jeudi 11 décembre 2008

Vajra ça t'va ?



Une des nombreuses versions du mantra de Vajrasattva que l'on peut entendre sur le Net. Un vrai plaisir. Comme quoi, la prononciation et les subtilités du son n'ont aucune importance. On peut aussi bien réciter le bottin avec foi.

Le Grand Arcane des Parfaits - V


Troisième jour - Sur les doctrines des Parfaits


Par jeu, moi Shiva je me suis fait être vivant.

Je suis devenu les quatre classes (d'humains).

De ma face est né le renoncement pour le renoncement.

De mes bras est née la jouissance en vue du renoncement.

Du ventre est né le renoncement en vue de la jouissance.

Des jambes, la jouissance pour la jouissance.

Avec mon esprit et ma parole, je me cache, me révèle et me cache de nouveau. 1-2


[Ces vers font allusion au mythe de l'Homme cosmique dont le sacrifice donne naissance aux différentes classes humaines (varna). Ces tempéraments sont définis par leur lieu d'origine et par leur manière d'envisager le rapport entre renoncement (tyâga) et jouissance (bhoga). Pour les brâhmanes, le renoncement est à la fois un moyen (ils sont censés vivre dans la simplicité) et une fin. Les Guerriers vivent dans un certain luxe, mais ils tendent inéluctablement au renoncement, comme le montre la Bhagavadgîtâ. Les Marchands - ces fourbes ! - pratiquent le renoncement (ils économisent), mais en vue d'une plus grande jouissance. Quant à la Plèbe, elle aspire à la jouissance pour la jouissance, sans aucune transcendance. Ces tempéraments ne sont pas des castes (jâti). Chacun, quelque soit sa naissance, peut se reconnaître dans ces descriptions, selon les orientations de sa vie.]


Dans la sphère (de l'Être) - le palais du Soi -,

Mon Artisane danse la présence et l'absence.

Là, je me diverti, je me manifeste à moi-même.

Je suis conscience de soi spontanée, incessante et majestueuse. 3


[La "sphère", le bindu au centre du Shrîcakra, symbolise la Lumière-Manifestation (prakâsha), l'Être pur qu'est le Soi-Shiva. Les triangles enlacés désignent le devenir. celui-ci naît de la conscience que le Seigneur prend de lui-même (vimarsha), progressivement, par jeu. Cette conscience de soi, l'Artisane (kalâ), est la Puissance, la Déesse aux Trois Citadelles (Tripurâ) de Désir, de Connaissance et d'Action, de veille, de rêve et de sommeil profond.]


Par pure liberté, par la perfection même de ma plénitude,

Je m'actualise dans la Lumière-Manifestation,

Espace qui est le Soi.

Faite d'un seul instant, faite d'une seule substance, éternelle,

Voilà la majesté que je suis. 4


["Faite d'un seul instant" : sans succession, éternelle, car la conscience "je suis je" embrasse tout l'Être d'un seul et même regard, sans "avant" ni "après", parfaite conscience de soi. C'est cette majesté qui, par l'excès de sa grandeur, son extase, s'épanche à travers les pensées et les sensations dont la succession forme nos vies. L'âme de toute expérience est l'expérience "je suis je".]


Amritavâgbhava, Le grand Arcane des Parfaits (Shrîsiddhamahârahasyam), Jammû, 1983.

dimanche 30 novembre 2008

Précisions sur le yoga du Cachemire




Suite à des réactions de lecteurs à propos de la critique que j'avais faite sur le livre magnifque d'Eric Baret Corps de vibration, corps de silence, je tiens à préciser dans un post scriptum à ce billet que cette critique ne concerne pas le yoga du Cachemire lui-même. Cette approche me paraît profondément fidèle à l'esprit du shivaisme du Cachemire, du moins à partir du peu d'expérience que j'en ai. De plus, il n' y a là aucune attaque contre la personne même d'Eric Baret, qui me semble parfaitement honnête et sincère. Si donc des personnes se sont senties blessées, je m'en excuse. Quoi qu'il en soit, comment pourrait-on agresser quelqu'un qui ne se prend pour personne ? Eric Baret est visiblement tombé amoureux d'une tradition sans représentants, d'un courant sans forme, d'une sensibilité gratuite. Puissions-nous le suivre dans sa chute !

jeudi 27 novembre 2008

Le Grand Arcane des Parfaits - IV




(suite du Siddhamahârahasyam)


Deuxième jour,

en forme d'hommage auspicieux


[Un chapitre est souvent appelé "jour".]


Puissance écarlate, énergie de Vie illimitée,

Suprême séductrice, tu es une pluie de nectar d'immortalité

Qui se déverse

En moi, dans le lac aux mille pétales.

Assise sur un cygne, tu es la Puissance du maître

Que je célèbre !


[Les stances d'hommage sont censées contenir la totalité de l'enseignement. Cette stance pleine de suggestions est expliquée par l'auteur dans une annexe en langue hindie.]


Les maîtres divins, parfaits et humains

Forment la lignée traditionnelle.

Avec mon corps, ma parole et mon esprit,

Je salue leurs empreintes.


["L'empreinte des pieds du maître" est le principal support de la dévotion dans les traditions tantriques kaula.]


Au commencement de toute entreprise,

Le plus important est de se remémorer

Le dieu au beau visage,

Destructeur de tous les obstacles.


Je rend hommage au maître

De toutes les apparences et de toutes les pensées,

Au Soi, au "Je',

Au Fils de grand secours,

Toi qui est la Parole présente sous la forme du bourdonnement originel.

Puisse le Seigneur des démons anéantir l'armée des obtacles,

A l'image de la lune qui,

Surgissant de l'océan de lait,

A réjouit le monde !


[Ganesha, le dieu au visage d'éléphant, est le fils de Shiva. Il est le Seigneur des démons qui entourent son père. Ces démons, les ganas, symbolisent ici les phénomènes et les réactions correspondantes, tandis que Ganesh est "leur maître", car il symbolise le "bourdonnement originel", c'est-à-dire la parfaite conscience de soi - "je suis je". Cette conscience de soi est incarnée par Om dans les rituels védiques. Ici, elle est la Déesse, Hrîm. Ce bourdonnement est "originel" car il est énoncé au commencement de tous les textes qui forment le corps visible de la Parole, de la Déesse.]



Portant un crâne, des boucles d'oreille et le bâton,

Puisse le seigneur Vatuka

Au corps rouge comme le sindoura

Nous préserver des malheurs !


[Vatuka est un autre fils de Shiva selon la mythologie classique.]


Il porte la déesse en forme de croissant sur sa tête,

Sa peau se pare de cendre pâle,

Ses yeux sont de lune, de soleil et de feu :

Puisse Shiva nous protéger !


["La déesse en forme de croissant" : Shiva porte le croissant lunaire sur sa chevelure. Le vers dit littéralement, "la déesse ayant la forme de la lettre Aim", c'est-à-dire triangulaire. Aim est un mantra important dans la tradition de l'auteur, la Shrîvidyâ, et c'est aussi le mantra de la déesse Kubjikâ, particulièrement vénérée au Népal.]


Puissent les sanctuaires sacrés nous protéger !

Là où les pélerins peuvent discuter

Chemin faisant, jusqu'au terme du voyage

Quand les prêtres rasent leur cheveux.


[L'usage veut que les pélerins offrent leur chevelure au dieu à la fin de leur pélerinage. Mais le disciple de l'auteur suggère qu'il y a un second sens - et nous n'avons guère de peine à le croire ! : les sanctuaires sont les textes sacrés. En les interprétant mots à mots, ceux qui les méditent acquièrent le discernement qui permet de distinguer l'essentiel et sont ainsi initiés par les maîtres.]


Le maître qui inclut tous les autres, Krishna,

Accompagné de la meilleure des artistes,

est le bien aimé de Râdhâ et Rukminî :

Hommage à celui dont l'essence est Shiva !


["La meilleure des artistes" est la Déesse. Selon le Mahâbhârata, Krishna est un grand dévot de Shiva. Il est aussi une incarnation de la déesse Kâlî.]


Hommage au royaume éternel, sans défauts,

Evident, au seigneur Shiva que nulle parole,

Que nulle pensée ne peuvent atteindre.


["évident" : prouvé par soi, sans qu'il soit besoin de preuves, car il est à lui-même sa propre preuve. Le disciple de l'auteur suggère que cette stance peut également s'adresser à la déesse.]



