Chacun situe le problème à un niveau différent, plus ou moins radical, comme un curseur sur un cadran.
Ainsi, certains sont partant pour un "Ah bah quand même, certains abusent ! Là, c'est trop, c'est pas normal quand même."
C'est là, disons, le minimum syndical.
A l'autre bout, il y a les radicaux "La vie elle-même est le problème, car il n'y a pas de vie que ne se nourrisse d'une autre vie".
C'est cette dernière forme du problème et de l'indignation qui va avec, qui m’intéresse. Car si je creuse (un peu), je réalise que le problème de l'argent-qui-corrompt-tout n'est qu'un prolongement d'un problème plus fondamental : le problème de la vie. On pourrait dire aussi : le problème de l'écologie, dont l'économie n'est qu'une branche humaine. Comment vivre sans tuer ? Voilà la formulation la plus fondamentale. La racine du schmilblick.
Et c'est sous cet angle que l'on abordé les Grands Anciens, en Inde et en Hélènie : Comment vivre sans tuer ? sans exploiter ? sans faire souffrir ? sans détruite un tant soit peu ?
Et c'est ce que l'Inde appelle le problème du vyavahâra. C'est un mot sanskrit très intéressant, de ces mots difficiles à traduire. Il désigne le commerce, littéralement. Les échanges, les transactions au sens le plus large, que l'Inde résume dans le binôme : prendre-donner. On traduit parfois vyavahâra par "langage" ou "façon de parler", car le langage est au coeur des échanges. Mais, littéralement, ce sont les échanges, le commerce.
Comme savent ceux qui s'intéressent un peu aux philosophies de l'Inde, plusieurs doctrines distinguent deux "niveaux" de vérité : la vérité ultime, absolue, finale (paramârtha), et la vérité de vyavahâra, souvent rendue par "vérité conventionnelle". Cette traduction n'est pas complètement fausse, dans la mesure où il y a bien de la convention, du contrat dans le vyavahâra, puisque le vyavahâra, c'est le commerce.
Mais d'un autre côté, traduire vyavahâra seulement par "convention" ou "conventionnel", c'est un peu cacher le sens de cette théorie de la double vérité, centrale dans le bouddhisme : il y a, d'un côté, la vérité vraie ; et, de l'autre, la vérité fausse, c'est-à-dire la vérité du commerce, la vérité du mensonge, du boniment (prapanca, autre terme central du bouddhisme Mahâyâna).
Je pense que cette importance du vyavahâra dans les philosophies de l'Inde nous dit quelque chose de très, très important. Sur nous, sur nous les Humains, sur notre situation, sur notre aventure.
Et donc, les Indiens s'interrogent depuis longtemps sur la violence inhérente à la vie. D'ailleurs, il semblerait que la civilisation de l'Indus ait disparue suite à des catastrophes environnementales, comme on dit pudiquement. C'est-à-dire à cause d'un commerce florissant. Et il n'est pas étonnant que les traditions indiennes les plus anciennes, comme le jaïnisme, aient réfléchi sur la violence de la vie et de sa forme humaine qu'est le commerce (la guerre et la politique étant des formes périphériques du commerce). Et leurs conclusions ne sont pas optimistes. Pas de vie sans exploitation de la vie. Si le capitalisme est l'exploitation de l'homme par l'homme, alors la nature est l'exploitation de la vie par la vie. Existe-il une vie qui ne se nourrisse pas d'une autre vie ? Non. Voilà pourquoi ces philosophies anciennes, mais déjà assez mûres, prônent une fuite hors du samsâra, hors du vyavahâra, hors du Marché. On peut viser le moindre mal en restant au sein du Supermarché cosmique, mais impossible de s'en sortir les mains propres. La seule issue est la fuite, moskha, la délivrance. Le jaïnisme voit ces choses sous un angle très concret. Le business (traduction peut-être encore meilleure de vyavahâra) pollue tout, jusqu'à notre âme, jusqu'au plus intime, comme une sorte de crasse quantique (pour faire plaisir à nos amis du Nuage) dont seule une totale purification pourra nous laver. Être végan ne suffit pas. Être sobre ou décroissant ne suffit pas. Il faut s'évaporer, se dessécher, se laisser dévorer par les insectes, les plantes, se laisser brûler par le Temps, s'offrir en réparation à Mère Nature. Cesser de parler, de respirer, de vivre. Il n'y a pas d'autre solution. Aujourd’hui encore, les saints jaïns se laissent mourir de faim. Vous pouvez voir leurs agonies sur YT. C'est la voie radicale. Ce qui n'empêche pas la communauté jaïn d'être, en Inde, une communauté de commerçants prospères.
Ensuite est arrivé le bouddhisme qui proposa une "voie médiane", un compromis. Gautama tenta de se laisser dévorer, mais il finit par renoncer, pour un bol de riz-au-lait offert par une belle jeune fille. On a tous connu ça : le pouvoir du sucre. Une poudre blanche non moins puissante que d'autres. Pour calmer la dissonance, le désormais Bouddha se justifia en disant qu'il n'y a pas de Moi, que personne ne souffre, etc. Pourtant, pour faire du riz au lait, il faut tuer et faire souffrir des milliers d'êtres. C'est ce que font mine d'oublier nos amis végans. C'est ce que nous rappellent les Jaïns. Je ne parle pas d'eux pour vous convertir à leur philosophie, ni pour me convertir.
