lundi 24 août 2015

Le conseil de Ramana

"Où ?"
Telle est la question.

Où apparaît le monde ? 
Où apparaît le corps ?
Où apparaissent les sensations ?
Où apparaissent les émotions ?
Où apparaissent les pensées ?

Il était une fois un homme qui voulait sauver son pays et transformer le monde par la pratique des mantras. Il pratiquait avec rigueur, selon les règles transmises.
Et pourtant, rien ne se passait. Son pays restait ce qu'il était. Il vivait au pied d'une montagne sacrée, il mangeait, il dormait, il se purifiait comme il fallait. Mais rien. Nulle révolution, aucun déchaînement de puissance divine.
Frustré, il alla voir un jeune ermite dont on lui parlait depuis des années. 

Il le trouva dans la montagne, au pied d'une grotte aménagée. Le jeune homme était assis. Notre sauveur du monde se prosterna, lui expliqua toutes les pratiques qu'il avait faites en vain : "J'ai pratiqué encore et encore, j'ai récité des millions de mantras, mais rien ne se passe. Je ne comprends pas ce qu'est la pratique. A quoi sert-elle ?"

Le jeune homme le regarda, en silence.


Au bout d'un quart d'heure, notre sauveur avait perdu patience. En plus, il faisait chaud et humide, et il avait un monde à sauver ! Il s'adressa alors au jeune ermite : "Je sais que, selon la tradition, il existe une initiation par le regard... Mais je n'y comprends rien ! Si vous ne voulez pas parler, écrivez au moins sur un bout de papier !" Alors le jeune homme écrivit sur un bout de papier, ceci :

"Si l'on observe avec attention cela dont s'élance [le murmure silencieux ] 'je suis je', alors le mental s'y résorbe. C'est cela, la pratique".

Le sauveur du monde était déçu : "Mais je veux des mantras à réciter !"
Le jeune ermite sourit doucement, et griffonna ces mots :

"Si l'on récite un mantra, observons avec attention d'où surgit le son de ce mantra. Le mental s'y résorbe alors. 
C'est cela, la pratique".

Cela se passa en Inde, en 1907. Le sauveur auto-proclamé était Kâvyakantha Ganapati. L'ermite était Ramana. La montagne sacrée était Arunâchala, dans le Sud.

La suggestion de Ramana vaut pour toute "pratique" : 
Si vous voulez sentir, sentez la source des sensations.
Si vous voulez courir, sentez la source de l'élan.
Si vous voulez voir, voyez cela qui vois.
Si vous voulez aimer, sentez la source de l'amour.
Si vous voulez jouer de la musique, plongez dans l'élan à la source de la musique.
Si vous voulez résoudre un problème, ressentez cela d'où vient la solution.
Et ainsi de suite...


Il y a ainsi deux dimensions dans la pratique : 
voir cela qui voit ; 
ou aimer cela qui désir, veut, ressent. 
Deux faces d'une même pièce. 
Juste une nuance.
Connaissance ou amour.
Vision ou désir.
Inséparables comme l'air et le vent.

Pour la petite histoire, Ganapati repartit dans son ashram, où il avait déjà des disciples. Il avait été touché par Ramana. Mais pas converti. Par la suite, c'est lui qui essaya de convertir Ramana ! Mais Ramana resta tel quel, aussi immuable que la montagne sur laquelle il habitait. 
Ganapati incarnait une autre approche que celle de Ramana : 
sauver le monde par la magie, par l'occulte. 
Par la suite, il fut fasciné par Aurobindo, l'homme qui prétendait avoir des super-pouvoirs et qui voulait aussi changer le monde. Ganapati eut un disciple qui fonda un institut aurobindien pour perpétuer sa pensée. Il essaya bien des fois de convertir Ramana. Mais, voyant qu'il n'arrivait pas plus à changer Ramana qu'à changer le monde, il s'aigrit et se mit à critiquer Ramana, l'accusant de quiétisme, de fuir le monde. Il prétendait que lui et Aurobindo étaient supérieurs à Ramana. 
Ganapati était un adepte des tantras. Alors on dira qu'il était fasciné par les super-pouvoirs, comme la Mère l'était par l'occultisme en général. Ce n'est pas faux. Il appartenait à la tradition Shrîvidyâ, une tradition du tantrisme. 
Le hic, c'est que Ramana aussi était sensible à cette tradition. Pas initié, certes , mais il conseillait chaudement la lecture de son texte philosophique central, le Tripurârahasya, et il fit bâtir un temple shrîvidyen en guise de mausolée pour sa maman, identifiée ainsi à la Déesse. 
Mais alors, où est la différence ?
Elle est subtile, mais on la retrouve partout et en tous temps. Deux parfums, deux sensibilités.
D'un côté, l'approche de ceux qui veulent mettre le divin au service d'eux-mêmes, sous prétexte de sauver le monde.
De l'autre, ceux qui se mettent au service du divin, dans l'abandon.
Juste une question de priorité, donc.
Evidemment, des deux côtés on parle de "service", du "divin", et ainsi de suite.
Pourtant, la différence est immense.
D'où un Ramana de plus en plus froid à l'égard d'un Ganapati manipulateur, alors qu'il était l'accueil incarné.
Ce n'est pas que Ramana fuyait le monde. Il lisait les journaux anglais chaque jour. Mais il était convaincu que la priorité était à la conversion intérieur, le reste devant suivre.

La pratique, c'est la présence à la Source. 
Mantra ou bla-bla, peu importe pourvu qu'on pratique cette présence.
L'attention se retourne. 
Le désir plonge en sa source, laquelle est aussi sa fin.
La vague contemple l'océan. La vague aime l'océan.
L'océan se contemple en la vague. L'océan s'aime en cette vague.
C'est tout.


PS : les "traductions" en sanskrit des œuvres tamoules de Ramana par Ganapati ne sont donc pas fiables. De même, ses interventions dans les Talks, où celles de ses disciples, sont tendancieuses : ils sont obsédés par les super-pouvoirs (siddhi) et la location du Soi dans le corps. Le disciple de Ganapati, Kapali, contredit même le point de vue de Ramana dans le commentaire (sanskrit) qu'il a composé pour Saddarshana ! Lequel texte a pourtant été publié par l'Ashram de Ramana... Comme quoi, un commentaire sanskrit peut être parfaitement hypocrite : on peut commenter un auteur en le mettant sur un piédestal, tout en le trahissant. Et l'exemple de Kapali n'est pas le premier dans la littérature indienne.

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