Suite du commentaire à la nouvelle traduction du Coeur de la Reconnaissance, aussi appelé Shakti-soûtra (Pratyabhijnâ-hridaya). C'est un manuel complet, profond et concis à la fois. Il rassemble la quintessence du shivaïsme du Cachemire.
Dans le premier Soûtra, Kshéma a directement pointé l'essentiel. C'est une habitude traditionnelle, les Auteurs indiens commencement souvent par le point de vue le plus vrai et le plus simple, avant de l'expliquer en répondant aux objections et aux doutes des uns et des autres.
Le second Soûtra indiquait que la conscience est le divin mais que la conscience est libre. Elle n'est pas connaissance inactive, mais conscience en mouvement, désir, volonté et élan vers l'acte de se manifester. Le monde est donc la conscience en train de se réaliser librement ainsi, sous cette forme.
Mais comment est ce monde ?
Il est marqué par la relativité (à ne pas confondre avec le relativisme) du sujet et de l'objet. Il existe différents mondes en fonction des états de conscience. Comme dit Abhinava Goupta, "la manifestation dépend de la réalisation", de la sensibilité, de la pensée, bref de l'état de conscience.
Traduction :
"Pour expliquer l'essence de l'univers avec ses niveaux, il (=moi, Kshéma Râdja) dit :
La variété de sa (manifestation) s'explique par la variété des états de conscience auxquels correspondent les mondes. 3"
Je traduis ici de façon très libre. Le sanskrit dit, plus littéralement : "La variété de cela provient des différents sujets avec les objets qui leur correspondent". Et même, le sanskrit ne dit pas "sujet et objet", mais plutôt "saisissant et saisi", afin de bien marquer l'union mutuelle du sujet et de l'objet. En gros, ces expressions d'origine bouddhistes soulignent le fait que le monde dans lequel nous vivons dépend étroitement de notre état de conscience.
Kshéma va ensuite exposer les principaux niveaux, de façon schématique, bien qu'il existe une infinité de nuances :
"Cet univers est varié, il existe de plusieurs manières.
Pourquoi ? A cause des différents états des sujets et des objets qui sont dans des états qui se correspondent, c'est-à-dire adaptés l'un à l'autre."
Voilà le principe général. Ensuite, l'Auteur décrit ces niveaux, en commençant par les niveaux les plus élevés, ceux où la conscience se manifeste, mais sans s'y perdre :
"Au niveau de l’Éternel Shiva, (la conscience) est une objectivité clairement (manifestée, mais) recouverte par la subjectivité. Cet univers correspond exactement aux sujets (qui y vivent), qui sont les Grands Seigneurs des Mantras et qui sont gouvernés par l’Éternel Shiva. Ils sont agencés ainsi selon le désir du Seigneur suprême (=Shiva)"
Ici "Éternel Shiva" ne désigne pas Shiva mais un état de conscience, sur lequel règne un être appelé l’Éternel Shiva. A ce niveau, les choses apparaissent, le monde n'est pas nié par la conscience, mais elles sont alors "recouvertes de subjectivité", c'est-à-dire qu'elles baignent dans la pleine conscience de soi qui est une parfaite félicité, une extase intense. En clair, dans cet état le monde est ressenti comme une extension de mon être et une extase de mon plaisir. Je me réalise comme monde et j'en ai une pleine conscience.
Remarque importante : tous les êtres des niveaux dits "purs" ou "authentiques", dans lesquels la conscience de la dualité ne cache pas la conscience de l'unité, sont peuplés de toute une hiérarchie de Mantras, laquelle n'est pas sans rappeler les hiérarchies angéliques des religions abrahamiques, lesquelles ont plagiées les hiérarchies enseignées par les maître pythagoriciens et platoniciens, à commencer par Proklos. En clair, on n'errera sans doute pas beaucoup si l'on se représente les Mantras comme des Anges, les Seigneurs des Mantras comme des Archanges, et ainsi de suite. Les hiérarchies divines sont, dans le platonisme, agencées selon la puissance de leur conversion vers l'Un. Ici, les Mantras sont disposés selon la puissance de leur conscience de la Lumière qui est la conscience. Ils sont comme les organes et le corps de la conscience. Comme dans la hiérarchie céleste que Denys (un moine arabe sans doute) a pompée sur Proklos, le mouvement de la grâce à la fois procède de l'Un et retourne à lui, en un vaste cycle qui fait penser au circuit des eaux dans une fontaine ou à un jeu d'eaux, à l'image de Versailles (Denys était très lu au Grand Siècle).