Amritavâgbhava, Le Grand Arcane des Parfaits (Siddhamahârahasyam), Jammû, 1983.

dimanche 9 novembre 2008

Le Grand Arcane des Parfaits - III

Cette prolifération de phénomènes est le comble de la félicité : voilà ce que l'on doit imaginer [à travers le rituel tantrique]. De fait, même si [tout n'est qu'imagination], la doctrine parfaite des Parfaits, c'est que [l'on doit réaliser que tout est félicité parfaite]. Comme [je l'ai déclaré] dans le second chapitre de [mon poème] Le jeu du Soi (Âtmavilâsa) :

La conviction finale
de ceux qui méditent l'expérience du Soi est que
la finalité du bonheur et de la souffrance - qui sont interdépendants -
est la [parfaite] félicité.

Ainsi, la finalité vers laquelle tend spontanément [toute vie] est le repos intime dans la contemplation du Soi qui est toujours et partout pleinement manifeste. Voilà qui est parfaitement établi. De plus, nous avons défini le Soi de façon exaustive dans notre composition Le jeu du Soi. Dès lors, on doit s'y exercer avec habileté. Aussi le propos du présent ouvrage, intitulé Le Grand Arcane des Parfaits conformément à son contenu, est-il d'exposer en particulier l'ensemble des méthodes les plus secrètes pour réaliser la doctrine [de la non dualité intégrale] qui avait été exposée dans Le jeu du Soi. Mais il ne faut jamais perdre de vue que toutes ces méthodes sont forgées par notre propre imagination, c'est-à-dire par notre propre félicité !

Tout, sans exception, existe seulement dans le Seigneur suprême parfait à tous égards, le Bienheureux qui constitue le fondement de la dualité comme de la non dualité, enseigné par sa propre nature qui se manifeste spontanément(1), démontré sans contradiction aucune(2).

[(1) Tout concourt à "démontrer" l'existence du Soi, puisque le Soi est l'existence des choses, sans aucune dualité. Les phénomènes sont un enseignement, une révélation perpétuelle. (2) Le Soi est l'Être qui englobe à la fois l'être et le non être, le soi et le non-soi. Il n'a pas d'opposé. Rien ne le contredit. Et lui ne "réfute" rien : les reflets ne cachent pas le miroir, la pureté du miroir ne fait pas disparaître les reflets. Contrairement à ce qui se passe dans l'Advaita de Shankara, la non dualité n'est pas réalisée grâce à l'exclusion de la dualité. C'est pourquoi c'est une non dualité "intégrale".]

Les questions et les réponses ne peuvent apparaître qu'en ce Seigneur, car lui seul est ininterrompu.

[Si la conscience de soi était discontinue, comme le croient les Bouddhistes, aucun dialogue, même imaginaire, ne serait possible. Si le Soi était impermanent, il ne pourrait y avoir de souvenirs, même erronés. Pas de rêves évanescents sans une conscience permanente. L'enseignement - bouddhiste ou autre - sous forme de questions et de réponses, serait lui-même impossible ! Comme le démontre Bergson en un autre temps et un autre lieu, pas de conscience sans mémoire. Et donc, ajouteraient les philosophes tantriques, pas de mémoire sans conscience. Le Soi n'est pas une chose, une entité, mais l'activité qui relie des choses ou les sépare.]

(1) Car : rien d'autre n'existe, puisque rien n'apparaît hors de cette incompréhensible [Manifestation].

[En effet, rien n'apparaît en dehors du fait d'apparaître. Rien n'est perçu en dehors de la perception. Il n'y a que perception. C'est à l'intérieur de cet Acte de perception que le Seigneur se perçoit comme une réalité "autre", "étrangère", "séparée", "réelle", "objective", "illusoire", etc. L'argument est analogue à celui des Bouddhistes idéalistes (yogâcârin), mais il n'y a qu'une seule conscience, une conscience reconnue comme absolument libre jusque dans ses égarements les plus tragiques. Ce passage montre que l'auteur maîtrise parfaitement la doctrine de la reconnaissance (Pratyabhijnâ). Il n'y a que la Présence qui se présente et se représente comme autre qu'elle-même. C'est le "jeu du Soi".]

(2) Car le couple "être/non être" n'existe que dans l'Être intégral et en dépendance de lui.

(3) Car la vérité vraie est que toutes les prescriptions et les interdictions contenues dans les traités [des diverses traditions spirituelles et religieuses] sont englobées dans le Rituel intégral.

[Le "Rituel intégral" (mahâvidhi), c'est ce qui se présente dans l'instant. Tous les rituels sont des imitations plus ou moins conscientes du grand rituel du cosmos.]

Soit. Voilà ce qu'il faut comprendre :

Notre propre Soi/soi-même apparaît
sous la forme des univers en manière de jeu/de séduction avec soi/spontanée.

[Est-ce une sorte de narcissisme cosmique ou la sublime célébration d'une liberté vertigineuse ?]

Ce dieu incompréhensible, toujours présent,
est le Soi, le vrai Shiva. Lui seul l'emporte.

Nous avons expliqué cela brièvement dans deux commentaires, Le parfum salutaire de l'Ambroisie de la Déesse [encore un jeu de mots pour désigner Lalitâ Tripurâsundarî, la Vidyâ, la déesse en quinze ou seize syllabes.] et La réjuvénation de la Lumière nationale [titre original !]. A présent, je révèle sous forme de doctrine Le Grand Arcane des Parfaits pour éclairer les disciples.

Fin du chapitre d'introduction.

Amritavâgbhâva, Le Grand Arcane des Parfaits (Shrîsiddhamahârahasyam), Jammû, 1983.

mardi 4 novembre 2008

Le Grand Arcane des Parfaits - II




Ici-bas, en vérité, en cet univers débordant de réalités innombrables et variées, en ce mandala en forme d'univers, tout ce qui est engendré par la Puissance créatrice, naturelle et innée, tout cela repose entièrement et sans différenciation dans la Grande Sphère du suprême Shiva. Bien que tout cela soit engendré, cela n'est absolument rien d'autre que le suprême Shiva.
[Longue phrase caractéristique des textes cachemiriens. La première phrase fait souvent un paragraphe, voire plus !]

Toute apparence de la dualité, en effet, est imaginaire. Voilà pourquoi on doit comprendre que l'état de non-dualité, définit par opposition à la dualité, est aussi imaginaire. Ainsi, en effet, le suprême Shiva, le grand maître est la Cause ultime de tous les phénomènes. Ils sont une prolifération inconstante sous la quintuple forme de l'émission, de la subsistance, de la résorption, du voilement et de la grâce.

Par conséquent, qui pourrait aspirer à un tel état intégral - ce grand Être, cette Présence qui embrasse toutes les autres, en forme de maître ultime -, au moyen du rejet et de l'acceptation ? Ou bien même, qui donc peut s'empêcher de le désirer au moyen du rejet et de l'acceptation ? Dès lors, qui pourrait réaliser cet état intégral, qu'il soit connaissable ou non à travers rejet et acceptation ? Et pourtant, il relève aussi du domaine du rituel !
["Rejet et acceptation" désigne les règles éthiques, les prescriptions et les interdictions qui régulent la pratique traditionnelle. Tout ce passage ne peut se comprendre que dans le contexte du rituel tantrique qui fait le quotidien des adeptes, du réveil au coucher. L'idée, exprimée aussi par Abhinavagupta dans le Tantrâloka, chapitre IV, est que le Soi est au-delà de toute pratique comme du rejet de toute pratique. La pratique, rituelle ou yogique, ne sert à rien, mais l'homme ne peut s'empêcher de pratiquer. Contrairement à ce qui se passe dans l'Advaita de Shankara, les pratiques ne sont pas abandonnées, mais plutôt transfigurées au sein d'une perspective non utilitaire : la pratique est l'action du Soi se savourant lui-même, gratuitement. Le contexte rituel est ici plus spécialement celui de la déesse Tripurâ, alias Shrîvidyâ, mais ce qui est dit ici vaut pour tous les systèmes tantriques, et même pour les autres !]


Amrita Vâgbhâva, Le Grand Arcane des Parfaits (Siddhamahârahasyam), Jammû, 1983.


vendredi 24 octobre 2008

Le Grand Arcane des Parfaits - I

Balajinâth Pandit fût un maître original dans la tradition du shivaisme cachemirien. Il a notamment composé un Miroir de la Liberté absolue dans lequel il essaie de tirer les implications pratiques et politiques de la non dualité. Son maître, Amritavâgbhâva est presque inconnu en dehors du cercle de ses disciples. Il a pourtant laissé des oeuvres dignes d'intérêt, comme le Grand Arcane des Parfaits (Siddhamahârahasyam), qui fut loué en son temps par le très respecté Gopinâth Kavirâj.



Le Grand Arcane des Parfaits

Chapitre premier

La perfection accomplie, illimitée, repose en mon coeur.
Elle fut obtenue grâce à une dévotion sans faille
envers la Mère qui est Puissance, Désir et Parole.
Bien qu'il soit interdit de révéler ce Secret, je vais l'expliquer,
car j'en ai reçu l'ordre des yoginîs.

