La contradiction est une sorte de guerre.
Celles que l'on porte en soi, ce sont donc des guerres internes. Elles peuvent être épuisantes, il est donc naturel que l'on cherche une issue. La maladie est une guerre organique. La guérison est une issue à cette guerre.
Or, il y a deux manières de traiter les contradictions :
1 - La manière "ou bien... ou bien...".
L'une des deux visions l'emporte sur l'autre. L'une est vraie, l'autre fausse. Ou alors, si l'on transpose dans le domaine affectif, l'une est bonne, désirable ; l'autre est mauvaise, à exclure. C'est une méthode simple et claire, en forme d'arbre. A chaque contradiction, on bifurque.
2 - La manière "à la fois...et...".
L'une des deux visions est à la fois intégrée et dépassée par l'autre, ou bien par une troisième vision. Ça n'est pas la recherche d'un milieu médiocre, mais l'aspiration à une médiation meilleure, au sens noble du terme, aristocratique.
Le platonisme a d'abord développé la première méthode, où la dialectique (art de dialoguer pour remonter du conditionné vers l'inconditionné) évolue comme une sève intelligente dans un arbre des possibles.
Mais avec Proclus, un maître platonicien du IVe siècle, la dialectique s'oriente vers la seconde méthode : elle n'est plus binaire, mais ternaire. C'est ainsi que Proclus est le véritable inventeur, si l'on peut dire, du concept de Trinité. Il montre que la vie n'est pas juste une série de dilemmes, mais plutôt une montée en spirale dans laquelle les alternatives sont à la fois supprimées et conservées au sein d'une vision toujours plus vaste et plus inclusive.
Au XIXe siècle, un théologien chrétien nommé Hegel va reprendre ces idées et tenter de bâtir un système totalement inclusif, une "philosophie intégrale". Il voit la dialectique inclusive à l'oeuvre en toute chose, comme une trace de la divine Trinité, et pas seulement au plan de la pensée abstraite. Par exemple, la graine est supprimée mais aussi conservée dans la fleur ; elle-même transcendée mais intégrée dans le fruit, et ainsi de suite, jusque dans l'Absolu, qui est la totalité ultime qui inclut tout : elle supprime tout, mais en incluant tout, un peu comme une sorte de digestion, ou comme dans les processus organiques.
La pensée vraie comporte donc trois moments : thèse, antithèse, synthèse. C'est lui l'inspirateur de la fameuse méthode dialectique, terreur des apprentis-philosophes.
Mais au-delà des souvenirs de Terminale et des affres du mois de Juin, la méthode dialectique au sens hégélien est très profonde. Elle montre que la contradiction, qui est une sorte de dualité, n'est pas moins riche que l'identité ou la simplicité. La contradiction n'est pas un accident de la vie, mais son cœur même. Prenez, je vous prie, quelques minutes pour lire ce passage incroyablement riche de La Science de la logique (Aubier, II, p. 81), oeuvre maîtresse du penseur prussien :
"...c'est un des préjugés fondamentaux de la logique jusqu'alors en vigueur et du représenter habituel, que la contradiction ne serait pas une détermination aussi essentielle et immanente que l'identité" :
pensez à ce qui se dit si souvent, aujourd'hui, dans le monde de la spiritualité : on met en avant la simplicité, l'essence, la clarté, l'identité, le Soi, la non-dualité, l'au-delà des concepts, l'immédiat, le "vécu"... et on dévalorise la dualité, la pensée, le concept. C'est ce préjugé...dualiste que Hegel questionne ici. Il poursuit :
"pourtant s'il était question d'ordre hiérarchique et que les deux déterminations étaient à maintenir fermement comme des déterminations séparées, la contradiction serait à prendre pour le plus profond et le plus essentiel."
