Dans "Ne pas penser, est-ce être un éveillé ou un salaud ?", je m'interrogeais sur la ressemblance
entre certains discours impersonnalistes spirituels et d'autres discours tout
aussi impersonnalistes, mais émanant de personnes peu recommandables, telles
les nazis ou les serial-killers. Certains méchants ressemblent à certains
sages, mystiques ou "éveillés" des philosophies non-dualistes. Ces
derniers sont-ils pour autant tous méchants et mauvais ? Non, bien sûr. Comme
je disais, ce n'est pas parce qu'Hitler était végétarien que les végétariens
sont ce que fût Hitler.
Mais alors, comment les
distinguer ? Quelle différence y a-t-il entre une conscience qui dépasse le
bien et le mal, et une conscience qui régresse par deçà la dualité bon-mauvais
? Je veux dire, peut-on repérer des différences au niveau de l'expérience même
? La divergence des comportements, des interprétations du silence conscient
n'est-elle qu'une différence d'interprétation, ou bien cette divergence
est-elle déjà présente au niveau de l'expérience elle-même ? N'y a-t-il pas
plusieurs genres de silence ? Plusieurs espèces de paix intérieures, de vides,
très semblables par là, mais très différents quant à leurs natures et à leurs
vertus ?
Pour ce qui est de la première
option, celle de l'interprétation, je crois que, bien entendu, toute expérience
peut être interprétée de bien des manières. De même que tous discours peuvent
être récupérés et dévoyés. Mais il y a là quelque chose de perturbant : je peux
bien admettre que l'expérience de telle musique peut être interprétée par un
nazi en termes nazis. Mais l'expérience impersonnelle du silence, de la conscience
au présent, est d'un autre ordre : elle est compréhension, vision du réel tel
qu'il est, tel qu'il se donne, sans dualité et donc sans possibilité d'erreur.
On peut en parler de mille manières - bien qu'aucune ne soit adéquate - mais on
ne peut la récupérer à des fins mauvaises.
Ou peut-être que si ? Mais alors,
il faudrait admettre que cette expérience n'est pas bonne en elle-même, mais
plutôt neutre. Si vous être bon, ce silence vous bonifiera. Si vous êtes
méchant, elle fera de vous un super-méchant. C'est le point de vue de certaines
traditions de l'Inde, quand elles mettent en garde contre les
"réalisations" (siddhi). Mais LA réalisation ultime, elle, échappe à
ce danger. Nulle erreur possible dans l’Éveil, ou après lui. Ou alors, ce n'est
plus l’Éveil... Quoi que. Il y a bien, ici et là, conscience que le danger
n'est jamais totalement écarté. C'est bien pourquoi le bouddhisme mahâyâna
"mainstream" souligne l'importance de la culture de la compassion, à
côté de la vision de la vacuité. Je pense aussi aux histoires de superméchants
"sans ego" des mythologies de l'Inde. Comme Ravaṇa,
selon certains le plus grand amoureux de Shiva. Ou bien je songe à la terrible
puissance de l'éveil impersonnel racontée dans l'histoire des démons Dâma,
Vyâla et Kata du Yogavasistha (voir Sept récits initiatiques, trad. par M.
Hulin, p. 87). Ces trois montres ont été créés par les Titans pour vaincre les Dieux.
Pour qu'ils soient invincibles, ils les ont créés dépourvus d'ego. Libérés de
tout scrupule, dilemme, hésitation, sens moral ou mémoire personnelle, ils
ravagent les mondes divins. On conseil alors aux dieux dépités, pour venir à
bout de ces machines impersonnelles, de leur insuffler, le sens de l'ego à travers
des provocations répétées et subtiles.
Ravana
Cela étant, il y a, à mon sens,
une différence au niveau de l'expérience même. Lilian Silburn, dans Hymnes aux Kâlîs, a tenté d'analyser
cette différence entre vide passif et vide dynamique en s'appuyant sur les
textes de la tradition Kâlîkrama.
