La vie intérieure est une belle vie.
Elle naît de la conviction qu'une autre vie est possible.
Une vie qui ne ne mesure pas à l'aune du regard des autres.
Une vie qui naît et grandit dans la vie ordinaire,
mais qui ne partage plus ses valeurs. Ou qui en explore d'autres.
Ça n'est pas une vie surnaturelle, ni yogique, ni ésotérique.
C'est une vie cachée dans la vie ordinaire.
Cette vie, je l'appelle "philosophique".
Une vie aimantée par l'amour du vrai car, avant le bonheur même, c'est autour du vrai que tourne cette vie, autour du vrai aimé pour le vrai, indépendamment des bienfaits - et des malheurs ! - qui en découlent.
Cette vie a deux dimensions : la contemplation et la réflexion.
La contemplation est la pratique du silence intérieur. Une sorte d'immobilisation, ou d'éveil ; un arrêt qui débouche sur une transparence simple. C'est ce que l'on appelle couramment la "méditation". J'aimerais ajouter la dimension du ressenti viscéral : plus difficile à suggérer, c'est pourtant une expérience courante (quand on embrasse un être cher, quand on ferme les yeux après un effort, etc.), mais on la reconnaît rarement à l'état brut.
La contemplation est nue. Sans interprétation. Ou alors, elle porte en elle même son interprétation. L'expérience parle, dit-on. Certes le soleil m'illumine quand je contemple cet astre couchant. Mais que me dit l'expérience ?
Je répondrai de deux façons :
Première réponse : L'expérience du silence intérieur "dit", en effet. Elle est même ce qui dit tout ; mais elle "dit" dans un langage autre, dans une langue que ma langue ne peux dire ; j'ai alors le sentiment d'avoir réponse à tout, mais dans un idiome que je suis incabable de traduire.
Deuxième réponse : L'expérience intérieure ne dit rien, ou presque. Elle est source de douceur, de souplesse, d'intelligence, de bien être, de consolation aussi. Mais elle ne m'apprend rien. Elle ne me dit rien sur l'au-delà, ni sur le sens de l'univers. Pourquoi ? Je n'en suis pas sûr. Peut-être parce qu'elle est simple ? Trop simple ?
Cependant, l'expérience du ressenti viscéral semble plus loquace, car elle vibre "dans le cœur". Elle semble exprimer une unité avec tout. Cela dit, il n'y a rien d'autre, là non plus. Comme ce ressenti est une émotion, une mouvement donc, il nous emporte, c'est vrai. Mais à travers ce ressenti, je ne ressens pas pour autant les choses, ni le destin de l'univers. Je ne ressens pas que la terre est ronde, qu'elle tourne ; je ne ressens pas mon cerveau ni ses dizaines de milliards de neurones.
Pour cela, je dois passer à un autre registre : la réflexion.
Puis il y a la réflexion (que l'on appelait autrement "méditation"). C'est l'interprétation, à partir de la contemplation, mais aussi à partir de toutes les autres données de la vie - notamment celles de la science, à propos de l'univers, de la vie et de la conscience.
La réflexion est loquace, par contraste avec la contemplation. Mais elle est interprétation. Toutes les interprétations ne se valent pas, certes. Certaines sont beaucoup mieux corroborées que d'autres. Mais aucune n'est absolument certaine. De plus, la réflexion évolue. Elle avance en se précisant, en se complétant. Elle est progressive. Alors que la contemplation est une vie dans l'instant. Tout y est donné.
Il en ressort que la vie intérieure (la philosophie) est double, voire duelle :
D'un côté, en tant que contemplatif, je trouve. L'absolu est toujours déjà trouvé. Lumière simple. Nue, mais sauvage. Indomptable. Nue, donc donnée ; mais sauvage, donc indomptable. On reçoit tout, mais on ne peut rien en faire. On reçoit - peut-être ! - tout. Mais on ne reçoit pas les chiffres du loto, ni la solution des problèmes existentiels. Je sais que beaucoup prétendent en tirer toutes sortes de savoirs. Ce sont les religions. Mais le temps dément ces allégations. Et, pour ma part, je vous avoue que la contemplation ne me livre pas les numéros du prochain loto. Non que je m'en fiche. Non que je ne l'aie point espéré. Mais rien ne vient, non. Certains voient des mondes, ont des visions et des révélations. Je ne vois rien. A vrai dire, je ne me vois même pas moi-même. C'est plutôt comme est l'océan. Il n'y a rien d'autre. En même temps, tout est là, comme d'ordinaire. C'est simple. Trop peut-être. On peut l'exprimer de bien des manières. Mais aucune ne capture cette expérience singulière qui n'est l'expérience de rien de particulier : ni rien, ni quelque chose. Bref.
Et d'un autre côté, la réflexion, la vie de la pensée. Elle est à la fois intuitive, intellectuelle, globale ; et analytique, discursive, en devenir. En tant que penseur, je cherche.
Ainsi, en tant que contemplatif, je suis toujours trouveur (d'où sans doute l'expérience du repos). Mais comme penseur, je suis toujours chercheur (d'où une certaine inquiétude). La contemplation est directe. La réflexion est progressive. C'est ainsi que la vie intérieur est à la fois atemporelle et en perpétuel devenir.
Or passer de la contemplation à la réflexion, c'est nécessairement changer de régime, outre les nuances propres à chacun de ces régimes (silence et ressenti pour la contemplation ; intuitif et discursif pour la réflexion). Cela est souvent - le plus souvent, même - vécu comme une douleur, une rupture entre deux modes incompatibles. Une chute, une remontée, une percée...
Je vis cela, oui, mais je constate aussi que c'est moi qui passe d'un mode à l'autre. Je me reconnais être le même à travers ces changements, comme à travers tous les changements. Quelle énigme ! Je ne suis pas double. Je suis celui qui "vis" le silence absolu ; je suis aussi celui qui pense. Je suis à la fois celui qui cherche et celui qui, déjà, a trouvé. Je suis celui qui continue à chercher alors même qu'il a déjà trouvé.
De plus, je vis aussi une relation de complémentarité entre la contemplation et la réflexion. En effet, le silence ouvre à la pensée, car la pensée est une sorte de parole intérieure, un dialogue intérieur peut-être. Or, le silence est la condition de l'écoute et de la parole. Après un moment d'immobilité intérieure parfaite et prolongée, la pensée resurgit, mais plus forte, affûtée, comme un poisson hors d'une eau limpide. En sens inverse, quand je pense clair et juste, je suis reconduit au silence intérieur. Quand je réfléchis à l'immensité de l'univers, par exemple, je replonge dans l'immobile, comme aveuglé, comme fasciné par l'infini.
Ces deux aspects ou moments s'infusent l'un l'autre, ils s'alimentent mutuellement, en plus de s'opposer. Ils sont comme le sommeil et la veille : un repos et une action. Et l'un peut surgir au cœur de l'autre, comme une mort dans une vie, une vie au fond de la mort.
Telle est la vie intérieure, une tension entre l'évidence toujours déjà révélée et un savoir à jamais perfectible. Il y a donc là de quoi vivre sans fin. Voilà pourquoi, la vie philosophique est, à mon sens, une sorte d'immortalité.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Pas de commentaires anonymes, merci.