[La Mère qui est "Puissance, Désir et Parole", c'est la Science Eminente (Shrîvidyâ), le mantra de la déesse Tripurâ en quinze syllabes]

Ainsi, puissent les maîtres excellents
- vénérés à chaque instant dans le mandala de la déesse
selon l'ordre rituel prescrit -,
établir dans le coeur des disciples sincères
l'intégralité de cet enseignement,
exactement comme ils l'ont compris.

lundi 13 octobre 2008

Jouer comme un océan

On peut voir et entendre sur Youtube de plus en plus d'extraits de concerts de dhrupad, ce genre très ancien de musique de l'Inde.
Voyez par exemple cette interprétation de Yaman par Zia Mohiuddin Dagar, mise en ligne par l'un de ses élèves, Nirmalya Dey, chanteur que l'on peut également entendre sur d'autres extraits, ainsi qu'Uday Bhawalkar, les frères Gundecha et le fils de Zia Mohiuddin, Bahauddin.


jeudi 11 septembre 2008

Lieux de mémoire

Shrînagar, cité de la Déesse, est toujours aussi belle en dépit de l'épuration ethnique dont sont victimes les Hindous depuis 1990.












Les lotus fleurissent sur le lac Dal. A l'arrière-plan, le temple de Shankarâchârya :









L'ashram de feu Swâmi Lakshman Joo est l'un des derniers sites hindous encore vivant, protégé de la folie des islamistes par des militaires.









Sa disciple, Prabhâ Devî, continue de transmettre ses enseignements à tous ceux qui viennent la voir, de l'Inde comme de l'étranger.

Peu après mon départ de cette vallée magnifique, le couvre-feu a été instauré, suite aux attentats et à la reprise des combats sur la ligne de contrôle. Quel désastre...












mercredi 30 juillet 2008

Tantra et politique



Un principe général du tantrisme est que c'est par le mal qu'on se libère du mal. Ou, du moins, "ce qui entrave l'homme vulgaire libère le sage". Cet axiome est par ailleurs si répandu qu'on le retrouve dans l'homéopathie comme du reste dans tout "réalisme politique".

Or l'engagement politique - être roi ou ministre, par exemple - était considéré dans l'Inde brahmanique (jusque vers le IIIe siècle) comme un sérieux obstacle à la délivrance spirituelle. Seuls les ascètes ou les renonçants pouvaient songer sérieusement à s'affranchir du cycle des renaissances, le fameux samsâra.

Mais à partir du IVe siècle, le tantrisme a proposé une vision radicalement nouvelle, une promesse de réconciliation des jouissances de ce monde avec la liberté intérieure. La clef de cette réconciliation, c'est la Gnose (jnâna) révélée à travers une initiation et mise en oeuvre, jusqu'à la mort, dans des rituels quotidiens. Ainsi il devient sensé de cultiver les plaisirs des sens et un certain esthétisme tout en s'épanouissant intérieurement. Les traditions tantriques, souvent, ne font pas mystère de leur vision de la sensualité. Ainsi, Longchenpa admet volontier que le yoga sexuel est une pratique légitime dans le dzogchen, mais seulement, ajoute t-il, pour les disciples attachés au sexe. Il en va de même dans le shivaïsme du Cachemire. Comme dit un texte anonyme, "les gens sont attachés à la viande, au vin et aux plaisirs de la chair. Si on leur demande d'y renoncer pour accéder à l'enseignement, ils s'en irrons voir ailleurs". D'autres représentants de ce mouvement voient le sexe comme une fin. Quoi qu'il en soit, ce sensualisme (qui ne se réduit évidemment pas au sexe) a sans aucun doute été pour beaucoup dans le succès du tantrisme.

Selon les adeptes de ce courant qui a depuis totalement transformé le visage des religions de l'Inde et d'Asie, il devient alors possible de continuer à vivre dans le monde, tout en cultivant une identité secrète absolument libre. La noblesse spirituelle n'est plus réservée à une élite de brahmanes ou de moines bouddhistes. Outre ses attraits évidents, cette approche permet d'espérer l'obtention de pouvoirs surnaturels. Or les roitelets indiens, vivants dans l'insécurité et les incertitude d'une l'Inde féodale morcelée, avaient grand désir de ces pouvoirs, tout comme aujourd'hui les "hommes politiques" continuent de quémander les astrologues. Cette complicité des rois et des adeptes tantriques pour atteindre et conserver le pouvoir est la principale raison des succès du tantrisme, tant en Inde que dans ses "colonies" culturelles, à savoir le Népal, le Tibet, l'Afghanistan, la Mongolie, la Kalmoukie, la Chine, le Japon, la Corée, le Vietnam (Champa), le Cambodge, la Thailande, la Malaisie, l'Indonésie et le Srîlanka. Dans toutes ces régions, le pouvoir - les lignées royales - se sont alloués les services de prêtres tantriques.

Quelques exemples :

Les Empereurs de Chine mandchous ; l'Empereur du Japon ; Kubilai Khan ; la dernière lignée des rois du Népal. Cette dernière aurait accédé au pouvoir grâce à l'aide d'un yogî nâth. Les Nâths sont une tradition indienne médiévale, fondée par le légendaire Goraksha vers le XIIe. Innombrables sont les légendes régionnales qui, en Inde ou au Népal, racontent leur hauts faits auprès des puissants. Depuis quelques décennies, ethnologues et indianistes ont produits des études sur ces collaborations qui ont, dans une mesure certaine, commandé les destinées des peuples asiatiques.

Evidemment, ces collusions n'ont jamais été sans risques, surtout aux yeux de ceux qui les commanditaient. Le yogî, le sorcier ou le prêtre tantrique sont des êtres redoutables et redoutés, et se les rallier est un choix à double tranchant. Certains lecteurs se rappellent peut-être l'assassinat, il y a quelques années, de la quasi totalité de la famille royale du Népal par l'un de ses fils. Je me suis laissé dire par des initiés indigènes que les causes en étaient occultes, et avaient étées prophétisées par le yogî nâth qui avait aidé le fondateur de la dynastie à accéder au pouvoir.

Cette collaboration empreinte de méfiance n'est, cependant, pas une nouveauté du tantrisme. A l'époque védique déjà la rivalité entre les brahmanes et les rois était présente, comme en témoigne l'histoire de Parashourâma, incarnation de Vishnou qui venge les bramanes en tuant tous les nobles. De même, l'idée que le pouvoir et la spiritualité sont compatibles est présente dans la figure du roi Janaka et jusque dans la Bhagavadgîtâ. Le message de Krishna est, en effet, que c'est en luttant pour un pouvoir légitime qu'un guerrier accède au salut.

Mais le tantrisme démultiplie ces possibilités.

Et cela continue dans l'Inde moderne. J'évoquais les Nâths, les "inventeurs" du hatha-yoga. Suite à leur succès immense au Moyen-Âge, ils sont présents dans toute l'Inde. Après un léger recul au XXe siècle, ils sont en pleine renaissance. Mais de nombreuses branches régionales sont en outre apparues, avec leurs saints et leurs légendes dorées, comme par exemple les Navnâths du Mahârâshtra dont se réclamait Nisargadatta Maharaj. Il y a aussi une branche srîlankaise tamoule et à présent américanisée, et de nombreux ashrams au Râjasthân (le "Pays des rois"...), etc. Marco Polo décrivait déjà leurs pratiques d'alchimie et leurs grands pouvoirs.

Au jour d'aujourd'hui, il y a même des Nâths engagés en politique. C'est le cas, en particulier, d'Avedyanâth, "abbé" du principal monastère nâth d'Inde et du Népal, situé comme il se doit à Gorakhpur. Au cours d'une visite en 1998, j'avais été frappé par leur allure militaire, avec mitraillettes et lunettes noires, parcourant la ville à tombeau ouverts dans leurs 4x4. Le successeur désigné d'Avedyanâth, Adityanâth, a déjà un beau casier judiciaire, de quoi en somme asseoir sa réputation d'homme fort. Leur temple-quartier-général est une sorte de Disney-land grotesque, avec statues en plâtre et fresques édifiantes. Ils sont également très actifs contre les Musulmans. Il est vrais que ces derniers font preuve d'une agressivité croissante envers les Hindous, mais je ne suis pas sûr que la solution prônée par les Nâths soit la meilleure... Ils veulent tout simplement créer un "Royaume de Râm", c'est-à-dire prendre le pouvoir, encore plus de pouvoir, exactement comme les islamistes.

Evidemment, tous les Nâths ne sont pas des parrains. Beaucoup vivent humblement, fument un peu et pratiquent le yoga. Mais je souhaitais juste attirer l'attention sur la proximité, pour ne pas dire la confusion, entre le politique et le religieux qui existe aussi en Orient. Pas partout, certes, et pas autant qu'en Occident. Mais parfois, oui, et parfois dans la rubrique criminelle.

