles sont des pouvoirs de fait qui ne peuvent ni être prouvés, ni être réfutés, car de même que, pour nier être conscient, il faut être conscient, pour nier la liberté, il faut être libre. Nier la liberté, c'est donc encore l'affirmer. 

Or, la situation est identique à l'échelle individuelle : je suis conscient. Certes, mon pouvoir de conscience est limité ; néanmoins, je suis doué de libre-arbitre. C'est un pouvoir de liberté limité dans son objet (le choix), mais c'est quand même de la liberté. Et encore, ces limites sont à interroger. Car ma liberté est "limitée" en ce sens que je ne peux faire tout ce que "je veux". Mais je dispose bien d'un pouvoir de choisir que rien ni personne ne peuvent m'ôter. Et ce pouvoir de choisir, que l'on appelle aussi "libre-arbitre", est de la sorte infini en son genre. Certes je ne peux choisir de voler par ma simple volonté, c'est-à-dire de soustraire ce corps aux lois de la nature. Mais je peux choisir d'accepter ou non ce fait. Et, même si je ne peux choisir mes représentations, mes goûts, mes penchants, etc., je reste libre de leur dire "oui" ou "non". Je ne choisi pas d'avoir soif. Mais je peux choisir de dire "non" à cette soif. Cela peut paraître peu, mais c'est un pouvoir invincible. Il en va de même pour ma conscience. Même si j'ai conscience de peu, cela n'est pas "un peu" de conscience.

De plus, cette conscience individuelle et ce libre-arbitre ne vont jamais l'un sans l'autre. Que l'on y songe en effet : Pouvons-nous imaginer une conscience qui serait entièrement privée de liberté ? Serait-ce encore une conscience ? Inversement, faisons-nous jamais l'expérience d'un choix qui soit totalement privé de toute conscience ? - Non, de fait. Et de ce fait, nous sentons intuitivement que conscience et liberté sont, au fond, deux mots qui pointent la même vérité. Conscience et liberté sont deux faces d'une même réalité.

Par conséquent, nier la liberté, c'est nier la conscience. Et donc, nier la liberté ou le libre-arbitre, c'est affirmer, sans toutefois le dire explicitement, qu'il n'y a qu'un enchaînement de causes et d'effets sans début ni fin absolus. Autrement dit, il n'y a que matière et énergie. En d'autres termes, il est impossible de nier le libre-arbitre sans être matérialiste. Affirmer qu'"il n'y a personne" et que le libre-arbitre n'est jamais qu'une illusion, cela revient à défendre le matérialisme : il n'y a que des choses agissant sur des choses, sans liberté ni conscience.

Pour ma part, je tiens que liberté, conscience et, même, désir, sont inséparables. Pas moyen de nier l'un sans nier les autres. Quant à la "personne", elle ne désigne rien d'autre qu'une hypostase, c'est-à-dire une (libre) contraction de la liberté, une auto-limitation qui est aussi un désir et un acte de conscience.

Donc il n'y a pas de conscience sans libre-arbitre, et nier le libre-arbitre revient à nier la conscience. Donc l'opinion mentionnée plus haut se contredit en effet elle-même.

vendredi 25 août 2023

Toute conscience de soi est-elle duelle ?



Toute conscience de soi est-elle duelle ?

A travers les lieux et les temps, les problèmes, les thèses et leurs arguments sont semblables. Ceci n'est guère étonnant, car après tout, nous vivons dans la même réalité et nous sommes doués de la même faculté rationnelle.

Un exemple important de cette similarité de la pensée est le problème de savoir si toute conscience  de soi implique nécessairement une dualité, une séparation entre la conscience comme sujet qui prend conscience, et la conscience comme objet de cette prise de conscience.

En Inde, Nâgârjuna est de l'avis que la conscience de soi implique nécessairement un dédoublement, une dualité. Le résultat de la conscience de soi, ce sont donc deux consciences. Il en va de même pour tout acte de conscience réfléchie, pour toute cognition qui prend pour objet une autre cognition, ou bien qui se prend elle-même pour objet. La conscience est comme une épée qui ne peut se couper elle-même.

