Si je prend une corde pour un serpent, il n'est pas nécessaire de faire fuir le serpent, ni d'amener une corde à la place. Le serpent apparaît, mais n'est pas. La corde n’apparaît pas, mais elle est. Telle est la voie du milieu : voir ce qui est, tel que c'est. On ne tombe pas dans l'extrême du "il y a", car le serpent n'est pas là. On ne tombe pas dans l'extrême du "il n'y a pas", car la corde est là. De même, notre vraie nature de conscience transparente est présente depuis toujours, indestructible comme l'espace. Les nuages des émotions négatives et des pensées obsessionnelles ne font que passer, ils ne sont pas vraiment là.
C'est ce que dit le Bouddha du futur dans L'Enseignement de l'ultime remède dans la grande voie universelle : la révélation d'une mine potentielle. Ce sont deux versets célèbres (I, 154-155), que je traduis ici du sanskrit :
Il n'y a rien à enlever,
Rien à ajouter.
Il faut voir ce qui est, tel que c'est.
Celui qui voit ce qui est, tel que c'est,
Est délivré.
(Notre) essence est vide
Des accidents (qui semblent la recouvrir),
Car ils en sont séparables.
(Mais notre essence) n'est pas vide
De de ses vertus suprêmes,
Car elles n'en sont point séparables.
Le premier verset est clair.
Le second nous éclaire sur la fameuse "vacuité" bouddhiste. Qu'est-ce qui est vide de quoi ? Certains bouddhistes sont tombés dans l'extrême du néant en affirmant que le vide, c'est le fait que les choses et les personnes sont vides... d'elles-mêmes ! Ou carrément qu'elle sont juste vides, c'est-à-dire inexistantes. Et que donc le vide ne laisserait place à rien, sauf aux apparences régulées par les lois des la nature (et encore...). La vacuité serait alors une négation absolue, une négation qui n'impliquerait aucune contrepartie positive. Ce qui est absurde, car bien évidemment, seul quelque chose peut être vide d'autre chose. Si on me dit "Il n'y personne", je demande "Où ?", car dire qu'il n'y a personne nulle part n'a pas de sens. Mais si on me dit qu'il n'y a personne dans la maison, alors cela fait sens. Bien des bouddhistes réagirent ainsi à ce nihilisme, dont le traité dont sont tiré nos deux versets fait partie. Il montre que la vacuité n'est pas une négation absolue, mais une négation de quelque chose dans quelque chose d'autre.
Ce texte date au moins du Ve siècle, car il fut alors traduit en chinois. Mais il resta controversé en Inde, comme l'ensemble de ce courant bouddhiste qui refusait le nihilisme. Voilà pourquoi on n'en parlât point. Et voilà pourquoi la plupart des bouddhistes partisans d'une autre interprétation de la vacuité, non nihiliste, s'exilèrent en Chine. Jusqu'à l'émergence du tantra bouddhique, qui atteint son apogée au XIème siècle.
Ce que dit donc ce verset, à la suite de dizaines de sermons attribués au Bouddha, c'est que la vacuité s'entend en deux sens distincts :
1) Quand elle concerne les émotions négatives et l'ignorance qui recouvre notre vraie nature, la vacuité signifie que ces phénomènes éphémères sont vide de réalité. Ce ne sont que des apparences.
2) Mais quand cette même notion de vacuité s'applique à notre essence, notre Nature de Bouddha, alors elle signifie que notre essence est vide de ces phénomènes illusoires. Si l'on reprend l'exemple de la corde prise pour un serpent, le serpent est "vide" de réalité, et la corde est "vide" de serpent.
Ainsi, la doctrine de la vacuité, bien comprise, signifie que notre essence éternelle est dépourvue de toutes les expériences négatives que nous pouvons lui surimposer en raison de notre aveuglement. Mais notre vraie nature est immuable, indestructible comme le diamant, vaste comme le ciel, profonde comme l'océan. Elle est un trésor oublié, qui s'agit simplement de reconnaître.
