L'état de sommeil profond, sans rêve, semble être un état privé de conscience. Dans cet état se trouve inclus les états d'inconscience comme l'évanouissement, le coma ou même les "blancs" durant l'état de veille.
Face à cette inconscience apparente, il existe deux réponses :
- 1 - On peut considérer que l'état de sommeil profond apparaît "dans" la Lumière consciente, comme tout le reste, ce que l'on sait parce qu'on se souvient que durant le sommeil profond, "il n'y avait rien". La Lumière est ce qui révèle ce "rien", cette absence d'objets. Donc la conscience est toujours présente et n'est pas interrompue par l'état de sommeil profond. De plus l'état de sommeil profond est déjà un état de pure conscience. Si on le confond avec de l'inconscience, c'est pas négligence, par aveuglement sur ce qu'est vraiment la conscience.
Comme on voit, cette première approche mise tout sur la compréhension de ce qui est déjà donné dans l'expérience ordinaire. Du coup, il n'est pas nécessaire de cultiver une forme quelconque d'expérience spécial, comme un état de méditation par exemple.
C'est typiquement l'approche du Védânta.
- 2 - On peut considérer que l'état de sommeil profond apparaît "dans" la conscience, mais que la conscience est alors voilée par un voile d'inconscience, à l'image d'un miroir couvert de poussière. En plus de comprendre, intellectuellement, que tout est comme enveloppé dans l'espace de la conscience, il faut donc, en plus, chercher à maintenir cette conscience jusque dans le sommeil profond, au lieu de sombrer dans l'inconscience. Une sorte de méditation, donc.
Cette approche présuppose que la conscience a un pouvoir de se cacher à elle-même, de s'aveugler librement à elle-même. La conscience est toujours présente, mais comprendre cela ne suffit pas. Il faut confirmer par une expérience spéciale, accessible seulement par la méditation.
C'est typiquement l'approche du shivaïsme du Cachemire, du Dzogchen et de la Mahâmudrâ.
Ce seconde approche ne nie pas entièrement la première, en ce sens que la compréhension de ce que sont le sommeil profond et la conscience, y jouent un rôle. Mais cela est jugé insuffisant.
Et voilà pourquoi des générations entières de chercheurs de vérité ont essayé, et essaient encore, de "rester conscient" chaque nuit ; et échouent, nuit après nuit.
Notez que je ne parle pas ici de "rêve lucide", mais bien de sommeil profond lucide.
Moi-même je me suis interrogé longtemps sur la possibilité de parvenir à cette expérience, et sur la pertinence de cette quête.
Car que signifie "être conscient" ?
Et que signifierait "être conscient" jusque dans le sommeil profond ?
ces questions sont importantes car, si l'on ne sait pas ce qu'on cherche, comment pourrait-on le reconnaître quand il se présente ? Comment ferait-on, alors, la différence entre un état de sommeil profond ordinaire et un état de sommeil lucide ?
L'état de sommeil profond peut se définir comme un état vide de tout objet. En effet, si je reste conscient, même vaguement, de quelque sensation que ce soit, je ne suis pas endormi, ou je dors d'un sommeil très léger, comme il arrive lors d'une sieste.
Or, je peux revenir sur cette expérience par la suite, quand mes facultés sont actives. Et je me dis alors "je n'avais conscience de rien". La conscience est donc ininterrompue, et cette simple réflexion sur l'expérience suffit à le réaliser. Ce que nous prenons naïvement pour un état d'inconscience est en réalité pure Lumière, sans aucun contenu, sans aucune dualité, sans aucune différenciation.
Et cette expérience, vécue la nuit ou en d'autre circonstances, peu importe, est la seule et unique expérience vierge de tout contenu. C'est l'expérience nue, la "pure conscience". Les intervalles entre les pensées sont des moments sans pensées, mais pas sans sensation. Il ne s'agit donc pas de conscience pure. De même, quand je fais silence, à l'intérieur, et que cesse le bavardage intérieur, les perceptions ne s'arrêtent pas. La Lumière continue d'éclairer des choses. Il y a des objets, un contenu. L'espace de la conscience n'est pas vide.
Les intervalles entre les pensées et les moments de méditation, de présence silencieuse, ne sont donc pas des moments de pure conscience.
Et c'est là que la question devient subtile : quand je cherche à être conscient dans le sommeil profond, je cherche, en réalité, à conserver une certaine conscience du temps.