Asanga et l'idéalisme bouddhique sont d'un avis contraire. La conscience de soi implique une seule conscience. Le sujet et l'objet y sont deux aspects d'une seule et même cognition. Quand je prend conscience de moi, de la conscience, je reste une seule conscience. Je ne me dédouble pas en deux consciences, l'une qui serait l'objet de l'autre. La conscience est comme une lampe qui, en éclairant ce qui l'entoure, s'éclaire elle-même.

En Europe, nous retrouvons une alternative similaire. D'un côté, certain platoniciens auxquels Plotin fait allusion ; puis Plotin lui-même qui affirme que toute conscience de conscience implique une dualité. De l'autre, ce même Plotin qui, dans son traité Contre les Gnostiques, soutien que l'Intellect ne se dédouble pas quand il s'intellige. Au passage, je me permet de suggérer qu'"Intellect" peut être traduit, ne serait que provisoirement et en tant qu'expérience passagère, par "conscience". Cela ouvre en effet des portes de compréhension. Pour ma part, je pense que l'Intellect correspond sur de nombreux points à ce que le Tantra nomme samvit, et que l'on traduit par "conscience".

Si la conscience de soi est dualité, alors l'on est amené, comme le fait remarquer Plotin, à poser une troisième conscience ; on glisse ainsi dans une régression à l'infini, si bien que la conscience devient impossible. Or, elle est nécessairement possible, puisqu'elle est la condition de possibilité de toute expérience. Donc la conscience de soi est elle aussi possible, sans impliquer une dualité. Au plus, devons-nous parler d'une distinction verbale entre l'aspect de conscience qui est sujet, et celui qui est objet, comme l'on fait les partisans de l'idéalisme bouddhique.

Donc, toute conscience de soi n'est pas "duelle", n'implique pas nécessairement un dédoublement en deux entités réellement séparées, l'une objet de l'autre. Il n'y a qu'un seul acte de conscience de soi, dans lequel nous pouvons distinguer, a posteriori, deux aspects.

dimanche 20 août 2023

Transcendance ou synthèse ?


 L'enseignement de Shiva (shaiva-dharma) décrit trente-six éléments ou plans de conscience qui composent le réel. L'élément ou plan ultime est Shiva, Dieu en sa transcendance. 

Mais pourquoi pas un trente-septième ? En effet, si Shiva est transcendant, l'immanence ne fait-elle pas alors défaut ? Et donc, au-delà de Shiva, ne faut-il pas (contre)poser Bhairava, trente-septième élément qui est à la fois tout et au-delà de tout ? Car c'est cela, l'absolu : la synthèse de l'immanence et de la transcendance. A la fois tout et au-delà de tout. Abhinavagupta pose donc un trente-septième plan de conscience, supérieur car plus complet. Il explique en effet dans le premier chapitre de sa Lumière des tantras que, plus la conscience est complète, plus elle est libre.

Soit. Mais alors, pourquoi pas un trente-huitième niveau ? Et de fait, selon la tradition de Kâlî (distincte de la déesse populaire du même nom), il y a un trente-huitième plan de conscience, celui de la Déesse absolue, "Celle qui dévore le Temps", le Grand Vide qui engloutit tout, y-compris la dualité entre dualité et non-dualité. 

Mais alors, pourquoi pas un trente-neuvième niveau ? Encore au-delà un quarantième ? Et ainsi de suite, sans fin ? Abhinavagupta répond que cela est impossible. Car ce trente-neuvième niveau, c'est seulement le trente-septième niveau prenant pour objet le trente-huitième. Ou l'inverse. Shiva qui réalise Shakti, ou Shakti qui réalise Shiva. Impossible d'aller au-delà de l'au-delà car, en d'autres termes, tout se réduit au jeu de deux entités : le sujet et l'objet, personnifiés par Shiva et Shakti.

Ainsi, il n'y a pas de régression à l'infini. En outre, la transcendance n'est pas supérieure à l'immanence. 

Ce qui est supérieur, c'est plutôt la synthèse entre transcendance et immanence. A la logique du "Ou bien... ou bien..", le Tantra préfère une dialectique du "A la fois... et...". Cela évite une régression à l'infini stérile, un indigeste mille-feuille métaphysique. Ce qui importe n'est pas de transcender, mais de réaliser la non-dualité. Cette non-dualité n'est pas l'antithèse de la dualité, mais la synthèse de la dualité et de l'unité. Autrement, on reste dans la dualité, même si on revendique la non-dualité. Nous sommes ainsi invités à changer notre manière de penser.

