La voie de la non-dualité
consiste à (1) reconnaître notre vraie nature, puis à (2) faire de cette
reconnaissance une seconde nature, de sorte que la vision non-duelle redevienne
naturelle.
Cependant, on peut réduire cette
voie à sa première étape : une succession de reconnaissances partielles ou
temporaires, jusqu'à ce que cet acte de reconnaissance devienne naturel et
permanent.
Le point essentiel est donc la
reconnaissance de notre vraie nature.
Notre vraie nature est ce qui ne
change pas.
Qu'est-ce qui ne change pas ?
La conscience de ce qui change ne
change pas. Cette conscience n'a pas de formes, de lieu ni de temps. Elle est
parfaitement transparente. Elle n'est pas un objet pour les sens ou pour
l'entendement.
Mais certains disent que cette
reconnaissance fait de notre vraie nature un objet, qu'il faut ensuite chercher, comme n'importe quel objet. Et
que cela perpétue la dualité sujet-objet.
Ils proposent donc de s'en tenir
à une voie négative : nier tout ce
que notre vraie nature n'est pas. Au terme de cette négation, inutile
d'affirmer notre vraie nature : elle sera évidente. La voie négative suffirait
donc en guise de reconnaissance, un peu comme nettoyer une pépite suffit à en révéler
la splendeur.
C'est cette thèse que je me
propose d'examiner ici. Est-elle vraie ? Se vérifie-t-elle dans l'expérience ?
Faut-il creuser pour trouver l'espace ?
Il me semble que non.
Certes, la voie négative me
permet de savoir ce que je ne suis pas. Par exemple, que je ne suis pas le
corps ou les pensées. Mais savoir ce que je ne suis pas, est-ce équivalent à
savoir ce que je suis ? Selon les partisans de la voie négative, la négation de
ce que je ne suis pas fonctionnerait un peu comme les deux plateaux d'une
balance : l'abaissement de l'un est l'élévation de l'autre. Par analogie, la
négation du non-Soi serait révélation du Soi. Négation équivaudrait à affirmation.
En fait, ce seraient deux versants d'une seule et même démarche.
Mais ce (beau) tableau correspond
t-il aux faits ?
Imaginons une personne qui
entendrait une négation systématique de tout objet à son propos, et que cela
face sens. Elle aboutirait à cette conviction : je ne suis pas le corps, pas
les sensations, pas les pensées. Je ne suis ni ce que je croyais être à l'état
de veille, ni ce que je croyais être lors de mes rêves. Car tous ces
personnages ont été "démentis" par l'identification à d'autres personnages,
tous aussi convaincants sur le moment. Ainsi, ce que j'ai pris pour la réalité
de l'état de veille est aussi peu fiable qu'un rêve. De même qu'un rêve passe
pour la réalité jusqu'au réveil, de même la réalité passe... pour la réalité
jusqu'à ce que je compare ma personne dans le passé (moi enfant, ou moi roi du Mexique),
par exemple, avec ma personne dans le présent (moi adulte ou moi roi de rien-du-tout).
Tout a changé. Mon corps, mes sensations, mes pensées. Il ne reste comme
"moi" qu'une coquille vide, un mot dépourvu de référent.
Mais si la personne qui raisonne ainsi n'a jamais entendu par ailleurs
qu'elle était la conscience ou l'absolu, pourra-t-elle le découvrir alors ?
J'en doute. Elle saura ce qu'elle n'est pas, oui. Mais alors, elle se dira
peut-être "je suis un mystère pour moi-même" ou "je suis
indicible" ou "je suis au-delà du mental". Mais cela ne lui
révélera pas ce qu'elle est. Prenons une analogie : si je dis à une personne
qui n'a jamais goûté de miel que la saveur du miel n'est ni la saveur salée, ni
la saveur acide, ni la saveur âcre, elle saura ce que n'est pas la saveur du
miel. Mais cette élimination équivaut-elle à une reconnaissance de la saveur du
miel ? Non bien sûr. De même, si l'on conclut que le goût du miel est
"au-delà du mental", on ne sera pas parvenu à la reconnaissance, mais
seulement à une sorte de renoncement à la connaissance de Soi, peut-être par
paresse.