Revenons à la traduction :
"Au niveau du Seigneur, l'objet, le monde, est à la fois subjectivité et objectivité, clairement manifestés comme étant la manifestation d'un même être".
Là aussi, je paraphrase un peu, le sanskrit étant très elliptique et technique, avec du vocabulaire grammatical, ce qui n'est par rare en Inde : il existe même des philosophies non-duelles basées sur la grammaire sanskrite !
Notez que le "Seigneur", ici, n'est pas non plus Shiva (le "Seigneur suprême"), mais à la fois le nom d'un niveau de conscience et le nom de l'entité qui y règne, équivalent d'un Principe ou d'une Puissance dans la hiérarchie dyonisienne. Pour un survol de cette hiérarchie, cliquer ici. Ce genre de schéma peut sembler fastidieux par endroit, mais ce sont des outils indispensables pour comprendre le tantrsime aussi bien que la mystique abrahamique. Sans cela, il est certain que l'on n'y comprendra rien. Et le New Age est un dérivé de cette vision du monde. Connaître ces schémas est donc très utile.
Et comment sont les sujets de ce niveau de conscience ?
"Ils sont les Seigneurs des Mantras, gouvernés par le Seigneur".
Nous sommes donc descendus d'un cran dans la "hiérarchie céleste" tantriquo-shivaïte. Mais on trouve des équivalents dans le bouddhisme et le vishnouïsme, de même que dans le Boeun tibétain et le Taoïsme.
Ensuite (toujours plus bas) :
"Au niveau de la pure Science, l'univers est dualité dotée d'une seule et même essence ("moelle"). Les sujets correspondants sont les Mantras, lesquels comprennent de nombreuses ramifications et sont gouvernés par Ananta."
Ce plan est le dernier ou le premier, selon le sens pris, avant le monde de la dualité dans l'oubli de l'unité, le monde de la Mâyâ. Mais entre les deux, il y a le monde du Rien, du sommeil profond et de l'intervalle entre deux cycles cosmiques :
"Au-dessus de Mâyâ il y a les êtres 'de pure conscience mais privés de pouvoirs d'action', qui sont pure conscience mais privée du pouvoir d'agir. Leur 'objet' (car on peut difficilement parler d'univers dans leur cas) est pure non-différence, tout comme les sujets privés de tout pouvoirs, qui sont situés juste en-dessous."
Puis ceux qui sont dans le Néant de l'inconscience :
"Au niveau de Mâyâ il y a 'ceux qui sont privés de pouvoir durant une dissolution (cosmique ou quotidienne)'. Leur objet est pour ainsi dire 'dissout'".
Remarquez qu'il y a deux niveaux d'inconscience : un niveau de pure conscience et un niveau de profond sommeil, d'évanouissement.
Le shivaïsme du Cachemire n'accorde pas beaucoup de valeur à la "pure conscience", car c'est un état d'aliénation, dans lequel on se sent vide, éloigné du mouvement. Et dès que l'énergie se remet en branle, cette "pure conscience" disparaît. C'est l'impasse du Sâmkhya et du Vedânta : ils croient que la Mâyâ est l'ennemie, ils la fuient, mais ce faisant ils se suicident, spirituellement parlant, car la Mâyâ c'est la liberté, la créativité divine, le dynamisme du Soi. Le Rien est un état certes réparateur, mais ça n'est pas l'éveil salvateur. Tant que Mâya n'est pas reconnue et intégrée, il n'y a pas de véritable liberté.
Et "pure conscience" équivaut presque à "inconscience", car ce sont des états d'inertie, de vide passif. Ils sont nécessaires et réparateurs, mais ils ne sont pas l'éveil spirituel.
En-dessous encore, il y a les états de dualité, les états de veille, avec des pouvoirs actifs, mais limités et vécus comme une inquiétude :
"Les être 'doués de tous leurs pouvoirs (limités)' s'étagent jusqu'au niveau de la Terre, dans des mondes limités de toutes parts."
Ce sont là les mondes des dieux (mondains), des hommes et des animaux. On y est actif, mais au prix de l'inquiétude.
