Philosophie et mystique, voie de la connaissance et de l'amour. Philo-sophia, amour de la sagesse, désir de vérité, expérience et réflexion. Yoga ou union du cœur et de la tête. La philosophie comme yoga, la philosophie comme pratique, éclairée et nourrie par la tradition du Tantra et autres sources que nous ont léguées nos ancêtres. Formation tantra traditionnel.
mercredi 2 septembre 2020
Puissance d'extase
Karaikkal Devî, chef-d'oeuvre Chola
Comme je l'ai dit dans l'article précédent, la Lune incarne la Source divine comme source de nectar de vie. Dans le microcosme, c'est-à-dire dans la personne, la Lune est l'espace de la tête qui s'étend au-dessus de la tête. De là, la Vie s'écoule dans le corps et ses organes.
Mais partons d'un texte d'Abhinavagupta, tiré de sa Méditation sur la Souveraine des Trois (Puissances) (Parâtrîshikâvivarana, KSTS p. 183), une oeuvre étonnante, d'une incroyable densité :
parameśvaro visṛjati viśvaṃ
"Le Seigneur suprême émet/crée toute chose".
Le Seigneur suprême est Dieu, la conscience absolument souveraine. Elle/ il "émet", littéralement il "éjacule" toute chose, de soi en soi. Dieu est parfois décrit comme Déesse, la Déesse "qui vomit" (vâmâ) ou "qui expulse" tout hors d'elle, en elle. Vâmâ signifie aussi "belle" et "gauche", au sens de "sinistre", qui va à contre-courant des usages.
Elle est le Temps qui engendre et qui dévore tout, l'angoisse de la Mort qui dévore tous les êtres, Bhairavî, "celle qui fait gémir".
En sanskrit, "Temps" et "Mort" sont signifiés par le même mot, kâla qui, littéralement, désigne le Temps.
Le Temps est la Mort.
Mais qu'est-ce que le Temps ? Utpaladeva nous répond : c'est le changement, Or, ce changement est l'extase (visarga), l'acte de création qui caractérise la conscience. Le fait de ne pas coïncider avec soi, jamais entièrement, de ne pas être confiné en son être, est justement l'être de la conscience : liberté absolue.
La créativité, la Shakti, n'est donc pas un accident, mais la révélation de l'essence même du divin. Or, cette générosité ne va pas sans destruction. Créer, c'est détruire. Sans cela, tout serait figé, comme sur un écran qui "gèle" et qui se retrouve très vite saturé de formes et de couleurs.
La Déesse est donc à la fois "comblée" et "affamée". A jamais satisfaite dans l'extase qu'elle est, et à jamais insatiable. La Reconnaissance de cette extase mortelle en chaque instant est la clé de la liberté en cette vie, à la fois jouissance (bhoga) et délivrance (moksha), vie et mort.
tacca dharādiśaktyantaṃ kādi-kṣāntarūpam - iti etāvatī visargaśaktiḥ ṣoḍaśī kalā iti gīyate
"Or, cette (extase) va de la Terre au Vide, symbolisés par (les lettres) de "ka" à "ksha". Telle est la Puissance d'extase que l'on célèbre comme étant "la seizième portion" (de la Lune) :"
L'alphabet sanskrit symbolise toutes les facettes de l'inépuisable Puissance. La Nouvelle Lune l'incarne aussi. Sur le point de s'effacer, la Lune renaît et fait renaître. A la fin de l'expir, au coeur de l'hiver, au terme de la quinzaine sombre, la sève se remet en mouvement et repart d'un inspir nouveau.
puruṣe ṣoḍaśakale tāmāhuramṛtāṃ [ṣoḍaśānāmapi kalānāmāpyāyakāritvāt
nityoditatvena cānastamitatvādamṛtāmiti |] kalām |
"Dans la Personne faite de seize portions, elle est la 'portion d'immortelle ambroisie' [car elle ne se couche jamais, étant toujours 'en acte'/ 'levée' et parce qu'elle nourrit les seize portions]."
ityeṣā hi na sāṃkhyeyā nāpi vaidāntikī dṛk api tu śaivyeva [śaiṣyeveti
svātmanaḥ svātmani svātmakṣepe vaisargikī sthitiḥ |
iti |]
"De fait, cette vision est celle propre au shivaïsme : ça n'est pas celle du Sâmkhya, ni celle du Vedânta."
En effet, le Sâmkhya, le Vedânta ont une vision négative de la vie et du corps. Selon ces philosophies exclusivement négatives, l'extase du "je suis" est une illusion. Et tout ce qui en découle (c'est-à-dire tout !) est aussi une tromperie.
Le shivaïsme, en revanche, reconnaît dans l'extase créatrice la manifestation du cœur de la conscience. Le plein n'est pas meilleur ; le vide n'est pas meilleur. Le meilleur, c'est de reconnaître dans ces deux moments les deux phases d'une même liberté. L'absolu n'est ni transcendance, ni immanence, mais liberté de sa manifester à sa guise, de nier cela ou de réconcilier ces opposés. La note de l'éditeur, entre crochets, précise : "'Vision propre au shivaïsme' : l'extase créatrice est projection de soi, en soi, par soi", et non pas l'effet d'une cause extérieure à la conscience.
visargaśaktireva ca pārameśvarī paramānandabhūmibījam
"Et cette Puissance d'extase est la Suprême souveraine : elle seule est la source de l'ultime plaisir."
Cette joie est ressentie en soi à l'aube de n'importe quel acte. Ce que j'éprouve alors, c'est l'unité avec tout, tout en me ressentant comme au-delà de tout. C'est le vertige de la liberté sans limites.
Voilà pourquoi le shivaïsme du Cachemire ne cherche pas à contrôler les opérations mentales, contrairement à Patanjali. Elle invite plutôt à la dévotion, c'est-à-dire à participer (bhakti) à l'extase divine dont tout est le prolongement. Simplement plonger au cœur de soi, sans chercher midi à quatorze heures. Suivre d'instinct. Il y a une extase au cœur de toute activité. S'y abreuver sciemment est la pratique.
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