Plus profondément, la question qui se pose est la suivante : Dans quelle mesure sensualité et spiritualité sont-elles compatibles ? Est-il possible d'employer les "moyens habiles" (argent, pouvoir, violence, art, etc., bref la vie) pour cultiver une authentique liberté ? A mon sens, ce problème est d'autant plus important qu'il se pose également pour les religions du Livre. De plus, qui, aujourd'hui, est prêt à sacrifier tous ses plaisirs pour la spiritualité ?

lundi 28 juillet 2008

Krodhabhattâraka


Mark Dyckowski est l'un des plus grands érudits actuels sur le tantrisme. Il vit depuis trente ans à Bénarès, dans une maison rouge situé au bord du Gange, juste au dessus d'un temple shivaïte.

Il partage gratuitement son immense savoir avec tous ceux qui viennent à ses causeries, où chacun, débutant ou expert, peut librement poser ses questions. Sur son nouveau site vous pouvez entendre de nombreux enregistrements de ses réflexions sur le Tantrasâra et le Tantrâloka d'Abhinavagupta. Ces rencontres ont lieu plusieurs fois par semaine, dans une petite pièce située face au Gange.

Les gens, généralement peu nombreux, s'assoient par terre, peuvent boire du thé et apporter des biscuits, etc. Mark travaille le plus souvent à partir de textes qu'il étudie depuis plusieurs décennies, après avoir été initié au Cachemire par le Swâmî Lakshman Ji. Pour ceux qui ont la chance de parler l'anglais, il est un véritable puit de connaissance.

Dans les enregistrements accessibles sur son site, on peut entendre en arrière-plan les chiens et les klaxons typiques de l'Inde. Mark joue aussi du sitar.

Pour ma part, j'ai beaucoup appris de lui. Qu'il en soit infiniment remercié !

jeudi 24 juillet 2008

Le Soi apparaît dans le Soi


A Pierre Feuga


Présent en soi, je crée tout cela par la reconnaissance du Soi,

affranchi de toute limite.

Je ne rencontre ni mal être ni bien être ni misère.

Et, bien que je persiste à désirer, je suis limpide et comblé. 308


Je ne suis point quelque chose à obtenir, à comprendre, ou quelque chose que l'on aurait oublié et dont il faudrait se souvenir. Je suis plutôt le Seigneur, Celui qui obtient, qui voit, qui Se souvient éternellement, instantanément. 309


Il ne peut être indiqué. Il est le vent qui coure, le souffle vital. C'est ainsi qu'il dit "je" en tous les êtres qui respirent. Tout cela, tout ce qui est vu et senti, qui apparaît à chaque instant, est ce Soi dépourvu de naissance, de mort et de maladie que je célèbre. 310


[Expir er inspir sont l'énoncé spontané du Grand mantra "je" : a-ham]


Je suis indivis, à l'intérieur comme à l'extérieur,

visible et invisible, subtil et évident,

actif et passif, et pourtant constant.

Vivant puis mort j'apparais :

je suis Shiva, sans second. 311


Tout ce qui apparaît en cet instant est sans réalité. Avant tout cela, je suis.

Réel, présent et source de toute apparence, que rien ne peut faire apparaître. 312


Les sots croient que ce corps qui périt à chaque instant est le Soi. Ils lui confèrent ainsi le parfum du Soi. Ceux qui savent, au contraire, parfument le corps et toutes leurs activités avec la sensation "Shiva". 312


Bien que je soi un, j'apparais multiple. Bien que réel, je me manifeste dans l'irréel. Laissant là le réel et l'irréel, le Soi apparaît spontanément dans le Soi. 313


Râmeshvar Jhâ, La Liberté de la conscience (Samvitsvâtantryam), Varanasi, 2005.




jeudi 26 juin 2008

Tantra et culture indienne

On dit souvent que le tantrisme a puisé son inspiration dans des tradition populaires de l'Inde, voire tribales ou aborigènes. Cela n'est pas faux. Ce vaste mouvement religieux, qui a transformé le shivaïsme, le vishnouïsme, le bouddhisme, le jainisme et même l'islam, s'est élaboré dans des milieux de brahmanes (caste la plus haute de la hiérarchie sociale hindoue) fascinés par les cultures aborigènes qui étaient censées vivre aux marges de leur civilisation. Il n'est donc pas étonnant de trouver des ressemblances avec la sorcellerie et l'occultisme médiéval.

Voici quelques documents videos qui montrent que les pratiques occultes qui ont formé le terreau du tantrisme n'ont pas entièrement disparues.

Tout d'abord, un film de la BBC sur les Aghoris. Leurs pratiques sont sans doute très proches de celles des Kapâlikas ("Porteurs de crânes") de l'Inde médiévale. Ils vivent dans des champs de crémation, utilisent des crânes humains, de l'alcool, des vêtements noirs. Le but explicite de leur pratiques est de se libérer des inhibitions sociales. Selon eux, le pur et l'impur ne sont que des constructions imaginaires, subjectives. En réalité, tout est pur car tout est Shiva-Bhairava, l'Être indifférencié. Le "grand" Abhinavagupta du Cachemire, défend et justifie cette thèse dans La Lumière des tantras (Tantrâloka, chap. IV). Bien sûr, les hommes que l'on aperçoit dans ce film ne sont pas des lettrés en sanskrit. Ils connaissent quelques mantras (on les entend), mais certainement pas le sanskrit. A l'intérieur du tantrisme, ils sont de fait situés à l'opposé des intellectuels qui proposent aujourd'hui une version édulcorée du tantrisme, comme l'a démontré David G. White dans The Kiss of the Yogini. Mais contrairement à ce que soutient ce dernier, il me semble qu'Abhinavagupta a justement ceci d'intéressant qu'il intellectualise le tantrisme, sans toutefois chercher à l'expurger de ses pratiques sexuelles ou morbides. Il a donc une position médiane, mais sans médiocrité.

Un autre documentaire, plus ancien et moins informé, suit le parcours d'un jeune ascète de cette tradition - qui est plutôt un voeux qu'une tradition du reste, une conduite particulière - , puisque l'on voit ici que le gourou de cet homme est un "laïc" faisant profession d'occultiste (tântrika en langue hindi).

Un autre gourou incarne Bhairava devant ses disciples, en buvant de l'alcool et en exorcisant les gens.

Une femme, à Delhi, incarne quant à elle la Grande Déesse, Mahâkâlî, en faisant semblant de boire moulte whisky (?).

Ces pratiques, toutefois, sont mal vues de la population. Voyez par exemple ces images d'une "sorcière" battue publiquement par les gens de son village. Cela se passe au Bihâr, état du Nord de l'Inde, terre d'origine du bouddhisme, état le plus pauvre de l'Inde contemporaine, peut être le plus violent, et doté du plus grand nombre de tântrikas.

Ces documents montrent le Nord, mais le Sud est également un lieu où le tantrisme est très vivant dans les villages, comme en témoigne cette séance d'exorcisme.

Un aghori que j'avais rencontré à Varanasi. Il est rigolo, il a même un "book", si ça intéresse une agence, et des disciples "de tous les pays". Il chante "bham !", la syllabe-germe de Bhairava (la forme courroucée de Shiva), puis "Alakh niranjan !" qui veut dire "L'indicible abolument pur !". Puis "Âdesh !" qui signifie quelque chose comme "Je m'abandonne à l'Ordre divin !" ou bien "Chaud devant, je suis Dieu !" Là encore, ce vieillard vénérable n'appartient pas à la tradition des Aghoris (lesquels ont un ashrâm pas loin du lieu où ont été prise ces images), mais à celle des Nâth, les "inventeurs" du hatha yoga.

Un autre document sur les Aghoris.

Une version bollywood des mêmes. L'accompagnement musical est le Shiva-tândava-stotra, joli.

Les Aghoris et autres "cannibales" sont souvent des intouchables.

Leur vie, comme celle des aborigènes (âdivâsi) n'est pas facile. Ils sont régulièrement attaqués, comme cette femme aborigène de Gauhati, frappée et dénudée par un homme de haute caste, devant tout le monde.

La police n'est pas tendre non plus, ni au Bihar ni à Bénares. Je me souviens d'un pauvre type tabassé à Varanasi, pris à tort pour un voleur. Ce qui m'a le plus choqué, c'est que quelques amis occidentaux, admirateurs éperdus de Guénon, Daniélou et autres grands humanistes, ont défendu ces actes. "C'est la Tradition éternelle", disent-ils. Quel monde étonnant... Surtout quand on est riche, à l'abri et en bonne santé !

Dernière curiosité : "éveils de kundalinî" pour les masses indiennes. Ce genre de mouvement "spontané" fait partie de la culture tantrique la plus ancienne, inséparable de l'idée de "possession" (âvesha), aussi répandue en inde que dans le reste du monde.