Donc, pour reconnaître ma vraie
nature, je dois entendre ce qu'elle n'est
pas, mais aussi ce qu'elle est. En l'occurrence, qu'elle est conscience et
félicité non délimitée par les formes, par le temps et par l'espace.
Cela étant, on objectera que
notre vraie nature, contrairement au goût du miel, est toujours déjà
expérimentée. Et donc sue. Elle n'est pas une expérience particulière,
contrairement à une saveur, mais bien l'expérience elle-même, l'expérience générique.
Mais cette objection ne fait que
confirmer notre thèse. Car le Soi (appelons ainsi notre vraie nature par
commodité) est toujours présent. Mais suffit-il d'écarter les idées fausses à
son sujet pour que le Soi soit reconnu ? Non. L'expérience du sommeil profond
le prouve. Chaque nuit, le corps, les sensations et les pensées disparaissent.
Le Soi est-il reconnu pour autant ? Se réveille-t-on avec la conviction que
l'on est conscience et félicité ? Bien sûr que non. Et le même genre de
"blanc" se répète très souvent au cours de la journée. Des moments de
repos, peut-être. D'éveil, de reconnaissance ? Certes non.
On objectera encore que, dans ce
cas, une simple élimination suffira : si le Soi est toujours présent, il suffit
en effet d'éliminer ce qu'il n'est pas, et ce qui reste sera nécessairement le
Soi. Si, parmi plusieurs saveurs, j'ai déjà goûté celle du miel, il suffit
d'éliminer les autres saveurs pour que, par élimination progressive, il ne
reste plus que la saveur du Soi.
Mais cette objection ne tient pas
non plus. Car quand je dis que je connais déjà la saveur du miel, ce n'est pas
une expérience brute, mais déjà une reconnaissance, c'est-à-dire la
reconnaissance, dans le présent de l'expérience, d'une chose déjà décrite par
le passé. Je ne peux "reconnaître" le miel par éliminations que si je
l'avais déjà reconnu... Au mieux, c'est un rappel. Point une découverte.
Mais revenons au sommeil profond
et aux "blanc". En eux, nul corps, aucune sensation, ni pensée. Que
manque-t-il alors à ces moments pour en
faire des moments d'éveil ? Il y manque deux choses : 1) D'avoir reçu
l'information que je suis conscience bienheureuse, plénitude absolue et 2) De
faire le rapprochement entre l'expérience et cette information. C'est cela, et
cela seulement, qui est reconnaissance de notre vraie nature.
Métaphore de la voie négative
seule : Nous sommes en présence de notre bien-aimé. Nous ne savons pas à quoi
il ressemble, et on nous dit qu'il n'est "pas ainsi, pas ainsi".
Pourrons-nous le reconnaître s'il se trouve devant nous ? Oui et non. On pourra
nous dire "Voilà, il ne reste que lui/elle. Voilà le bien-aimée !"
Franchement, qui peux croire que cela nous amènerait à la plénitude de l'amour
? C'est comme un amnésique à qui l'on présente son épouse : il reste de marbre,
sans parler de l'épouse... Or, c'est malheureusement quelque chose d'analogue
qui se passe parfois dans les "enseignements non-dualistes". On vous
dit que vous n'êtes pas "votre histoire", pas "votre
mental". Et là, le "maître" vous regarde avec un sourire
mystérieux et... suffisant, il faut bien le dire. Et vous, vous restez sur
votre faim. Et vous repartez avec la conviction que vous n'êtes "pas ceci,
pas cela", sans doute, mais aussi avec la certitude (fausse) que la voie
de la non-dualité ne mène qu'à une froide abstraction.
Métaphore de la reconnaissance :
vous avez entendu une description de votre bien-aimé. Mais vous croyez qu'il
est au loin, ailleurs quelque part. Alors qu'en réalité, il est présent, devant
vous. Mais vous ne faites pas le rapprochement, à cause de votre croyance et
d'une certaine confusion. Arrive alors un bon samaritain qui vous dit :
"Tu te souviens de l'homme que tu aimes ? Et bien regarde, le voici
!"