Mais, me direz-vous, n'est-pas un peu dualiste ? Car en effet, on nie ainsi les phénomènes et on affirme l'essence, un peu comme dans une doctrine dualiste. Non ?
Il n'en est rien. Car
1) Au terme de cette négation/affirmation, il ne reste qu'une seule réalité : notre essence. Il n'y a donc plus de dualité. Cette approche n'est donc pas dualiste :
2) Cette démarche est dialectique, signification profonde de la "voie du milieu" dans ce contexte : d'abord on nie ce qui n'existe pas (les phénomènes), on évite donc l'extrême du "il y a", de la surimposition (adhyaropa en sanskrit) ; puis on affirme, on pointe notre essence, évitant ainsi l'extrême du "il n'y a pas", du dénigrement (apavâda en sanskrit). Adhyaropa et apavâda sont deux termes essentiels du bouddhisme qui seront ensuite réemployés par le Vedânta. Mais à la différence du Vedânta de Shankara, le bouddhisme n'exclut jamais les phénomènes hors de l'essence. Tout comme le tantra non-duel. Simplement, les phénomènes, une fois reconnus leur absence de réalité propre, sont transfigurés et apparaissent comme des manifestations parfaites de l'essence. Ce qui nous amène au dernier argument :
3) Enfin, et c'est la le point le plus subtil, la négation des phénomènes, bien comprise, ne fait qu'un avec l'affirmation de l'essence éternelle. En effet, les phénomènes sont niés comme réalité, mais pas comme simple apparences lumineuses et transparentes. De sortes qu'ils sont reconnus comme manifestations de l'essence, à l'image des vagues dans l'océan. Ce point, plus difficile à reconnaître dans l'expériences, est la spécialité d'un courant contemplatif tantrique : la Mahâmudrâ. Les pensées, par exemple, sont transparentes, immatérielles. Et cette transparence ne fait qu'un avec la transparence de l'essence, comme des arc-en-ciel dans... le ciel. Les phénomènes sont vides, de même que notre essence, cela signifie au final que les apparences et l'essence ne constituent qu'un seul et même espace de lumière, une immensité de clarté où les choses et les personnes ne vient pas s'ajouter comme de la peinture sur un mur, mais où elles sont de la même étoffe que le mur, où les pensées et les émotions font corps avec l'espace de conscience, comme les vagues avec l'océan.
De sorte qu'il n'y a ni dualité - tout est Lumière consciente (prakâsha en sanskrit), ni unité absolument simple - la Lumière rayonne et se diffracte, sans nulle solidité et sans sortir d'elle-même. C'est axctement la doctrine de la Reconnaissance (pratyabhijnâ).
Un seul ciel, mille lumières.
VOILA!
RépondreSupprimerJe ne comprends probablement pas bien les expressions : " éviter l'extrême du "il y a "" & " l'extrême du "il n'y a pas ".
RépondreSupprimerEn effet :
- " il y a " (Extrême ou pas /apparence ou non): Je suis (donc Dieu est)
- " il n'y a pas "(Extrême ou pas /apparence ou non): Je suis (donc Dieu est)
Et si Dieu est : Il y a, il n'y a pas, extrême ou non, apparences ou pas, de quoi pourrait-il s'agir d'autre que de Dieu ?
Non ?
Et si oui, qu'éviter dans ce " contexte " ?
Je ne suis pas sur de vous comprendre Laurent... vous pourriez préciser ?
RépondreSupprimerOui David, je peux essayer.
RépondreSupprimer- Même l'extrême du "il y a" le serpent, n'altère pas notre vraie nature de conscience transparente.
- Même l'extrême "il y a pas" de corde, n'altère pas notre vraie nature de conscience transparente.
Il suffit de soumettre ces hypothèses aux questions : "où ?" ou "en quoi ?" et/ou "pour qui ?".
Autrement dit, présence (il y a) ou absence (il n'y a pas) d'illusion (serpent) ou de réalité (corde) sont la preuve même de l'absurdité d'une conception de la vacuité comme négation absolue.
Suis-je plus clair ainsi et sommes nous d'accord ?
Merci.
RépondreSupprimerOui je suis d'accord.