PS : Je n'attire pas l'attention sur ces pratiques pour condamner ou critiquer. Loin de là ! Il me semble que les tântrikas suivent simplement une tradition insolite, parfois choquante, mais infiniment moins que d'autres comportements prétenduement religieux ou spirituels... Mon propos est simplement de partager pour s'interroger.

mercredi 25 juin 2008

Oubli de soi, oubli du Soi ?




Il n'y a ni bonheur, ni malheur pour moi.

Ce n'est jamais qu'une perpétuelle effusion de lumière.

Le "monde" - ce tableau sans réalité -,

Apparaît à cause de l'attachement à un corps. 301


Tout ce que je perçois, vois ou ressent,

tout cela sans exception n'existe qu'en moi,

l'omniprésent, Shiva. 302


Tout ce qui apparaît en cet instant

de façon discontinue, est à l'intérieur de moi.

Je suis sans interruption, apparent en cet instant même,

spontanément évident. 303


Je suis apparent, (mais) je ne suis un objet pour personne d'autre.

Je ne suis le contenu d'aucune connaissance,

Je suis le Sujet connaissant,

par qui apparaissent la connaissance et l'ignorance. 304


Les êtres de ce monde s'enorgueillissent de leur connaissances laborieuses,

égarés qu'ils sont par leur pouvoirs mesquins, intoxiqués par le bonheur que leur procurent les
objets des sens, satisfaits par leur connaissance matérielle. Hélas ! dépourvus de foi, ignorant la
voie révélée (dans les tantras), il s sont privés de la connaissance intime des enseignements.

Puissent les sages, en cette époque, réaliser la paix universelle faite de tous les bonheurs possibles ! 305


[R. Jhâ composa cette stance, et une autre que je ne traduis pas ici, après avoir lu une inscription en sanskrit, à Shimlâ, qui disait : "Puissent tous atteindre la Paix!"]


Je suis primordialement apparent.

Puis, je connais "autre chose",

et m'en souviens, et le fais.

Réalisant ainsi mes désirs, je deviens malheureux,

parce ce que je m'oublie moi-même. 307


Râmeshvar Jhâ, La Liberté de la conscience (Samvisvâtantryam), Varanasi, 2003.





samedi 14 juin 2008

Quatorze voies vers Shiva

Soi-même n'est pas le corps.
Soi même est éternel, Shiva en personne.
Soi-même est Shiva, car Shiva est le Soi,
dépourvu de toute affection corporelle. 295

Toutes les activités sensibles et empiriques
apparaissent en relation à un corps.
Soi-même est Celui qui voit, Celui qui connaît,
Shiva qui n'est que conscience. 296

Ce corps temporel, éphémère,
apparaît comme la cause de toutes les restrictions.
Mais comment cela pourrait-il être le cas pour le Soi,
Shiva toujours plein de grâce ? 297

Je ne m'identifie jamais au corps,
Je ne considère jamais, nullepart, ses activités comme miennes.
Je suis Shiva absolument libre, je ne suis pas corporel.
Non manifesté, ma forme unique est constante. 298

Ô déesse Chandikâ ! Shiva possède quatorze demeures par lesquelles on peut l'atteindre : les (dix organes) externes (de connaissance et d'action) ainsi que l'intellect, l'ego, le sens commun et l'état de sommeil profond.
Ô génitrice ! ta condition est difficile à obtenir en ce monde, même pour les dieux !299

[Ces quatorze voies sont autant de formes de la déesse car, selon un principe des tantras, c'est par la déesse que le dieu est connu, de même que c'est par ses vertus - chaleur, lumière, etc. - que le feu est connu.]

Non manifesté, je suis manifeste en cet instant même.
Sans forme, je me vois sous toutes les formes.
Je ne suis nullement égaré par l'apparition des vagues bariolées qui se forment tant à l'extérieur qu'à l'intérieur.300

Râmeshvar Jhâ, La Liberté de la conscience (Samvitsvâtantryam), Varanasi, 2003.

vendredi 30 mai 2008

Le chemin subtil

Le système contemplatif de la Quintessence de la Grande Complétude (dzogchen nyingthig) est unique dans le bouddhisme tantrique, au motif qu'il s'appuie sur une physiologie subtile différente des autres systèmes tantriques. En particulier, il professe qu'il existe, à l'intérieur du canal (nâdî) central un autre canal, plus subtil encore, le "canal gati doré", ou "canal de cristal". Les spécialistes de ce sujet (Cf. par exemple, D. Germano, Poetic Thought..., p. 727) affirment que le terme gati, qui n'est pas tibétain, n'a aucun sens en sanskrit, et que donc il proviendrait plutôt d'une hypothétique langue d'Oddyâna (dont la capitale est Mingora, martyrisée en ce moment même par les Talibans) ou du royaume de Shang Shoung (autour du Kailash).
Cependant, outre que l'existence même de ces langues n'est pas établie avec certitude, il est un fait admis par tous : le dzogchen a conservé, dans sa terminologie décrivant le corps subtil, des mots sanskrits (citta pour le "coeur", cakshu pour les yeux). L'hypothèse selon laquelle le mot gati serait lui aussi sanskrit me paraît donc plus plausible.

Mais que signifie gati en sanskrit ? Le dictionnaire Monier Williams nous propose "voie", "chemin", "destinée", "cheminnement", "mouvement", voire "transmigration" d'une existence vers une autre. Remarquons, pour commencer, que ces acceptions sont compatibles avec l'idée que ce canal gati est une voie partant du "coeur" vers les yeux. C'est ce chemin qu'empruntent les "corps" (kâya) et les sagesses (jnâna) de notre Nature de Bouddha pour "sortir" par nos yeux et ainsi devenir visibles face à nous, lors de l'expérience post-mortem du bardo ainsi que lors des pratiques yogiques qui sont censées la préparer.

Et ce n'est pas tout. En effet, l'un des plus anciens textes en sanskrit, la Brihad Âranyaka Upanishad, parle à plusieurs reprises du "coeur" en lequel reposent cinq essences (rasa) colorées et dont partent d'innombrables canaux. Tous mènent à des expériences samsâriques. Mais il y a un canal "infime", "subtil" (anu) qui monte vers le haut et qui mène au brahman, c'est-à-dire à la délivrance, décrite comme découverte du Soi et du paradis (svarga) : "Un chemin (panthâ) subtil est tracé depuis toujours. Je l'ai découvert [...]. Par ce chemin les sages qui connaissent le brahman montent d'ici-bas, affranchis, au monde du svarga. On y voit, dit-on, du blanc, du bleu, du jaune, du vert et du rouge. Ce chemin a été trouvé par brahman; par là passe celui qui connaît le brahman, l'homme vertueux et énergique" (BÂ, IV, 4, 8-9, trad. Emile Senart). D'autres passages du même texte (BÂ II, 1, 19; IV, 2, 2; IV, 3, 20) précisent que le lieu d'origine de ce canal est le coeur. Mais une autre Upanishad védique (Chândogya, VIII, 6, 1 et suivants) le dit aussi clairement : "Les canaux subtils (animnah) du coeur sont plein de marron, de blanc, de bleu, de jaune et de rouge", comparables aux rayons du soleil. L'âme traverse les états de veille, de rêve et de sommeil profond selon qu'elle se déplace dans l'un ou l'autre de ces canaux. De même, sa destinée future dépend du canal emprunté au moment de la mort. Le canal qui monte vers le haut est celui du brahman, sorte de guide et de précurseur du chemin de la délivrance, à l'instar du "Bouddha primordial" du dzogchen.

Certes, le mot gati n'apparaît pas dans ces extraits. Mais on y trouve le terme "canal" (nâdî) avec le sens de "chemin" (panthâ). Chandogyâ VIII, 6, 5 emploie gacchati -"il va" - pour designer le mouvement de l'âme dans les canaux. Or gacchati est apparenté par la racine GAM- à gati, qui en est un nom d'action.

Evidemment, ce ne sont pas là des preuves irréfutables. Mais il me semble que ces indices rendent l'hypothèse de l'origine indienne de ce terme bien plus crédible que les hypothèses proposées actuellement par les tibétologues spécialistes du dzogchen.

dimanche 18 mai 2008

Le yogi fait le bonheur du monde




Le début et la fin de toute activité

apparaîssent dans (le Soi).

C'est en lui que le vieillissement des choses limités

et leur transformation se manifeste. 286


La Mâyâ s'écarte de notre essence, le "je",

alors que la Science y retourne.

Par la Sience, tout apparaît comme identique à soi.

