On peut distinguer deux sortes de
mystiques :
-ceux qui parlent contre
l'intellect. Pour eux, l'intellect et l'expérience sont séparés, voir
antagonistes. L'expérience est supérieure à l'intellect. L'intellect est
inutile, voire trompeur. Au mieux, il est un radeau que l'on doit abandonner
une fois sur l'autre rive.
-ceux qui pensent que l'intellect
et l'expérience mystique sont compatibles, voir, que la pensée ou la
spéculation sont une expérience
mystique. Pour eux, au fond, l'absolu et la pensée sont inséparables.
Cette distinction se retrouve en
tous les temps et en tous les lieux. En Occident, on oppose l'instruction sur
les choses divines à leur expérience dans les mystères, l'intellect à l'affect,
les dominicains aux franciscains, la mystique essentielle "rhénane" à
la mystique nuptiale "espagnole", la pensée au vécu, et la raison au
réel. En Orient, on oppose un savoir indirect à une intuition, les concepts au
réel, les généralités aux singularités, la tête au cœur.
Cependant, certains concilient
ces deux approches. Mieux : pour eux, c'est une seule approche, une seule vie.
Par exemple, et en vrac :
Plotin
Proclus
Abhinavagupta
Utpaladeva,
Ibn Arabî
Maître Eckhart
Nicolas de Cues
Longchenpa
Tzongkhapa
Pour eux, non seulement penser
est pertinent et utile à notre salut, mais encore la spéculation se poursuit
dans l'expérience mystique et en est comme un prolongement, un genre de célébration,
une prière, une musique. Ils mettent tous en garde contre une expérience aveugle
ou une spéculation stérile.
Ainsi Abhinavagupta argumente que
l'acte de plénitude par excellence est la reconnaissance : non pas l'expérience
seule. "Tu es cela". Non pas "Tu es", ou "Cela est". Cette reconnaissance est bien un mixte d'expérience brute et de jugement. Car
l'expérience brute, non accompagnée de langage (discursif ou non), est comme
"l'herbe que l'on voit en passant sur le bord du chemin". On la voit
sans la voir, comme les vaches regardent passer les trains. On n'en tire nulle
satisfaction durable, outre un repos passager. L'expérience qui n'est pas
reconnue n'est pas savourée : ce n'est même vraiment une expérience.
De même,
Longchenpa met en garde contre les expériences de vide mental, passif, sans
pensée, sans conscience. En elles-mêmes, elles ne transcendent pas la mécanique
de l'esprit mondain. Il y manque la reconnaissance précise de l'essence de
l'esprit. Or cette reconnaissance est impossible sans le langage.
Le réel est
toujours ce qu'il est, certes. Dieu est omniprésent, sa grâce ne cesse jamais.
Tout est là, présent, donné à chaque instant. Mais faute de le reconnaître, de
s'y ouvrir, d'y penser, nous n'en tirons nulle joie. Le bien-aimé est là, mais
faute de jugement, sa belle ne le reconnait pas, et reste dans la peine. C'est
pourquoi la voie de la Reconnaissance accorde tant d'importance à la réflexion,
tout comme les autres voies non-dualistes.
Je n'ai jamais eu de visage, ici,
au-dessus des épaules, mais seulement une ouverture immense et depuis toujours
immaculée. Mais si je ne prête pas attention à ce fait, je n'en tirerais nul profit. Or, pour y prêter attention,
encore faut-il que je reconnaisse sa valeur.
Le miel est. Mais il n'est vraiment que s'il est savouré.
Savourer c'est
penser. Non pas nécessairement discursivement, avec des mots. D'ailleurs, on ne
pense jamais seulement avec des mots. Cela ne se peut. Il y a toujours,
derrière la pensée discursive, une pensée intuitive. Elle est une pensée parce
qu'elle est articulée, intelligente, elle relie et rapproche.
Être conscience
et penser sont inséparables.
C'est tout le sens de la
distinction que fait la Reconnaissance, entre l'être (prakāśa en sanskrit) et la
pensée (vimarśa).
Dans l'intervalle entre deux actes, deux respirations ou deux états mentaux,
l'être est donné à l'état pur. Mais, faute de le penser comme être pur, libre,
souverain et source de tout ce que je désire, comment donc pourrais-je le
désirer ? Au fond, je le désire, mais tant que je ne le sais pas consciemment,
comment pourrais-je m'y donner totalement, et comment pourrais-je y trouver un
accomplissement ?
Sans penser, l'être n'est rien.
Sans réflexion, la vie intérieure est impossible.
Un débat (sadas) en sanskrit et un peu en tamoul :
Mattur, le village où on parle sanskrit :
Un professeur avec ses élèves :
Bonsoir David, j’aimerais savoir comment s’articulent les affects ou émotions au sein de ces expériences. Quel statut ces penseurs donnent-ils à des expériences comme le ressenti d’une œuvre d’art qui n’est pas à proprement parler une pensée mais qui est aussi riche d’expérience et qui peut aussi accessoirement poser question ou encore l’amour entre deux individus etc ? Je pose en effet ces questions car vous parlez en premier lieu de l’intellect et des pensées, mais peut-être est-ce par commodité et cela sous-entend-il que les affects / émotions en font partie ? Ce qui semble le cas un peu plus loin dans l’article quand vous dites « savourer c’est penser… » Merci encore, bien cordialement.
RépondreSupprimerBonjour David,
RépondreSupprimerJ'aime l'idée de la pensée non discursive. La qualité, la fraîcheur, la nouveauté, l'intensité de l'attention nécessaire à la reconnaissance de ma nature ultime n'est en effet pas liée à l'étiquette qui est posée et que l'on peut répéter comme un mantra d'un savoir de seconde main autant de fois qu'on le souhaite sans rien réaliser vraiment…
Alors d'où vient la source de l'attention ?
Il n'existe pas d'expérience sans pensée. Pas de gouffre entre émotion et pensée : un seul spectre, une infinité de nuances.
RépondreSupprimerTout mouvement provient de l'aimant du Soi, tout désir aspire à l'amante sans limite, toujours disponible, heureuse, équanime, gratuite. Mais elle ne se laisse jamais prendre comme un objet.
D.