Ce niveau forme, avec les deux qui précèdent, un ensemble inséparable. Nous passons de l'état de sommeil profond à l'état de veille : paix sans liberté, ou liberté sans paix. Tel est le dilemme de Mâyâ, qui ne pourra être résolu qu'en reconnaissant notre pouvoir en Mâyâ. Alors seulement l'action et la contemplation pourront être réconciliées.
Et maintenant, toujours maintenant, le plus important. Soyons attentifs :
"Et enfin, Le suprême Shiva, l'ultime : il est une seule et même Lumière ininterrompue, pleine d'un plaisir absolu qui à la fois transcende tout et constitue tout. Pour lui, l'univers est cela même, depuis le niveau "Shiva" jusqu'au niveau "Terre", tout surgit sans aucune séparation. En réalité, il n'y a pas d'autre sujet, pas d'autre objet en dehors de lui. De fait, c'est le suprême Shiva lui-même qui fulgure ainsi en des myriades bariolées et merveilleuses. Tel est le sens (du Soûtra)."
Tous ces niveaux n'en font qu'un seul, en réalité. La dualité n'est qu'une manifestation de la conscience, tout comme l'unité. La conscience n'est ni prisonnière de l'unité (ça, c'est l'erreur du Vedânta, par exemple), ni perdue dans la dualité (ça, c'est l'erreur de tous). Elle est le libre pouvoir de se réaliser sous l'une et l'autre forme, de nier ces alternatives et de les synthétiser. C'est l'éveil.
La conscience est à la fois au-delà de l'univers, et l'univers même. Elle est transcendante et immanente.
Transcendante : au-delà de l'athéisme.
Immanente : présente au cœur du théisme quand il croit judicieux de rejeter le "panthéisme".
Bref, tout est manifestation de moi, en moi, par moi. Tout est Lumière vivante.
Le texte sanskrit :
atha viśvasya svarūpaṃ vibhāgena pratipādayitum āha
tan nānā anurūpagrāhyagrāhakabhedāt || 3 ||
tad viśvaṃ nānā anekaprakāram | katham anurūpāṇāṃ
parasparaucityāvasthīnāṃ grāhyāṇāṃ grāhakāṇāṃ ca bhedād vaicitryāt |
tathā ca sadāśivatattve 'hantācchāditāsphuṭedantāmayaṃ yādṛśaṃ
parāpararūpaṃ viśvaṃ grāhyaṃ tādṛg eva
śrīsadāśivabhaṭṭārakādhiṣṭhito mantramaheśvarākhyaḥ pramātṛvargaḥ
parameśvarecchāvakalpitatathāvasthānaḥ |
īśvaratattve sphuṭedantāhantāsāmānādhikaraṇyātma yādṛg viśvaṃ grāhya.=
m
tathāvidha eva īśvarabhaṭṭārakādhiṣṭhito mantreśvaravargaḥ |
vidyāpade śrīmadanantabhaṭṭārakādhiṣṭhitā bahuśākhāvāntarabhedabhinnā
yathābhūtā mantrāḥ pramātāraḥ tathābhūtam eva bhedaikasāraṃ viśvam api
prameyam | māyordhve yādṛśā vijñānākalāḥ
kartṛtāśūnyaśuddhabodhātmānaḥ tādṛg eva tadabhedasāraṃ
sakalapralayākalātmakapūrvāvasthāparicitam eṣāṃ prameyam | māyāyāṃ
śūnyapramātṝṇāṃ pralayakevalināṃ svocitaṃ pralīnakalpaṃ prameyam |
kṣitiparyantāvasthitānāṃtu sakalānāṃ sarvato bhinnānāṃ parimitānāṃ
tathābhūtam eva prameyam | taduttīrṇaśivabhaṭṭārakasya
prakāśaikavapuṣaḥ prakāśaikarūpā eva bhāvāḥ | śrīmatparamaśivasya
punaḥ viśvottīrṇaviśvātmakaparamānandamayaprakāśaikaghanasya
evaṃvidham eva śivādidharaṇyantam akhilaṃ abhedenaiva sphurati | na tu
vastutaḥ anyat kiṃcit grāhyaṃ grāhakaṃ vā | api tu
śrīparamaśivabhaṭṭāraka eva itthaṃ nānāvaicitryasahasraiḥ sphuratīty
abhihitaprāyam ||
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