Pourquoi ? Pour m'assurer que "j'étais conscient durant ce temps", durant le temps de cet état de sommeil profond.
Or, la conscience du temps, c'est-à-dire, ici, de la durée, n'est possible que s'il y a conscience d'un changement, si subtil soit-il.
Or, le changement est nécessairement le changement des objets. En l’occurrence, quand je m'assoupi à demi, une certaine conscience de la durée persiste grâce à une certaine conscience du corps, du souffle, d'une activité mentale. Des expériences peuvent ainsi montrer que, même quand je fais silence intérieur et que le silence se poursuit ainsi, vierge de tout discours, une certaine conscience de la durée demeure, car une activité subtile demeure. Même sans compter mentalement, il reste en effet possible d'évaluer une durée. Ce qui prouve qu'il y a une activité, du changement, donc des objets, et que donc cet état de silence n'est pas un état de pure conscience, c'est-à-dire de conscience sans objet.
Quand je m'endors tout en voulant rester conscient, il se passe en réalité que ce conserve la conscience d'une activité subtile afin de me prouver, grâce à la conscience de cette activité subtile, que "je suis resté conscient".
Il y a donc une contradiction intrinsèque. Ce projet de "rester" conscient jusque dans le sommeil profond est donc impossible à réaliser :
- soit je conserve une conscience de la durée pour me persuader que "je suis resté conscient pendant tout ce temps", mais alors, je ne suis pas vraiment en état de sommeil profond ;
- soit je lâche même cette activité subtile, mais alors je perds toute notion de durée et je n'ai plus aucune conscience temporelle, et donc plus aucun moyen de savoir si "ma conscience a continué pendant toute cette durée" du sommeil profond.
La seule issue est de voir que le sommeil profond est pure conscience, sans contenu sans objet. Autrement dit, voir que je m'épuise à créer une expérience qui, de toutes façons, est déjà donnée, nécessairement, attendu que nul ne peut se passer longtemps de l'expérience de sommeil profond.
Pourquoi chercher une expérience inévitable ?
Cette réalisation fait toute la beauté du Védânta et même du shivaïsme du Cachemire.
En effet, dans le Poème sur le Frémissement (Spanda-kârikâ, 12), on peut lire :
Le néant ne peut jamais devenir objet de contemplation, au motif que ce serait un état sans conscience. Car quand on revient sur [cet état de néant ou de sommeil profond], on est certain que "cet [état] est passé"
et que donc il s'est révélé dans la Lumière qu'est la conscience.
Plus étonnant, je trouve ce même argument, celui du retour réflexif, dans la tradition de la Mahâmudrâ, dans Rayons de lune, trad. Christian Bruyat, pp. 378-379. Le contexte est une objection sur le relâchement dans la méditation :
Maître Shang déclare :
Lorsque vous méditez sur le Mahâmudrâ [=sur le Soi],
Ne cherchez pas à procéder comme ceci ou comme cela,
Car il n'y a ni début, ni fin, ni intervalle.
Au moment de raviver l'attention, restez détendu.
[Objection :] Ne commet-on pas, en procédant ainsi, l'erreur de sombrer dans un état d'inertie mentale et de perdre la continuité de la méditation ? Aucunement ! Le fait de relâcher l'attention au moment de la raviver crée une attention dénuée d'attention. Le fait de rester dans un état libre de spéculation est une attention parfaite à la vraie nature fondamentale de l'esprit [=le Soi, Mahâmudrâ]. Cela dépasse de loin l'attention rigoureuse.
Vient ensuite le passage-clé, avec une citation des Entretiens de Gampopa :
La luminosité [=la conscience] imprègne également le sommeil profond et le rêve. Au réveil, en revenant sur ce que l'attention-mémoire [smriti] n'a pas retenu, on acquiert la conviction qu'il n'y a rien d'autre que la luminosité. Le flot [de la méditation] est alors ininterrompu.
Passage étonnant, qui pourrait être de la plume d'un adepte du Védânta, et passage presque identique à celui du Poème du Frémissement cité plus haut. L'auteur des rayons de lune qualifie de "saut décisif" cette réalisation de la présence de la Lumière consciente jusque dans le sommeil profond.
Il n'est donc pas nécessaire de faire effort pour "rester conscient" durant l'état de sommeil profond. Par contre, durant l'état de veille, il faut plonger encore et encore dans le frémissement du cœur, jusqu'à l'orée du sommeil.