La voie négative n'est donc pas
la voie vers notre vraie nature. Au mieux, elle est est une partie. Un bout du
chemin.
Et encore, est-elle nécessaire ?
N'est-il pas suffisant (et nécessaire) de reconnaître directement ce que je
suis vraiment, au lieu d'en passer par un long chemin d'élimination de ce que
je ne suis pas ? Ce chemin est long, car beaucoup de gens refusent les
abstractions. Ils ont besoin que l'on élimine chaque chose concrètement et en
particulier. C'est alors un chemin qui a des chances de ne jamais en finir.
C'est le cas des chemins de purification, de travail sur soi (lequel ?) et
autre voies d'introspections ou d'analyse mises au service d'une voie
spirituelle. De plus, on risque ainsi de s'égarer : à force d'arriver à des
versions de plus en plus profondes et subtiles de notre vraie nature, on coure
toujours le danger de s'y arrêter. D'où l'obsession, dans ce genre de démarche,
de confondre le Soi avec le non-Soi, de n'avoir pas poussé assez loin la
purification, et la prétention de laver plus blanc que blanc. D'où, encore une
fois, une tendance avérée à cheminer sans fin, de manière compulsive, comme
n'importe qui, au fond... Enfin, on risque fort, comme nous l'avons suggéré
plus haut, de prendre la négation du Soi pour le Soi, en se contentant d'une
construction mentale du genre "le Soi
est l'absence du moi", "le vide est le plein" ou quelque
jeu de mot équivalent.
Conclusion : la voie négative (ou
sa version psychologique, la purification), n'est ni suffisante, ni nécessaire.
Pour reconnaître notre vraie
nature, il suffit de deux choses :
1 - Que l'on ait entendu qu'il
existe un absolu, une conscience libre des contraintes du corps et de
l'imagination.
2 - Que l'on rapproche cette
hypothèse de l'expérience présente.
Par exemple : "J'ai entendu
dire que Dieu est omniscient, omniprésent et omnipotent. Or, cette conscience
du présent a bel et bien ces qualités. Donc, elle est Dieu".
Ou, encore plus simple. Vous cherchez la paix, la joie, la plénitude ? Voyez, c'est ici :
Cher David, est-ce que l’acte personnel de reconnaitre veut aussi dire que nous n’avons strictement rien d’autre à apporter à l’univers, ou au divin? Est-ce que juste cet acte de reconnaitre est réellement suffisant? En espérant personnellement servir à quelque chose, j’ose croire que tout ce que nous vivons de terrible et de merveilleux aiguise, en qualité, une Conscience Une. Histoire de me motiver. Evidemment, prouver qu’une Conscience Une serait en cours d’affutage est impossible à prouver. Alors, au bout du rouleau, je fais l’hypothèse que le sens du monde existant, et son au delà, ne peuvent qu’échapper à nos pauvres concepts: cela appartiendrait à une logique inconnue. Puis, revenant concrètement ici, toutes les souffrances que nous endurons seraient seulement là pour nous indiquer des “état supérieurs” de moindre douleur. Enfin, bazardant toutes ces allées et venues, il faudrait reconnaitre pour de bon que nous sommes divins, et plonger entièrement dans l’union. Mais… quand même.. qu’est-ce que ça lui donne de plus au divin tout ce mic mac? Il devrait quand même y avoir un truc qui évolue dans tout ça? Ou alors c’est la dose globale d’amour sans objet qui augmente peu à peu…jusqu’à… jusqu’à quoi au fait? :-)
RépondreSupprimerJe vous dis tout cela car je suis sûr que vous saurez indiquer où sont, dans les textes (ou dans un être vivant?), à votre avis les meilleures réponses (hypothétiques) à mes questions tordues?
Merci de faire vivre ce blog, qui est sans doute un compagnon spirituel pour beaucoup.
Salut.
RépondreSupprimerComme tu en parles, il semble que cette discrimination est une expérience de pensée et non une expérience effective. Je m'explique.