Tel est le choix du Tantra, distinct de celui du Vedânta.

On retrouve ce même problème dans la tradition platonicienne. D'un côté, Jamblique et, surtout, Damascius, optent pour la transcendance. Ainsi, Damascius pose un principe antérieur au premier principe, à l'Un donc, qu'il nomme l'Ineffable. Mais on peut alors poser un principe encore plus simple, plus ineffable, plus absolu, et un autre, et puis un autre, et ainsi de suite, à l'infini. La pensée se dissout alors dans le chaos.

C'est pourquoi Proclus préfère en rester à l'Un comme principe ultime, tout en s'efforçant de montrer comment l'Un est à la fois transcendant et immanent. C'est là l'un des traits communs entre Proclus et Abhinavagupta, parmi d'autres. 

 Nous retrouvons dans d'autres traditions encore cette même alternative entre une pensée de la seule transcendance et une pensée de la synthèse : entre Nâgârjuna et Asanga ; entre Balyânî et Ibn Arabî, etc. 

En d'autres termes, il y a une hiérarchie d'états de conscience. Mais l'état suprême n'est pas un état de transcendance ; c'est plutôt un état de synthèse, qui à la fois transcende et embrasse tous les états de conscience. Et ceci vaut pour tous les couples de contraires comme, par exemple, pour le personnel et l'impersonnel, l'individuel et l'universel. 

Le chemin spirituel, dès lors, n'est plus un chemin à deux temps ("ignorance/connaissance", "ne pas comprendre/comprendre", etc.) mais une danse à trois temps, comme dans nos bonnes vieilles dissertations. 

vendredi 4 août 2023

"Au-delà des mots"


On entend ce mantra : "C'est au-delà des mots !", comme si c'était un argument sans réponse.

Or, me vient ceci :

il y a ce qui dépasse la pensée. L'ineffable par excès. L'Un pur.

Mais il y a aussi ce qui est impensable. L'indicible par défaut. Le Multiple pur.

Par exemple, une idiotie telle qu'elle ne se peut penser, comprendre, dire. Elle est indicible.

Donc :

L'expérience de l'absolu ne peut se dire, jamais. Mais ce qui ne peut se dire n'est pas nécessairement une expérience de l'absolu. Ce peut être une expérience qui ne peut pas se dire parce qu'elle est trop fragmentée, chaotique, violente, agité, désordonnée, absurde ou stupide. 

Tout ce qui dépasse les possibilités du langage ne marque pas une expérience de l'absolu.

En pensant autrement, je pense mal, je commet l'erreur logique "A implique B, donc B implique A" (proposition contraposée en forme de négation de l'antécédant, donc sophisme ; par exemple "Les gens qui disent la vérité sont rejetés ; or, il est rejeté ; donc il dit la vérité").

Donc,

le simple fait de dire "c'est au-delà des mots" peut signifier que l'on parle d'une expérience de l'absolu. Ou bien... que l'on se sait pas parler, que l'on est imbécile, où que l'on parle d'une chose trop bête, idiote, inintelligente.

Il n'y a pas que l'absolu qui est au-delà des mots. Il y a des actes, des choix, des expériences qui sont au-delà des pouvoirs de la parole, et qui pourtant ne sont pas des expérience de l'Un, du Bien, du Beau absolu, de l'unité, de la non-dualité, etc.

Donc,

répéter bêtement que "c'est au-delà des mots" comme si c'était un argument, est parfois un simple témoignage de bêtise. "Au-delà de l'intellect"... encore faut-il en avoir un, d'intellect. Avoir des capacités cognitives suffisantes, les nourrir et ainsi les développer. Les voies "non dualistes" rejettent tout moyen de connaître l'absolu autre que la connaissance. Mais ces voies ne rejettent pas les moyens qui préparent à cette connaissance. Si je suis incapable de me concentrer, de retenir, de m'abstraire, etc., je suis incapable d'entendre, de réfléchir, de réaliser. Ou bien, même si j'entends, je comprendrai mal, ou partiellement. Ou alors, même si je comprends bien, cela ne restera pas.  

