La principale difficulté que rencontre une doctrine non-dualiste, c'est la dualité. Quoi que l'on affirme l'unité de toute chose et de tous les êtres, en effet, la dualité frappe nos sens avant toute ces affirmations : dualité ou séparation entre le sujet et l'objet, entre les sujets, entre les objets, entre la Source et les sujets, entre la Source et les objets. Cinq sortes de dualité, dont au moins trois sont évidentes pour chacun.
Face à cette contradiction de la foi non-dualiste par les faits, il existe plusieurs réactions possibles. On peut renoncer à l'unité. C'est ce que firent les dualistes : pour eux, la dualité est réelle, voire éternelle. La matière existe, elle est ce dont se sert la Source pour façonner les mondes.
D'autres ont choisi de nier la réalité de la dualité. C'est le cas de la plupart des doctrines non-dualistes. Shankara dit que rien n'existe, car rien n'est permanent. Mandana Mishra semble plus subtil : il essaie de montrer que nous ne voyons pas la dualité, mais seulement l'unité de l'être. C'est le mental qui, dans un second temps, vient fragmenter le réel en l’étiquetant avec des mots. Mais il est d'accord avec Shankara pour dire que la dualité relève d'une sorte d'illusion. Selon Sureshvara, la dualité est une erreur, et même s'interroger sur sa nature est une erreur. Selon les tenants du Vedânta plus tardifs, la dualité est un mystère : l'effet d'une puissance (shakti) indéfinissable mais bien réelle. Ce qui revient à une sorte de dualisme.
Une dernière possibilité enfin, consiste à dire que la dualité existe, mais pas indépendamment de l'unité, qui est la Source, la conscience. C'est la position du tantra non-duel, de Ramana Maharshi, et de la majorité des sages. En fait. Il s'agit alors de montrer que tout existe, mais en Dieu. Et que, si l'on reconnait cela, si on le vit "dans son cœur et dans sa tête" (je n'aime pas trop le dualisme implicite de cette expression, mais bon...), alors la dualité est glorieuse, elle est Amour, perfection de l'unité, ornement de la Source.
Mais, pour cela, il faut d'abord comprendre - au sens littéral - la dualité.
C'est la démarche du tantra non-duel, de la philosophie de la Reconnaissance. C'est pourquoi le second chapitre des Stances pour le Reconnaissance du Soi comme étant le Seigneur (Îshvarapratyabhijnâkârikâ) est consacré à l'examen du dualisme bouddhiste : selon les bouddhistes, il n'existe aucune unité réelle, mais que des fragments, des particules. Pas de Tout, seulement des parties. Donc plein de petits "Soi(s)" instantanés. Pas de Soi. Pas de Dieu. Pas de Monde. Or l'exposé de cette doctrine fausse est indispensable à l'établissement de la vérité, selon une démarche typiquement tantrique, comme le dit Abhinavagupta dans les deux stances augurales de ses deux commentaires (le court et le long) à ce second chapitre des Stances :
Nous célébrons ce Shiva
qui manifeste d'abord l'univers
dans la séparation
- la "thèse" de prime abord -
avant de la reconduire
à une autre "thèse",
celle de la non-dualité.
La "thèse de prime abord" est la thèse adverse, en l’occurrence celle des bouddhistes, présentée dans ce second chapitre. Elle illustre la vision naïve du monde : il n'existe que ce que l'on voit. Seul le quotidien est réel. Le reste n'est que machins abstraits pour intellos ou mystiques. Notez que Shiva n'élimine pas la dualité, le quotidien : il le "reconduit", le réintègre dans l'unité, le révèle comme manifestation sur fond de conscience une et vivante.
Nous chantons Shiva
doué d'une fécondité
absolument immuable
et qui embrasse tout,
dont la possibilité sera démontrée,
vérité transcendante,
plénitude de nectar immortel
et de félicité
dans le royaume transcendant
de l'égalité.
"Dont la possibilité sera démontrée" (ghatita), qui est possible, quoique presque impossible à concevoir pour nous (atidurghata). Les pouvoirs de la conscience sont de l'ordre du miracle (camatkâra), de la merveille (citram). Mais eux seuls peuvent expliquer rationnellement la dualité. De plus, la conscience est immédiatement connaissable, elle est évidente, mais négligée.
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