Mais il y a, dans l'autre grande
tradition tantrique non-dualiste - le dzogchen ou "grande complétude"
- des analyses fort pénétrantes sur la discrimination vitale entre l'esprit
ordinaire et la conscience au présent, la conscience libre.
Tant que l'on chemine dans
l'esprit ordinaire, la corruption le mal sont possibles. L'esprit ordinaire
peut parfaitement connaître un état de vide lucide, sans pensées, clair,
bienheureux. Mais ces états sont factices, en ce sens qu'ils sont forgés par la
mécanique de l'esprit ordinaire - une logique fondée sur l'attachement à
certains objets ou états et le rejet de leurs contraires. Par exemple, on aime
le nirvâna et on fuit le samsâra. On aime le
silence et on fuit la pensée. On aime le cœur et on fuit la tête. On aime la
non-dualité et on fuit la dualité. Ce qui est encore une sorte de dualité.
La conscience libre, au
contraire, est indépendante des objets comme des états. Elle ne rejette pas la
pensée. Elle ne s'y attache point, mais elle n'y est pas indifférente non plus.
Car la pensée, les différences, la dualité, sont reconnues, ressenties, comme
manifestations de la conscience sans forme, absolument souveraine. Non
seulement la pensée, le mouvement, ne vous dérangent pas, mais ils ravivent la
présence, comme des cailloux jetés dans un lac permettent d'en apprécier
l'ampleur, ou comme le vent attise le feu, une fois que celui-ci a pris. Dès
lors, c'est toute la machinerie de l'esprit ordinaire qui s'effondre, avec ses
vertus qui excluent le vice, avec sa non-dualité qui exclue la dualité, avec
son silence qui exclue la pensée, etc. La triade amour-haine-indifférence se
transmute en compassion, clarté et silence. Plus de progrès ni de régression
possibles. On avance sans fin, toujours déjà arrivés.
Bien sûr, il n'y a qu'une seule
conscience, libre ou aliénée selon qu'elle se reconnaît ou s'aliène (librement)
dans ses manifestations infinies.
Une thèse est consacrée à cette
distinction qui paradoxalement, débouche sur la véritable non-dualité,
illustrée par de nombreux textes des plus grands adeptes du dzogchen. Si vous
ne lisez pas l'anglais, voici quelques mots à ce sujet de Jamyang Dorjé, un
adepte qui m'a beaucoup apporté sur ce point :
L'esprit
ordinaire et la conscience libre se ressemblent quand il n'y a pas de pensées.
Mais
la conscience libre, ineffable, ne rencontre aucun obstacle (quand une pensée
surgit),
Tandis
que l'esprit ordinaire erre et tourbillonne.
La
conscience libre, clarté sans fond, est comme la lune nouvelle (immuable)[1],
Alors
que l'esprit ordinaire, dépendant des objets, est comme la pleine lune (qui
croît et décroît)[2].
Les
qualités de la conscience libre sont la transparence et l'absence de point
d'appui.
Alors
que le trait propre à l'esprit ordinaire est qu'il dépend totalement des objets[3].
De
même, la conscience libre est une parfaite connaissance invariable par
définition,
Elle
est une méditation qui ne dépend pas d'une méthode, tout en étant libre de la
torpeur et de l'agitation.
En
revanche, l'attention unipointée de l'esprit ordinaire sur un objet de
concentration
Est
une méditation qui dépend d'un support.
Bien
que la conscience libre soit consciente des objets, elle n'est pas débordée par
le jeu des apparences, à l'image du mercure qui se répand et se fragmente (sans
se mélanger à autre chose).
L'esprit
ordinaire est fondé sur la dualité sujet-objet :
Il
conceptualise donc sans fin[4].
Nyoshul Khenpo Jamyang Dorjé, traduit de la
traduction anglaise de Richard Barron dans A
Marvelous Garland of Rare Gems, p. 572.