Alors que par la connaissance incomplète, notre Soi apparaît comme un "cela". 287


[La "connaissance incomplète" (avidyâ, aparijnâna) est la croyance que nous sommes séparés les uns des autres, et séparés des choses qui sont elles-mêmes séparées les unes des autres. Tel est le royaume de la Mâyâ. Lorsque cette connaissance devient intégrale, on reconnaît que l'on est identique à tout. C'est la Science (vidyâ)]


Je ne conçoit pas le corps comme étant "je"/ je ne fait rien dans le corps/ je ne modifie pas le corps,

car la Mort ne m'éffraie pas.

J'ai fait ce qu'il y avait à faire. Je suis comblé. Il ne me reste rien à atteindre. 288


Le connu est entièrement connu.

La jouissance est consommée.

Que reste t-il,

que je pourrais désirer ? 289


De même qu'un membre peut rester immobile

pendant que d'autres agissent,

de même j'agis dans l'état naturel/ je suis en train d'agir en demeurant dans le Soi,

à travers les prodiges du corps. 290


L'éternité est entière.

Elle apparaît éternellement,

dans l'être comme dans le devenir.

Je suis éternel. Il n'y a que l'éternité.

Rien d'autre ne m'apparaît . 291


Je célèbre le Seigneur, mon propre Soi,

éternel, identique à tout.

Absolument introuvable, je l'ai pourtant trouvé.

Il brille à chaque instant. 292


Je n'ai pas besoin de m'absorber en Shiva,

puisque le Grand Seigneur est notre Soi.

Qui s'absorberait ? En quoi ?

Car notre Soi n'est autre que Shiva en personne. 293


Le yogi, pareil à une pleine lune,

dont le corps est comblé de nectar,

a déraciné la souffrance en lui-même

grâce à la tempête des vagues

nées spontanément de l'océan de la félicité du Soi.

Le yogi, pareil aux doux rayons de la lune,

fait le bonheur du monde. 294


Râmeshvar Jhâ, La Liberté de la conscience (Samvitsvâtantryam), Varanasi, 2003.




samedi 3 mai 2008

Le Royaume sans demeure

La Déesse du Royaume sans demeure

Est félicité naturelle,

Insondable frémissement.

Je la célèbre, elle, la conscience ! 277


Suprême artisane de la Vie,

Pluie du nectar de la conscience,

Illimitée (même) dans les êtres limités,

Je célèbre celle qui délivre de la peur

des morts et des renaissances ! 278


(Le Soi) s'identifie d'abord au vide,

puis au corps.

Il atteint alors l'état de confusion, l'état d'esclave

qui engendre naissances et morts. 279


Le sage reçoit du maître de connaître son propre Soi,

Shiva, non-duel.

Délaissant l'état de sujet limité,

Il règne sur la citadelle de sa Forme propre. 280


Ici-même, sur terre, Shiva s'adonne aux cinq Actes.

Alors même qu'il est tout en tous,

Auteur de tous les actes,

Celui qui ne nourrit nul désir se met à désirer. 281


(Les cinq Actes - création, existence, résorption, voilement et révélation - sont accomplis aussi par l'individu ordinaire. Voir Au Coeur des tantras, p. 39-40)


Bien qu'il se délecte dans ces cinq Actes, il se révèle sans cesse.

Bien que le Soi de l'homme soit évident, il a pour essence la félicité de la conscience. 282


L'Apparence sans commencement ni fin du Seigneur

N'advient pas par l'apparition d'une pratique (spirituelle).

Bien au contraire, c'est l'apparence d'une pratique qui apparaît grâce au Seigneur ! 283


L'apparence d'une pratique (spirituelle)

est délimitation d'une forme (objective) du type "ceci".

Cette manifestation est donc discontinue.

Mon Apparence créatrice, (au contraire),

est ininterrompue. 284


L'Apparaître "Je" est Apparence

aussi bien de ce qui est "présent"

que de ce qui est "absent".

Il ne connaît donc aucune interruption. 285


Râmeshvar Jhâ, La Liberté de la conscience (Samvitsvâtantryam), Varanasi, 2003.

Portrait de Râmeshvar Jhâ trouvé sur le site de l'Ashrâm du Swâmi Lakshman Joo.

mardi 29 avril 2008

Sans fermer les yeux




Le désir est une Puissance du Soi.

C'est par elle que s'accomplissent les être accomplis.

Pour l'adepte qui a reconnu son propre Soi,

tout est toujours (la manifestation de cette Puissance). 269


J'apparais spontanément , directement,

parfait sans fermer les yeux,

sans avoir à me tourner vers un autre,

établi en moi-même, sans effort, sans rituel. 270


Parce que j'ai abandonné

le karman mental et physique, ainsi que le désir de permanence,

je suis spontanément apparent en cet instant même,

sans être affecté par le corps ni le souffle. 271


Je me balance à chaque instant

entre les vagues incessantes du nectar de la félicité du Soi,

masse de conscience heureuse,

pareille à un ciel vide. 272


Celui qui demeure en soi - "je" -,

en son état naturel, son propre Soi :

pour celui-là il n'y aura nullepart ni jamais

apparence de séparation. 273


La souffrance, c'est l'apparence de séparation.

Le bonheur, c'est l'apparence de notre propre Soi.

Pour celui qui se contente de l'apparence de son propre Soi,

(même) l'apparence de séparation est cause de bonheur ! 274


Toi qui est présent dans le coeur de tous les vivants,

un, adorable, insondable royaume du bonheur ultime,

Seigneur, tu m'est toujours évident en tant que "je",

apparent car identique à la totalité de la manifestation. 275


Elle est abolument libre.

Elle se manifeste à chaque instant par elle-même.

Elle illumine ma Forme originelle.

Comble de félicité, elle ne naît ni ne meurt.

Elle seule existe, la Puissance,

inséparable de ma Forme ! 276



Râmeshvar Jhâ, La Liberté de la conscience (Samvitsvâtantryam), Varanasi, 2003.

jeudi 17 avril 2008

Je ne suis pas le Vide





Délaissant le Seigneur du monde,

le dieu auteur de toute chose, omniprésent,

je n'aurais plus de refuge.

Il n'y a a pas d'autre refuge que lui. 261


Je ne suis ni le corps, ni l'intellect,

ni le souffle.

Je ne suis pas non plus le vide qui demeure après leur destruction.

Je les vois et les connais distinctement,

(car) je suis (leur) auteur, je suis celui qui les consume et les dévore. 262


Je suis un, sans support objectif,

ni existant ni inexistant,

je suis inconcevable, à jamais présent/prouvé,

et pourtant, je n'apparais pas sous la forme d'un "ceci". 263


Cette fresque du monde

apparaît encore et encore, en moi,

depuis la Terre jusqu'à Shiva,

manifestée par ma Puissance naturelle. 264


Tout ce qui apparaît au dehors, en cet instant même,

évanescent, sous la forme d'un "ceci", "cela",

depuis le corps jusqu'à Brahmâ,

tout cela repose à l'interieur en vérité. 265


Le corps et sa Puissance, bien que faite d'une pure vibration subtile,

est pris (erronément) pour mon Soi.

Celui qui considère le corps comme son Soi

ne peut devenir Shiva. 266


Ce lui dont la conviction est ferme, sans hésitation,

réalise le Sujet connaissant parfaitement pur.

Celui qui, en un instant, réalise la pure conscience,

devient Shiva tout-puissant. 267


Réalise que tout apparait en toi !

Demeure toujours dans le Soi éternel !

Le Soi est la Lumière de tous les phénomènes,

Le Seigneur sans défaut. 268


Râmeshvar Jhâ, La Liberté de la conscience (Samvitsvâtantryam), Varanasi, 2003






mercredi 9 avril 2008

jeudi 6 mars 2008

Au Coeur des tantras

Qu'est-ce que le tantrisme ?




Une traduction d'une oeuvre de Kshemarâja, maître du shivaïsme du Cachemire du XIe siècle, vient de paraître aux Deux Océans. Dans ce texte assez bref, Kshemarâja présente de façon succinte son enseignement, inspiré par ses maîtres. Il a extrait, dit-il, la crème de cet océan vaste et profond à l'intention de ceux qui n'ont pas le goût des études philosophiques, mais qui néanmoins aspirent à s'absorber au plus intime de l'absolu, à même la vie profane.


Il fût sans doute disciple d'Abhinavagupta et eut, à son tour, des élèves dont certains venus du Sud de l'Inde, comme Madhurâjayogin de Maduraï. De fait, l'enseignement du texte ici traduit, Le Coeur de l'enseignement sur la reconnaissance du Soi comme étant identique au Seigneur (Pratyabhijnâhridayam), s'est répandu dans le Sud au point qu'on en trouve aujourd'hui des manuscrits un peu partout. Ce texte a profondément influencé les traditions tantriques encore vivantes aujourd'hui, comme la Shrî Vidyâ.