J'avais rencontré lors d'un séjour en Inde un yogi, auquel, j'avais demandé si la désidentification au corps était une séparation effective, il m'avais répondu que oui, en précisant, que c'était comme quand le corps subtil quitte le corps au moment de la mort. Puis il m'a dit qu'ensuite il fallait en faire autant avec le corps subtil, puis le corps causal. Une fois séparée de ces trois états, l'ultime réalité se manifestait.Un peu comme le serait une pierre précieuse débarrassée de sa gangue. Avais-tu envisagé ces diverses reconnaissances avec des changement d'états aussi tranchés ?
Amicalement, Karen.
Cher Chémi,
RépondreSupprimerOui, la souffrance enseigne. Relisons Eschyle.
Tu dis que l'ultime est inconnaissable : si tu connais qu'il ne peut être connu, tu affirmes que tu le connais, non ?
Ensuite, tu demande "Pourquoi quelque chose plutôt que rien ?" et, si je lis entre les lignes, "Pourquoi toute cette souffrance ?"
Profonde question.
Bonaventure, je crois, disais :
"Dans la vision béatifique, nous n'en finirons jamais de comprendre que l'on n'en finira jamais de comprendre que Dieu est incompréhensible".
Plus la connaissance progresse, plus la conscience de l'ignorance s'ouvre comme un abîme, et plus le désir de connaître devient fort. Blessure d'amour.
Salut Karen,
Discrimination ? J'ai parlé de reconnaissance, ce qui est un peu l'opposé de la discrimination.
Qu'entends-tu par "séparation effective" ?
En tous les cas, la conscience est omniprésente : elle ne peut donc sortir du corps, ni d'aucun autre lieu. Cela va de soi. Non ?
Bonsoir.
RépondreSupprimerC'est la forme même de ton texte qui me fait penser à la discrimination. Les phrases du genre
…nier tout ce que notre vraie nature n'est pas…/Elle aboutirait à cette conviction : je ne suis pas le corps, pas les sensations, pas les pensées. Etc. me rappelle le viveka (discrimination) de l'advaïta.
Au début tu parles bien de reconnaissance et ensuite tu décris un processus discriminatif.
Cette désidentification au corps n'est pas qu'un exercice de pensée. Cette séparation se passe effectivement. D'après ce que j'ai compris à partir des explications qui me furent données, c'est un état qui se rapprocherait étrangement d'une NDE, mais volontaire et maîtrisée. Au sein de cette expérience le yogi continue son exercice de discrimination, pour rejeter le corps subtil ou mental. Une fois effectivement rejeté il entre dans un état sans conscience qui est analogue au sommeil profond pour ensuite le transcender et ainsi réaliser la pure conscience témoin. Ne me demande pas comment d'un état inconscient (l'état causal) la conscience resurgit comme Témoin. Je ne sais pas et la seule réponse que j'ai reçue, était que c'était au-delà de la pensée et des concepts, de l'état humain (sic) et qu'il fallait l'expérimenter.
Bonsoir Karen,
RépondreSupprimeroui, je comprends mieux. Il s'agit tout à fait du viveka. Enfin non, car dans la négation (apoha), il s'agit simplement de nier un attribut d'une entité inconnue et inconnaissable. Pas de distinguer le Soi du non-Soi. Bref.
Quant à la question de savoir si la dés-identification est réelle.
Elle est vraie : elle débouche sur la connaissance du réel tel qu'il est.
Mais s'accompagne t-elle d'une expérience spéciale ? Le témoignage que tu rapportes correspond à la position du yoga : la discrimination approte une connaissance indirecte, que la dissolution du mental (citta-laya) va transformer en connaissance directe. Je dirais oui et non. Bien sûr que l'éveil se traduit par une expérience inouïe. Mais pas nécessairement par une expérience "yogique" de dissolution. Cela peut juste être un silence soudain et mille autres saveurs, couleurs et nuances qui en découlent. En clair : pas besoin de changer, de transcender. Juste voir qu'on a toujours été le Témoin. Tu connais sans doute l'histoire du dixième homme ?
Merci pour ta réponse. L'histoire, je la connais : 10 dont 1 s'oublie en ce comptant.
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