On retrouve le même conseil dans la tradition mystique chrétienne, sous la plume limpide de Madame Guyon. Au lieu des termes "esprit ordinaire" et "conscience libre", elle parle de l'esprit et de la volonté :
Le meilleur de tous les états est de
recueillir au-dedans l'esprit par le moyen de la volonté amoureuse de
son Dieu, qui rassemble autour d'elle les puissances [=les facultés
mentales et corporelles] et semble se les réunir. C'est une
contemplation amoureuse qui n'envisage rien de distinct en Dieu, mais
qui l'aime d'autant plus que l'esprit s'abîme dans une foi implicite,
non par effort ni par contention d'esprit, mais par amour.
On ne fait
nul effort d'esprit pour s'abstraire, mais l'âme s'enfonçant de plus en
plus dans l'amour, accoutume l'esprit à laisser tomber toutes les
pensées, non par effort ou raisonnement, mais cessant de les retenir,
elles tombent d'elles-mêmes.
(...)
Par cette voie, l'âme trouve en
peu de temps son centre, ce qui n'arrive pas par la simple abstraction
d'esprit : car quoique l'âme y ait une certaine paix qui vient de
l'abstraction des objets multipliés, cette paix n'est ni savoureuse ni
si profonde que par la voie de la volonté.
Madame Guyon, Oeuvres mystiques, éd. par D. Tronc, Honoré Champion, p. 618
Bonjour, je viens de lire votre article...
RépondreSupprimerVous parlez de conscience qui serait libre ou aliénée...
Il est dit dans les mots de Jamyang
Dorjé: "Bien que la conscience libre soit consciente des objets..."
Je vous propose là si cela ne vous ennuie pas trop de laisser les textes de côté pendant un moment.
Il faut vérifier ce qui est par soi-même, n'est-ce pas? Les textes ne sont pas une preuve.
Prenons des exemples simples.
Si je pense à regarder ma main droite, je n'ai pas conscience de ma main gauche, je dois y penser pour qu'elle aie une existence.
Si je n'y pense pas, elle n'existe pas.
Je laisse parfois brûler la casserole sur le feu car je n'ai plus pensé à cette casserole, pensant à autre chose. Je ne peux pas avoir conscience de la casserole qui brûle si je n'y pense pas.
Le poisson d'Avril:
Quand un enfant place un "poisson" dans votre dos à votre insu,c'est à dire sans que vous y pensiez, vous n'êtes pas conscient du poisson dans votre dos.Pour vous, il n'existe pas.
Lorsque vous arrivez dans une classe, les élèves rigolent et vous vous demandez bien pourquoi ils rient!
Tant que vous ne pensez pas au poisson dans le dos, vous n'en avez pas conscience.Et les élèves se bidonnent encore.Jusqu'au moment où l'un d'eux prend le poisson pour vous le montrer.Et oui! "poisson d'Avril!" dit-il.Et à ce moment seulement vous y pensez et vous en souriez.
Si vous pensez écrire un livre, ce livre existera, sinon il n'y aura pas de livre.
La conscience des choses n'existe pas,en fait.
Je n'ai pas conscience du corps et vous non plus.Mais nous pensons le corps car on ne peut en avoir conscience.Donc, ce corps ne pense pas de lui-même, il ne peut pas penser je car il n'existe pas si je n'y pense pas.
C'est le JE(SOI) conscient d'être qui pense je.
Si la "vacuité" semble exister, c'est que j'y pense, sinon pas de vacuité, ni de clarté, ni de transparence...
Nous sommes en fait conscience d'être et de penser. Et c'est tout!Quand "nous" pensons être un corps, nous sommes obligés de ne plus pensé être ce corps pour penser au Soi. Nous ne pouvons pas en avoir conscience si on n'y pense pas, bien que nous soyons toujours présent,conscient d'être, éveillé, car nous pensons être autre chose!
Par contre, le Soi est hors pensées, il se "révèle" de lui-même.Il n'a pas besoin des pensées pour être. Quand nous cessons toute pensée, nous sommes toujours conscience d'être.
Il n'y a pas d'esprit séparé de la conscience.Et la conscience ne peut pas s'aliéner, jamais car elle est au-delà des pensées.
La conscience est le Soi,le JE non pensé.
Amitiés