C'est par ses Puissances que Shiva est réalisé




Cet être ineffable en forme du couple Shiva-Shakti

Apparaît en tant que mon Soi,

Scintillant, le corps ravis,

Naturellement emplit d'une joie ininterrompue.

Son essence est la manifestation de cette Puissance qu'est l'Acte de conscience. 254


["Son essence est la manifestation de cette Puissance qu'est l'Acte de conscience" : l'Acte de conscience (vimarsha), ce sont les pensées, les perceptions, les souvenirs, les jugements et les songes, qui sont autant de manifestations de la connaissance parfaite que nous avons de nous-mêmes, bien qu'ordinairement nous n'en avons qu'une conscience très imparfaite. Le mental est l'essence du Soi, son âme, sa souveraineté absolue, et non pas un accident du à l''ignorance" (avidyâ), par exemple. Ainsi, les reflets sont l'expression de la nature même du miroir. Ils manifestent sa qualité, sa pureté.]


Qui atteint la Puissance atteint aussi Shiva.

Qui atteint Shiva obtient de ce fait la Puissance.

Tel est l'état ultime,

Que désigne l'expression "fusion amoureuse". 255


Bien que le corps soit présent,

Il se manifeste comme un ornement

Aux yeux de l'adepte, grâce à la Grande contemplation

De l'absence de corps. 256


Il y a un dieu, le Grand Seigneur,

L'unique, fait du visible et de l'invisible.

C'est lui que je suis, toujours.

Et je suis toi, et cela aussi, et cet être indicible. 257


Je suis inconditionné, affranchi de toute apparence,

Apparent par moi-même, Apparence entière.

Dans l'absorption méditative, je suis immuable,

Ni ainsi ni autrement,

Eternel, conscience sans faille. 258


Puis de nouveau, je désire un quelconque objet des sens

Auquel je n'avait pas déjà goûté.

Puisse t-il y avoir jouissance

Encore et encore, naturellement ! 259


[Ces deux derniers vers expriment la même intuition que le vers 257 : l'absolu éprouvé durant l'absorption profonde (samâdhi) est équivalant à la vie sensorielle et mentale (vyutthâna). Les deux fusionnent dans une conscience de soi qui ne cesse jamais. Il n'y a pas de contradiction entre le miroir et les reflets.]


De même que j'habite ce corps sans l'avoir désiré,

Je rend hommage encore et encore aux objets des sens

Qui croisent mon chemin,

Spontanément. 260


La Liberté de la conscience (Samvitsvâtantryam), Râmeshvar Jhâ, Varanasi, 2003.






dimanche 24 février 2008

L'absolue quiétude





Ces innombrables macrocomes et microcosmes

(apparaissent) en moi, dans l'infini.

Je suis non duel, invisible,

toujours apparent, plein de cette joie qu'est la conscience. 247


Celui qui a atteint l'état de Shiva

par la reconnaissance du Soi,

ne fait jamais d'effort

pour atteindre ou abandonner (quoi que ce soit).

Quand le Troisième oeil s'est ouvert sur la non-dualité,

il tisse lui aussi l'oeuvre quintuple en se riant. 248


["l'oeuvre quintuple": les cinq actes que Shiva accomplit a chaque instant, à savoir création, subistence, destruction, occultation et grâce]


Alors même que notre propre Essence

est manifeste en cet instant même,

elle semble absente :

telle est la Mâyâ, l'Ensorceleuse,

qui sans cesse manifeste la dualité. 249


Ce que je suis, je le suis toujours.

Je n'ai pas d'autre forme.

Je n'ai jamais été (autre chose), je ne serais jamais (autre chose).

Je ne deviens rien d'autre. 250


Je suis Shiva, félicité sans failles.

Le corps qui apparaît en ce moment n'est pas réel.

De fait, ce corps est, depuis toujours, détruit à chaque instant.

Il n'était pas avant (la naissance), il n'existera pas de nouveau après (la mort). 251


[Dans ce vers, l'auteur contredit Abhinavagupta, selon qui toute apparence est réelle (satyarûpa). Il semble ici adopter un discours de type bouddhiste ou védântique ("tout est illusion"). Il faut dire qu'avant de découvrir le shivaïsme du Cachemire, Râmeshvar Jhâ avait passé la majeure partie de sa vie à pratiquer l'Advaita Vedânta.]


Ce corps est à la fois mon meilleur ami

et mon pire ennemi :

c'est grâce à lui que je reconnais le Soi

et à cause de lui que je l'oublie. 252


[Après le vers précédent, celui-ci confirme le statut ambigu du corps : l'incarnation est à la fois l'obstacle et le moyen de dépasser cet obstacle. Le corps n'est donc pas mauvais en lui-même.]


Pour celui qui connait l'essentiel, Shiva,

où et comment pourrait-il y avoir dualité ?

De quoi aurait-il peur ?

Même la dualité lui apparaît comme

sa propre Essence.

Mal être et bien être ne paraissent

pas séparés non plus. 253


["De quoi aurait-il peur ?": en effet, c'est toujours d'un autre (Dieu, les dieux, le karma, le maître, le silence, l'inconscient, la nature, l'avenir, les autres, etc.) que l'on a peur. La non dualité est donc l'absence de peur, la quiétude absolue.]


Râmeshvar Jhâ, La Liberté de la conscience (Samvitsvâtantryam), Varanasi, 2003.


samedi 23 février 2008

Un dzogchen, ou des dzogchens ?




Juste un complément sur l'histoire du dzogchen : la thèse que j'ai exposée dans le billet précédent, selon laquelle il existe en gros deux genres de dzogchen, est développée dans un article de David Germano.


Suite a d'autres billets sur la question de l'histoire du dzogchen sur mon acien blog, j'avais déjà fait un bref compte-rendu de cet article important. Je ne peux donc que conseiller sa lecture à tous ceux qui souhaitent porter un regard informé et critique sur ces extraordinaires traditions contemplatives.

dimanche 10 février 2008

Qu'est-ce que le Dzogchen ?





Le Dzogchen est aujourd'hui l'un des systèmes de méditation les plus pratiqué du bouddhisme tibétain. Son nom même désigne le fait que tout est déjà parfait.

Pour comprendre ce que cela veut dire, il faut rappeler qu'à l'époque de son émergence, vers le VIIIè siècle, le bouddhisme avait évolué en intégrant de nouvelles théories sur ce que signifie "atteindre le parfait éveil d'un Boudha". Avec le "Grand véhicule" (mahâyâna), en effet, il ne s'agit plus simplement de se libérer soi-même, mais surtout de libérer les autres. Pour ce faire, il faut rester dans le samsâra, grâce au "plein et parfait éveil" (samyaksambodhi).

Ce parfait éveil consiste à acquérir les trois corps d'un Bouddha : le Corps absolu (dharmakâya), le Corps de parfaite mâturité (sambhogakâya) et le Corps d'émanation (nirmânakâya). Au début (c'est-à-dire à l'époque de Nâgârjuna, vers le IIè siècle), ces trois Corps sont simplement trois aspects de la compréhension de la réalité, au delà de tout concept : le Corps absolu est cette compréhension même; le Corps de jouissance parfaite est le partage de cette compréhension avec autrui; le Corps d'émanation, enfin, sont les actions vertueuses que l'on accomplit spontanément sur la base de cette compréhension.

Mais, peu à peu, apparaît une nouvelle conception de ces trois Corps, surtout des deux derniers, que l'on appelle aussi "les Corps formels". Le Corps de jouissance parfaite est alors compris comme un corps de lumière, en multicolore, transformable à volonté, indestructible et immortel. Selon cette nouvelle tendance, les Corps d'émanation seraient des sortes de corps magiques, manifestés dans notre monde ordinaire pour guider les êtres ordinaires vers le plein Eveil. Il y a dès lors deux sortes d'apparences : 1) les notres, celles du samsâra impur ; 2) et les apparences pures, transparentes et immatérielles qui forment les mondes des êtres spirituellement avancés et des Bouddhas. Il y a donc une vraie dualité entre notre monde matériel et le monde de lumière des Bouddhas. Certains textes affirment même que nous avons tous en nous ce Corps de lumière, mais qu'il est caché par notre chaire, comme une lampe enfermée dans un vase.

Les tantras bouddhistes proposent justement des méthodes pour transformer le corps matériel en corps de lumière immatérielle et incorruptible, ou bien pour qu'il soit libéré au moment de la mort, permettant ainsi à son propritétaire de rejoindre les mondes de lumière.

Deux conceptions de l'Eveil coexistent donc dans le Grand Véhicule du bouddhisme :

1) La conception selon laquelle les Corps formels, les pouvoirs lumineux, l'ubiquité, l'immortalité, les terres de lumières, etc., décrits dans les textes sont des symboles qui s'efforcent d'exprimer ce que l'on voit lorsque l'on voit les choses telles qu'elles sont, sans passer par la pensée.