Hegel dit que, si l'on devait choisir entre les deux, il faudrait préférer la contradiction. Pourquoi donc ? Hegel répond que la contradiction, c'est la vie, c'est le réel en mouvement, concret :
"Car, face à elle, l'identité [=la non-dualité, le ressenti pur, l'instant présent] est seulement la détermination de l'immédiat simple, de l'être mort [Soi=identité=simplicité=pauvreté=statique=mort]; tandis que la contradiction est la racine de tout mouvement et de toute vitalité ; c'est seulement dans la mesure où quelque chose a dans soi-même une contradiction qu'il se meut, a une tendance et une activité [...] Quelque chose est donc vivant seulement dans la mesure où il contient dans soi la contradiction et, à vrai dire, est cette force qui consiste à saisir dans soi et à supporter la contradiction."
La contradiction n'est donc pas un "accident" de l'être immuable, mais le cœur véritable de l'être. Autrement dit, l'être immuable, l'unité pure si vous voulez, n'est pas l'ultime, mais seulement un moment vers l'ultime, une partie du Tout, une étape dans l'auto-réalisation de l'Absolu, une phase dans la respiration du Mystère.
La grande santé, c'est "supporter la contradiction". La grande identité, c'est supporter en soi l'autre. Non au sens bobo de l'accueil inconditionnel de l'Autre idolâtré, mais au sens où la conscience est capacité à "supporter", au sens littéral, le Soi devenu autre, librement. C'est ce pouvoir singulier de la conscience de "supporter d'innombrables formes de différences" (ananta-bheda-sahishnutva, en sanskrit) qui caractérise la conscience, la Shakti.
Et là, chers amis, nous sommes en plein Tantra. Non pas le tantra tardif, non le néo-Tantra, mais le Tantra du Cachemire (non situé géographiquement, c'est là juste une étiquette conventionnelle), mais bien le Tantra qui est le Tout en train de se tisser, de s'écrire avec chaque instant qui jaillit. C'est le Tantra vraiment fascinant, excitant, enthousiasmant, revigorant.
C'est le Tantra qui ne se limite pas à de la danse, au massage, ni au tambour, qui n'est pas une idéologie réactionnaire anti-intellectuelle adaptée aux supermarchés. C'est le Tantra comme chemin de vie vivante, c'est-à-dire intégrateur. Ça n'est pas le Tantra du "féminin sacré" castrateur, nourri de ressentiment contre un Occident "judéo-chrétien" mal compris et inconnu, mais c'est bien le Tantra nourris de connaissance, le Tantra cultivé qui prend son élan aussi dans son recul, qui embrasse dans son regard et, oui, son ressenti, de vastes pans du passé et même de l'avenir, pour les inclure. Car l'erreur, c'est de prendre la partie pour le Tout - prendre l'instant présent, un moment passé idéalisé ou une utopie à venir exclusive, pour l'éternité.
Voilà la vie en croissance, en développement !
Elle inclut le ressenti, l'écoute du corps, l'instant présent, le percept, la sensation simple. Mais non pas au prix du penser, du complexe, de l’intellectuel, du rationnel, du progrès, de l'abstrait. Si je rejette l'abstrait, en effet, mon "concret" ne sera qu'une abstraction de plus. Ma réaction ne sera qu'une réaction de plus. Une contradiction de plus. Un symptôme de plus. Une guerre de plus.
Comprendre cela, c'est le "shivaïsme du Cachemire". Et non pas une guerre contre les concepts au nom du "percept", devant lequel on se prosternerait comme devant une idole-à-tout-faire.
C'est cela, la "Tradition" atemporelle, depuis Orphée jusqu'à Wilber, en passant par l'alchimie et la théosophie.
C'est ce devenir organique qui transcende en incluant, qui dépasse en donnant lieu.
La contradiction s'y présente comme un accident si l'on veut, mais comme un accident essentiel, une divine surprise. C'est aussi la création, la nouveauté, et la liberté.
Bref, c'est ce que le grand penseur tantrique Abhinava Goupta nomme le "le Cœur", qui n'est pas mièvrerie néo tantrique, apparence de compassion et réel cynisme immature, mais moteur de la vie, pulsation qui est la vie.
Tout ceci pour dire que la dissertation avec plan dialectique est l'exercice intellectuel le plus formateur, le plus puissant jamais inventé. La dissertation est une pratique de Tantra authentique.
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