Donc il importe d'exercer son discernement.


jeudi 3 août 2023

Le premier instant dans le platonisme



Si le Tout est tout, demande Damaskios (458-533), alors il n'y a rien en dehors de lui. Mais alors, il n'y a pas de principe du Tout. Dans ce cas, rien n'a de principe. Mais si le Tout a un principe, il n'est plus tout. 

A côté de cette aporie, il chercher à repérer le passage de l'Un au Multiple, l'infiniment subtil coulée de l'Un aux autres, car ce serait saisir comment de l'Un peut surgir autre chose que l'Un. Mais, avant de se multiplier, ces multiples sont encore indifférenciés, un Multiple a l'état pur, encore indifférencié de sa source unique :

"Saisir la procession à sa source ce serait, s'il était possible, saisir le moment où les autres essaient d'être autres sans parvenir encore à se différencier les uns des autres. C'est ce premier effort que Damascius voudrait nous faire pressentir - ou soupçonner - à l'origine des choses. 

Nous ne pouvons le penser. Mais, de ce principe, comme des autres principes, l'indicible et l'un, nous portons en nous l'image. Nous avons l'expérience d'un état de plénitude qui n'arrive pas à donner naissance à une idée distincte. Entre le silence et la parole, il y a le désir de s'exprimer et l'effervescence intérieure qui accompagne le désir. Entre l'indistinct et le distinct, il y a le moment où la distinction est en train de s'opérer. 

Ce moment intermédiaire, Proclus et Damascius l'ont appelé la vie."

Ce passage est extrait de Des Premiers principes, apories et résolutions, par Damaskios, traduit par Marie-Claire Galpérine, chez Aubier, 1987.

Je retiens "Nous ne pouvons le penser. Mais, de ce principe, comme des autres principes, l'indicible et l'un, nous portons en nous l'image. Nous avons l'expérience d'un état de plénitude qui n'arrive pas à donner naissance à une idée distincte."

Cette idée est extraordinaire, rare entre toutes. Je la retrouve dans la traditions du Kâlî-kula, dans son interprétation cachemirienne et dans quelques échos au sein du bouddhisme tantrique. 

Idée du premier instant, de l'élan initial, de la source prise en son jaillissement originel. Une idée qui vivra encore dans la théologie mystique chrétienne. Elle pointe vers le "je suis" (aham-bhâva en sanskrit), le pur ébranlement, la vibration simple, source de tous les mouvements, l'émotion qui est l'existence même, l'acte d'être à la racine de toutes les actions, une plénitude dont tout mouvement, toute joie, tout émerveillement en ce monde est comme un débordement. C'est aussi la vie pure (prânana), le respire indistinct du frémissement immobile qui, en ralentissant, devient pulsation du cœur, souffle et autres mouvements des corps.

Ce mystère, cet instant du Big Bang, nous en faisons l'expérience. Lors de n'importe quel commencement. Nous le ressentons quand un mouvement commence, n'importe quel mouvement. Une parole, un geste, un éternuement. Une émotion soudaine. C'est cela que la tradition du Cachemire nomme "éclosion" (unmesha), éveil, ouverture des yeux, expansion. Se rendre attentif à cet élan est la "méditation", la pratique de l'éveil. Parce que cela doit être fait sans égocentrisme, c'est aussi l'adoration. Ce que les mystiques nommeront "amour pur".

Cette manière de faire des ponts entre ce qui se rapporte au divin et ce qui relève de l'humain est ce qui caractérise la reconnaissance : reconnaître le divin en soi, comme un reconnaît un être extraordinaire dans un visage ordinaire, comme on se rappelle que l'on porte les lunettes que l'on cherche, comme on réalise la chance d'être en vie. Philosophie de la reconnaissance (pratyabhijnâ) développée par Utpaladeva et d'autres, à la fois poètes, philosophes et mystiques. De même qu'il y a un moment où l'Un est déjà Tout, où le Tout est encore Un, de même il y a ce passage où l'amour et la connaissance participent de la même fête, qui commence maintenant dans un silence éblouissant.

mercredi 19 juillet 2023

Les faux dieux ?