Non, je dis cela pour montrer que, au fond du problème de l'argent, il y a un problème bien plus grave. On peut se scandaliser, ponctuellement, de tel ou tel abus. Mais, plus profondément, il y a le problème de la violence de la vie, le problème de la souffrance concrète.
Par la suite, le bouddhisme a donné de plus en plus dans le compromis, en affirmant qu'on peut faire tout ce qui nous passe par la tête (=par le corps) et croître à l'infini, car tout est relatif et parce que tout est illusion. Le Vedânta a, lui aussi exploré ces solutions, suscitant des débats sans fin car, bien sûr, ces solutions n'en sont pas. Du moins, aucune d'elles n'est entièrement satisfaisante. Aucune ne suffit à étouffer les cris, en coulisse ou en arrière-plan.
Il y a aussi la solution tantrique, qui a finit par remporter un franc succès.
L'hindouisme, de son côté, n'est pas très optimiste non plus : le cosmos est dominé par la loi du "gros poisson qui mange le petit" (matsya-nyâya). Et quand l'humanité prospère, la Terre finit par sombrer. Vishnou va la repêcher, mais il y a quelques dégâts collatéraux. Puis ça recommence. Et il faut une guerre mondiale pour réguler (le Mahâbhârata). Puis ça recommence. Puis ça finit. Puis ça recommence. Et le Temps, la Mort, mange, mange et mange, des hordes innombrables de créatures. Mère Nature dévore ses enfants. La séparation artificiel:naturel n'existe pas, nous dit l'Inde. Et la Mort est maîtresse. Et toute vie travaille pour elle. Samsâra. Commerce. Business. Mâyâ. The Show Must Go On. On ne fait pas d'omelette sans casser d'oeufs. Et les œufs, ce sont les vivants. Qui s’entre-mangent, sans faim. Pas de vie sans destruction, sans carnage, plus ou moins esthétique, plus ou moins maquillé. Pas de vie sans souffrance.
Et puis il y a la solution d'aujourd'hui, qui consiste à ne plus y penser.
Qu'en pensez-vous ?
Peut-on vivre sans faire souffrir ? Ou disons, sans tuer ? N'est-il pas vrai que "le bonheur des uns fait le malheur des autres" ?
Je pense également que toute dynamique naturelle et sociale est sous-tendue par le ration donner/prendre, donc autant essayer d'arriver à ce que ce soit le plus équitable possible. Viser le 50/50. Il me semble que c'est à ça que visent les principes fondateurs qu'on retrouve un peu partout, et donc le dharma (dans son acception sociale, du moins) n'est qu'une extension.
RépondreSupprimerPour moi, il y a une différence fondamentale entre le Marché naturel, qui est paramétré pour arriver peu ou prou à cet équilibre, et le nôtre, qui est autant que possible un «prendre sans rien donner». Certes, quelques sages, quelques sannyâsin pourront se laisser dépérir, comme une sorte de sacrifice expiatoire. C'est beau, c'est noble, hautement moral. Mais en fin de compte, assez inutile je pense. D'une part, cela ne change pas la situation globale. D'autre part, c'est renoncer à son droit à vivre: pourquoi les autres devraient-ils mourir pour que je meure, mais pourquoi devrais-je mourir pour qu'eux vivre ? Si vous vous placez de leur point de vue, la probblématique ne change pas. Certes, nous sommes en capacité de nous poser cette question, contrairement aux lions ou aux loups. Mais à mon sens, c'est une fuite en avant.
Je vois celui qui atteint le moksha non comme un ascète rigide, mais par celui qui atteint un équilibre (c'est sans doute mon vieux fond de culture gréco-romaine), celui qui est aussi à l'aise parmi les paysans que parmi les sages, qui est hors du monde précisément pour apprendre à être mieux dans ce monde, pour l'exprimer en termes taoïstes. Je le vois comme un béat, non pas un naïf shooté à la résignation, mais comme quelqu'un qui, éternellement placé en son centre, ne cesse jamais d'être Shiva. Il accepte les règles pour mieux gagner grâce à (malgré ?) elles, mais sans jamais s'identifier au jeu. Il essaie toujours de faire pour le mieux, pour retomber sur le dharma cité précédemment. Quel mieux ? L'inverse de ce qui caractérise le Marché global: l'hybris dans l'avidité, l'hypocrisie des idéologies doucereuses, l'ignorance, le culte de l'instant (et pas au meilleur sens du concept;..)
Ma Gîtâ est un peu rouillée, mais il me semble que c'est plus ou moins cette réponse qu'apporte Krishna (en bien mieux formulé et en bien plus riche, évidemment)
Félicitations au passage pour votre blog et vos réflexions, mes visites sur Smara Yoga sont un triple plaisir: philosophie indienne, réflexions personnelles pertinentes venant de vous, et un style percutant.
Merci.
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