Quand je regarde autour de moi, je vois le monde, si vaste. Et je vois que moi, comme conscience, j'apparais dans ce monde.
Mais je n'en reste pas là : je vois ensuite que ce monde en lequel je suis apparu, apparaît lui-même dans la conscience, dans cet espace lumineux.
Et cette espace semble être engendré par le monde, qui lui-même semble n'avoir aucune existence indépendamment de la conscience... et ainsi de suite.
Je ne dis pas que ces deux interprétations sont incompatibles, mais je constate qu'elles débouchent l'une sur l'autre. Chacune est fondée sur de solides arguments, mais souffre d'un manque de preuves. Juste au moment où l'on croyait pouvoir se reposer dans une certitude définitive, on débouche - nécessairement si l'on est honnête et lucide - sur l'interprétation opposée.
Comme une mise en abyme infinie.
Cette situation, je l'appelle donc la Mise en Abyme ou l'Abyme.
Elle est exprimée dans la tradition du shivaïsme du Cachemire à travers un dispositif : deux miroirs qui se reflètent mutuellement, à l'infini. Ou alors, à partir de l'inversion du reflet dans le miroir : alors que tout semble apparaître dans la conscience, la conscience semble apparaître dans le monde. Alors que le reflet apparaît dans le miroir, le miroir semble apparaître dans son reflet ! Cette inversion est la définition de l'Illusion (Mâyâ), ce mystérieux pouvoir qu'a la conscience de se tromper elle-même, ou plutôt de jouer à se perdre, jusqu'à s'oublier dans ce jeu. Bien sûr, cette image vise à montrer la supériorité de la conscience (caitanya, samvit). En même temps, il y a vraiment l'idée d'un emboîtement, d'une étreinte mutuelle de Shiva (la Lumière consciente) et Shakti (le monde). La conscience, selon cette tradition, n'est pas la Lumière, ni le monde, mais la synthèse parfaite des deux. Et pour parvenir à réaliser cette synthèse (je vous épargne les termes sanskrits), il faut en passer par des moments de séparation.
La réalité n'est pas la pure Lumière, dont nous faisons l'expérience dans le sommeil profond ; ni l'existence du monde, dont nous faisons l'expérience durant l'état de veille ; la réalité absolue est la synthèse du sommeil profond et de la vie de l'état de veille ; elle est la synthèse de la vie et de la mort ; de l'inconscience (la pure Lumière de l'état de sommeil profond) et de la conscience dynamique (la conscience réflexive de l'état de veille) ; de Shiva et Shakti, mais aussi du personnel et de l'impersonnel.
Ces étreintes, ces luttes (une étreinte, même amoureuse, peut ressembler à une lutte), sont les différents moments de la relation entre Shiva et Shakti, la Grande Relation (mahâ-sambandha), l'Histoire Infinie (mahâ-kathâ) qui est la source et la réalisation de toute chose.
La position réaliste (le monde crée la conscience) est un moment qui débouche sur la position spiritualiste (la conscience crée le monde), dans un va-et-vient perpétuel, comme les battements d'un cœur ou, tout simplement, comme la respiration.
C'est tout simplement un mystère (rahasya), un secret d'autant plus insondable qu'il est évident (a-guhya), plus évident que tout ce que l'on pourrait dire.
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