La tradition gnostique, en particulier celle qui se rattache à Seth, est bien connue pour sa vision particulière du dieu de l'Ancien Testament. Yahvé ne serait qu'un ange déchu qui, accompagné d'autres comme lui, aurait entrepris de créer une imitation du monde parfait originel. Les Gnostiques expliquent ainsi la violence de Yahvé/Allah, jaloux et colérique. Nous serions prisonniers de cette entité puissante, mais mauvaise.

De fait, selon cet article, "Dieu" tue plus d'humains que Satan. On trouvera, sur Internet et ailleurs, de nombreuses tentatives pour recenser les meurtres et les violences commises par "Dieu" en personne. Ce tempérament jaloux, violent et colérique avait déjà frappé nos ancêtres et, notamment, les Gnostiques. En effet, ce "Dieu" là est raciste, sexiste, il incite au meurtre, au fanatisme, à l'exploitation d'autre humains, au génocide. Les religions inspirées par cette vision du divin sont, de fait, parmi les plus violentes. 

Selon les Gnostiques donc, ce "Dieu", en gros le "Dieu" des religions abrahamiques, est un faux dieu, un imposteur. En réalité, il est un être venu du vrai monde parfait. Jaloux, il a voulu imiter la Source véritable. Nous et d'autres êtres spirituels nous sommes retrouvé enfermés dans cette imitation, d'où notre nostalgie de la perfection et notre sentiment que cet univers est beau, mais perverti. "Il dit : 'Je suis Dieu et il n'y en a pas d'autre en dehors de moi'". Cette parole ne serait pas de Dieu, du vrai Dieu, de la source véritable, mais d'un être maléfique, mesquin et jaloux, appelé "Archonte", "Yaldabaoth", etc. Il a créé, avec ses acolytes, notre monde, qui est une prison comme dans Matrix.

Qu'en est-il selon le Tantra shaiva ? 

Dans le Tantrâloka, 10, 331-332, une vision semblable à celle des Gnostiques est décrite, une vision selon laquelle il existe des êtres avancés spirituellement, pleins de pouvoirs inimaginables pour nous, mais encore imparfaits, ignorants et remplis d'égoïsme. Le Commentateur Jayaratha cite le Mâtanga Tantra que je résume :

Comme ils regardent vers le bas (et non vers le haut, vers la source véritable), ils s'égarent dans l'ivresse de leur propre création et, sans vergogne, ils se livrent aux plaisirs de jouer à l'intérieur de ces mondes. Lors de sa dissolution, ils s'endorment. Puis, pénétrés par les puissances qui les réveillent, ils contemplent leur création resplendissante et ils croient qu'ils ont créé ces mondes.

Ils sont en-dessous de Mâyâ, soumis à sa puissance. Cependant, ils sont délivrés de ses aspects les plus grossiers. Ignorants, ils croient être créateurs de mondes. Ils sont redoutables dans leur ignorance, car ils sont puissants. J'y vois de possibles équivalents des archontes des Gnostiques. Des êtres qui, sur la base de leur ignorance, se croient les maîtres. Le bouddhisme ancien décrit une situation analogue dans le Brahmâjâlasûtra, mais avec une explication différente : certains êtres apparaissent dans ce monde avant les autres, à cause de leur karma. Ils croient alors qu'ils sont les créateurs du monde et des autres créatures. Simple concours de circonstances. Ils se prennent pour des dieux créateurs, chacun se croyant l'unique créateur de son unique monde. Ils ignorent, en effet, qu'il existe un nombre infini d'autres univers. Chaque "Brahmâ" règne ainsi sur son "Œuf de Brahmâ", sur son monde. 

Ainsi s'explique l'origine des religions abrahamiques et des religions qui adorent des dieux ou un dieu unique mauvais, violent et colérique.

Comment interpréter ces mythes ?

Les dieux des religions de l'Œil Unique sont un peu comme les religions inventées par Sauron dans le légendaire de Tolkien. Elles poussent au culte d'un dieu "unique", mais dont l'unicité est mauvaise, car exclusiviste et opposée à la liberté, au nom du "destin", d'une prétendu omniscience divine, de lois soi-disant divines, etc. Ce sont des versions perverties de l'unité véritable. L'unicité exclusive vénère la mort, alors que l'unité inclusive va vers la vie.

Plus profondément, ces "monothéismes" de l'unicité exclusive sont les contreparties cosmiques de l'ego individuel. De même que le Je Suis véritable est le correspondant macrocosmique du Je Suis microcosmique, le Dieu de l'Ancien Testament et de ses textes apparentés est la version macro de l'ego micro. D'où cette haine qui se manifeste encore et encore dans ces religions plus que dans les autres.

Evidemment, il faut nuancer en précisant que le christianisme, même non gnostique, est assez différent, puisqu'il se démarque d'emblée de l'Ancien Testament. La relation entre l'Ancien et le Nouveau est un sujet de controverse. Mais il y a, dans le Nouveau, des passages qui rejettent assez nettement l'Ancien, notamment l'évangile selon Jean, dont l'orientation gnostique est manifeste. Le fameux passage de Jean, 8, 42-44, est particulièrement troublant à cet égard : 

"Jésus leur dit : Si Dieu était votre Père, vous m'aimeriez, car c'est de Dieu que je suis sorti et que je viens ; je ne suis pas venu de moi-même, mais c'est lui qui m'a envoyé.

Pourquoi ne comprenez-vous pas mon langage ? Parce que vous ne pouvez écouter ma parole.

Vous avez pour père le diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Il a été meurtrier dès le commencement, et il ne se tient pas dans la vérité, parce qu'il n'y a pas de vérité en lui. Lorsqu'il profère le mensonge, il parle de son propre fonds ; car il est menteur et le père du mensonge."

Le dieu de l'Ancien Testament est ici décrit comme étant le diable, sur le même ton que les évangiles gnostiques ! Nous retrouvons des échos de cette gnose dans certains courants soufiques (mais pas tous, très loin de là) et juifs, bien évidemment, car le gnosticisme s'est manifesté d'emblée dans le judaïsme antique pour le critiquer de manière radicale, de même qu'il s'est manifesté contre les religions grecques et égyptiennes.

Quoi qu'il en soit, nous retrouvons dans la Gnose chrétienne comme dans le Tantra shaiva, cette idée que notre monde est dominé par des entités puissantes, mais mauvaise, qui ont créé de fausses religions. En ce sens, il y a de faux dieux et de fausses religions.

jeudi 13 juillet 2023

Y a-t-il une violence particulière dans les religions abrahamiques ?


Il y a de la violence "partout". Mais à certains endroits plus qu'à d'autres. 

Je lis l'Ancien Testament, la Torah, le Coran et les autres textes qui leur sont liés. Indéniablement, il y a un degré de violence particulier, que je ne retrouve nulle part ailleurs.

Je le vois dans les écrits liés à l'Ancien Testament et à la culture dans lequel il baigne. Ainsi, dans les écrits intertestamentaires". Dans le texte intitulé "Pièges de la femme" : 

"[La femme] profère de vaines paroles,

et dans [sa bouche il y a plénitu]de dégarements.

Elle cherche constamment à aiguiser [ses] paroles,

[...] et moqueusement elle flatte.

La perversion de son coeur produit l'impudicité..."

Et ainsi sur plusieurs pages (Pléiade, p. 447).

On peut aussi lire dans le Règlement de la guerre des dizaines de pages sur la manière d'exterminer les infidèles, avec détails sur l'organisation militaire précise et concrète, jusqu'à l'extermination totale :

"Ils commenceront à abattre leur main sur les tués. Et toute la troupe se taira, cessant le bruit de la clameur, et les prêtres sonneront des trompettes de la tuerie pendant la durée du combat jusqu'à ce que les ennemis aient été bousculés et qu'ils aient tournés leur nuque. 

Et quand les ennemis auront été battus devant eux, les prêtres sonneront les trompettes de l'appel...

Tous ceux-là feront la poursuite pour détruire l'ennemi dans le combat de Dieu jusqu'à l'extermination définitive. Et les prêtres sonneront pour eux les trompettes de la poursuite... Et la cavalerie reviendra sur les lieux du combat jusqu'à destruction totale de l'ennemi.

Et quand tomberont les tués, les prêtres sonneront de loin, ils ne viendront pas vers le milieu de la tuerie de peur de se souiller de leur sang impur ; car ils sont saints, et ils ne profaneront pas l'huile de l'onction de leur sacerdoce par le sang d'une nation de vanité." (Pléiade, p. 207)

Tout y est : sexisme, racisme, fanatisme, génocide, race supérieure, extermination organisée. Je pourrais citer bien d'autres passages. Le religieux est d'emblée mélangé au guerrier, au politique. Dans cette culture politico-religieuse, il n'y a jamais eu de séparation entre religion et politique. D'emblé, la religion est politique. La guerre y a toujours été religieuse. La femme y a toujours été considérée comme du bétails. Quelques exceptions n'y changent rien.

Je n'ai jamais rien lu d'équivalent dans les textes de l'hindouisme et du bouddhisme. Il y a des violences, mais jamais à ce degrés, jamais avec cette insistance et cette volonté délibérée et organisée de détruire l'Autre.

Comment l'expliquer ?

Je vois dans les religions abrahamiques un degré de violence inouï. Malheureusement, je ne vois rien dans l'histoire pour me démentir. 


lundi 3 juillet 2023

"Je suis"

 Selon Louis Lavelle, la source de tout est l'acte d'être. Nous le ressentons en nous par la "participation", quand le libre-arbitre, inséparable de la conscience, s'aligne sur l'acte d'être, ou à l'Être.

A la fois, je reçois l'être (je ne suis pas la source de "mon" être) et, en même temps, j'ai le choix de participer ou non à l'Être. Je peux ignorer la source, prétendre être moi-même la source, ou tenter de me retourner contre elle.


La participation se manifeste d'abord dans le pouvoir de dire "je suis", à l'image de celui qui dit "je suis celui qui est".

Dans De l'acte, il explique :

La participation "est un accès dans l'être dont la révélation est toujours donnée et toujours nouvelle ; elle ne cesse de m'émerveiller et remplit ma conscience d'une émotion qui ne se flétrit jamais. Et c'est en disant : "Je suis celui qui est" que Dieu nous défend le mieux contre le panthéisme parce qu'il ne peut s'offrir en participation que par le pouvoir qu'il donne à tous les êtres qu'il appelle à l'existence d'y pénétrer en disant eux-mêmes : "Je suis"." (éd. Aubier, p. 338)

L'Être est toujours donné et nouveau. Et, dans la mesure où j'y participe, je reçois et je suis fait à l'image et ressemblance de l'Être. L'acte d'être, à mon échelle, est l'affirmation "Je suis", l'acte d'être individuel.

Lavelle soutient que cette participation, ce "Je suis", est personnel. Sa possibilité est donnée par l'Être, mais la participation est une libre décision de l'individu. Il y a un "intervalle" entre moi et ma source. Cette intervalle, c'est la liberté individuelle, ce que l'on nomme "libre-arbitre".

Cette liberté est inséparable de notre conscience. Est-il possible de concevoir une conscience qui ne serait pas libre ? Je ne le pense pas. S'il y a une conscience individuelle, il y a un arbitre individuel.

là est le fondement d'un chemin personnel vers l'absolu. 


vendredi 30 juin 2023

D'abyme en abyme



La voie est différente pour chacun. Mais il y a des communs : d'abord des lumières, puis du vide. Et ainsi, en un cycle peut-être sans fin. 

Madame Guyon, dans le sillage de la grande tradition mystique, décrit ce chemin avec la métaphore de l'immersion dans la mer. Dieu fait mourir en nous tout amour propre. Pour cela,

"Il nous conduit de précipice en précipice, d'abîme

en abîme plus profond. Au commencement, Il donne quelque

barque pour voguer sur cette mer orageuse. Ensuite Il ne

laisse qu'une planche, puis Il ôte cette planche et alors,

sentant que nous nous enfonçons, nous nous accrochons à

tout ce que nous pouvons pour nous empêcher de tomber.

Mais enfin après nous être défendus de toutes nos forces,

tout manque et tombe des mains : les forces quittent, il ne

reste plus que la faiblesse. Cela arrive tout naturellement et

sans rien d'extraordinaire. Souvent Dieu voyant notre

opiniâtreté à nous attacher à quelque chose nous coupe les

mains, et alors nous sommes contraints de tomber. Mais

combien d'efforts ne fait-on pas pour se soutenir sur les

ondes, jusqu'à ce que la faiblesse soit si grande que, n'en

pouvant plus, on est contraint d'aller au fond ! Et encore, la

nature et l'esprit ont une si extrême frayeur et répugnance à se

perdre que du fond de l'eau souvent on reparaît. Et c'est un

jeu qui dure longtemps de paraître et se perdre, jusqu'à ce

qu'on se noie et se perde tout à fait par la perte de tous les

appuis créés, humains et divins, tant des perceptibles que de

ceux qui ne le sont pas."

Extrait tiré des Lettres de Madame Guyon, Lettre 74 de cette édition.


samedi 3 juin 2023

L'éveil incarné


L'éveil n'est pas le renoncement au corps, mais l'éveil du corps. 

Pourquoi ? Parce que le corps est de la conscience contractée. La conscience éveillée est un corps décontracté. Parfois au-delà des limites du corps "conventionnel". Le corps est, potentiellement, tout ce qui est perçu. Mais il y a toujours un corps : corps vaste, corps divin, fait de mantras, de yoginîs, ou même corps d'espace ou corps de conscience. Mais corps toujours.

Voilà pourquoi l'éveil proposé par le Tantra est incarné, vivant : jîvan-mukti. Libération (mukti) tout en étant vivant (jîvat).

Pour cela, il y a une pratique : la méditation de Shiva, décrite dans ce verset :

svatantraśivatām eti bhuñjāno viṣayān api /

animīlitadivyākṣo yāvad āste muhūrtakam //

L'adepte atteint la divine liberté

même en jouissant des objets des sens,

quand il reste un moment

l'œil divin ouvert.

Tantra de la Déesse-alphabet, 18, 23

"Rester avec l'œil divin ouvert", c'est rester avec le regard grand ouvert, les sens grands ouverts. Pourquoi ? Parce que cette ouverture des sens appelle l'ouverture de la conscience, aussi appelée "roue principale". Voilà pourquoi, dans la Méditation de Shiva, on reste le regard grand ouvert, comme dans une expression d'étonnement. Il en va comme dans la Vision Sans Tête de Douglas et Catherine Harding, aujourd'hui partagée par mon ami José Leroy. Le regard grand ouvert, l'attention se retourne, plonge dans l'immensité. Et ce regard qui ne débouche sur rien de saisissable, c'est l'éveil, c'est le corps de pleine conscience, dans lequel le corps énergétique va baigner et s'assouplir, comme une éponge plongée dans l'eau.

"Un moment" : le temps d'une séance de méditation assise, à peu près 48mn. Muhûrta désigne aussi un moment propice, car quand on reste ainsi dans cette attitude, on ne perd pas son temps.

Voilà un éveil incarné où l'ouverture des sens induit l'ouverture de la conscience. Comme un bâillement, mais en plus profond.

Pour apprendre la Méditation de Shiva et les autres pratiques du Tantra, inscrivez-vous à la Formation Tantra, prochain cycle à débuter en octobre 2023 :

https://david-dubois.com/enseignement/

lundi 29 mai 2023

La liberté d'être autre



L'Être n'est pas seulement

"Cela Qui Est".

L'Être est liberté, libre d'être 

ceci ou cela, 

libre de le nier aussi,

libre d'en réaliser la synthèse,

et libre enfin d'aller au-delà encore,

vers l'Inexplicable, anâkhya.

Abhinava dit :

asthāsyad ekarūpeṇa vapuṣā cen maheśvaraḥ // 3, 100

maheśvaratvaṃ saṃvittvaṃ tad atyakṣyad ghaṭādivat /

 "Si le Grand Seigneur avait un corps 

d'une (seule) forme,

il nierait sa souveraineté et sa conscience,

(car il serait alors) comme un vase (inerte et fixe)."

Une chose est confinée en elle-même. Définie, située. Elle est ce qu'elle est, et rien d'autre.

La conscience n'est pas ainsi délimitée. Elle est ceci, et cela aussi,

et la négation des deux, et leur synthèse. 

La conscience est "conscience de", tout en étant toujours "au-delà de". 

Elle n'est pas "être", car elle est au-delà de tout ce qui est.

Elle n'est pas "non être", car elle se manifeste clairement d'instant en instant.

Elle est tout et son contraire : liberté sauvage.

Formation Tantra 2023-2024 :

https://david-dubois.com/enseignement/

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...