2) La conception selon laquelle les Corps formels sont à prendre au pied de la lettre. Ce ne sont pas juste des symboles ou des métaphores. Il existe vraiment des mondes de lumières parallèles au notre, et nous avons tous un corps de lumière caché en nous, une sorte d'embryon de Bouddha. Ces idées ressemblent en grande partie aux croyances des gnostiques.

Au VIII au Tibet, le tantrisme et les yogas visant à révéler ce Corps de lumière sont très en vogue.

Mais un autre mouvement s'esquisse parallèlement, une tendance au retour vers l'idée que les miracles décrits dans les sûtras et les tantras sont des symboles. Surtout, des adeptes affirment que TOUT est parfait : les apparences pures comme les apparences impures. C'est la Grande Perfection (dzogchen).

A partir du IXè siècle, certains maîtres du Dzogchen tentent de réintroduire l'idée que les visions lumineuses, les terres de lumières et les corps de lumière sont fondamentaux pour savoir si, oui ou non, on a atteint l'Eveil parfait.

Le Dzogchen se divise alors en deux camps : d'un côté, les conservateurs, défenseurs du dzogchen primitif "sans formes", sans visions ni corps de lumière; de l'autre, les adeptes du Dzogchen "nouveau", présenté dans les "quintessences" (nyingthig). Ce sont ces derniers qui vont rapidement l'emporter. Aujourd'hui, tous les maîtres du Dzogchen, ou presque, sont des adeptes des pratiques visant à transformer le corps matériel en corps de lumière. A leur yeux, la pratique du Dzogchen ancien, qui consiste à cultiver l'intuition que tout est parfait au-delà de tout "pourquoi ? " et de tout "comment ?", n'est qu'un exercice préliminaire appelé trekcheu ("larguer les amarres"); la pratique principale, visant à transformer le corps en lumière est appelée theuguel ("aller encore plus haut").

Mais a t-on des traces, des témoignages du passage du Dzogchen ancien au Dzogchen nouveau ? Il semblerait que oui. Considérez par exemple, ce passage d'une oeuvre du célèbre Nubchen, défenseur du Dzogchen primitif. Il expose sa conception du Dzogchen contre des adversaires qui ne sont pas nommés, mais qui sont assurément partisans de la sorte de Dzogchen qui va s'imposer par la suite (Mun pa'i go cha, 50, 511.4-513) :


"En ce qui concerne le système du yoga ultime [i.e. le Dzogchen,] selon lequel tout est parfait en tant que Grand Soi : les façons de voir dualistes du genre ''visions pures VS visions impures'' sont naturellement pures et parfaites".
"Pures et parfaites" désigne le terme tibétain pour Bouddha. Tout est donc l'état de Bouddha. Ce qui revient à dire que l'Eveil, ce n'est pas remplacer les "visions impures" par des "visions pures", mais plutôt voir, au-delà de toute raison, que pur et impur sont des mirages, aussi inexistants que des arcs-en-ciel."Bouddha" n'est qu'un nom appliqué par convention à cette vision simple et indicible :
"Il suffit de ne penser à rien, de ne s'accrocher à rien, de ne rien analyser. Dans le tantra du Grand Espace de Vajrasattva, il est dit :


Libéré par la liberté du non-agir,

La Connaissance absolue surgit d'elle-même, sans effort;

Elle indique la voie de la liberté sans libération."


Le Grand Espace de Vajrasattva est l'un des textes les plus prestigieux du Dzogchen ancien. La "connaissance absolue" (jnâna) est la connaissance parfaite propre à un Bouddha. Nubchen poursuit :


"Ainsi, il suffit de ne pratiquer aucune évaluation, de ne pas chercher la réussite (don, skt. artha), pour être dit ''libéré''. C'est seulement une façon de parler, car les phénomènes qui nous ''entravent'' n'ont jamais existé".


Autrement dit, ''le corps matériel impur'' n'est qu'un mot sans contrepartie réelle. Pourquoi alors entreprendre de s'en débarrasser ?


"Donc", pourquit-il, "les seuls liens sont des liens mentaux".


Une objection vient à l'esprit :

"Oui certes, mais enfin, comment fait-on ?"

Nubchen formule cette objection, et y répond ainsi :


"Quand on sait qu'il n'y a rien à savoir, alors on utilise des expressions du genre ''réaliser qu'il n'y a rien à réaliser", "voir qu'il n'y a rien à voir". Conventionnellement, on appelle ça "voir" et "réaliser". C'est un "entraînement" sans entraînement !"


Nubchen ajoute que l'Eveil n'est ainsi qu'une conviction inébranlable qu'il n'y a rien à faire, à changer. C'est cela "la Connaissance absolue" (yéshé, skt. jnâna) qui fait d'un être ordinaire un Bouddha. Nubchen précise en quoi cette Connaissance est pure et parfaite : en bref, c'est parce qu'elle ne se focalise sur rien. Ce regard panoramique, ouvert comme le ciel : voilà l'état de Bouddha.

Puis il fait la remarque suivante, qui semble s'adresser aux partisans du Dzogchen nouveau :


"Un certain ''Grand Etre'', de nos jours, est réputé être le ''pilier du Dharma'' [i.e. du bouddhisme]. Mais il pense que dans le Dzogchen il y a quelque chose à percevoir. Dans ses instructions secrètes sur la ''méthode pour percevoir'', il appelle ça la "libération". Mais manifestement, il n'a pas acquis la conviction concernant la réalité [pure et parfaite]. "



Dans ce passage, le terme "percevoir" (skt. pratyaksa) est justement celui qui est utilisé dans les textes du Dzogchen "nouveau" pour décrire le mode de perception des visions pures et lumineuses. Cela ne laisse guère de doute possible : Nubchen défend sa conception du Dzogchen contre des innovations qu'il juge stupides.


Qu'en est-il aujourd'hui ?

mardi 5 février 2008

Une fois pour toutes





Ô Dieu ! tu n'es pas atteint peu à peu,
Toi qui est immédiatement manifeste, éternel.
Que tout apparaisse indifférent de toi !
Fais apparaître tout cela ! 241

["tout cela": les choses, les sensations, les pensées, tout ce qui se présente]

Je suis partout. Je suis toujours,
Sous toutes les formes, fondement de toutes choses.
L'objet connu n'est pas séparé de moi -
Sujet connaissant permanent, inconnaissable. 242

L'apparent, le Temps, le corps,
Ce qui est simple et ce qui est composé :
Tout cela s'écoule spontanément de moi,
Qui suis Un et sans commencement ni fin. 243

L'être incarné que voici apparaît identique à mon essence;
L'univers fulgure depuis l'espace,
Depuis ma Puissance de félicité,
Conscience indivise. 244

["...que voici": l'auteur parle de lui, tel qu'il est visible pour les autres, du point de vue de la troisième personne. "mon essence" : litt. : "ma forme propre" ou mon vrai visage, comme dit la traduction tibétaine du skt. svarûpa. Autrement dit, l'espace vide et conscient que je suis ici, à la première personne, est indissociable des choses et des êtres qu'il accueille, à l'image du miroir, inséparable des reflets]

Pour l'homme qui a reconnu le sens du mot "je"
Présent en lui-même,
L'univers se joue
Comme un jeu incessant. 245

Ces apparences aux visages multiples,
Causes de bien être et de malaise,
N'apparaissent pas en moi,
L'Apparent, non dualité sans failles de l'Apparence. 246

Rameshvâr Jhâ, La Liberté de la conscience (Samvitsvâtantryam)

lundi 28 janvier 2008

Sans imagination






Je suis existence pure. Je suis sans second. Je suis éternel, impensable, égal, absolument pur. Je suis aussi le Soi de tout. Mais, comme je suis conscience, j’apparais de tous côtés comme plein de béatitude. 234

Je suis dépourvu d’imagination, de pensée, de sensation et de corps. Je suis vide d’activité, de temps, d’espace et de direction. Apaisé, je demeure en ma propre essence naturellement pure. La masse entière des ténèbres que sont les phénomènes est (pour moi) anéantie : je suis limpide, absolument libre, évident. J’ai atteint la gloire sans égale, je me délecte au jeu des vagues de la félicité innée. 235

Le discernement est devenu possible grâce au maître. Mon Soi suffit à me rendre heureux. Je suis pure et simple Lumière, toutes les différences ont disparues. La dualité est aussi une manifestation du Soi. La vision du Principe a lieu dans le monde : même en ayant un corps, je suis délivré. 236

Ppour qui le Soi est le corps, tout ce dont on a conscience paraît séparé de soi. De manière analogue, pour moi qui repose dans le Soi, ce corps aussi, qui est perçu comme un objet, apparaît indifférent de moi. 237

Je suis félicité, je suis Śiva, sans second, qui se divertit selon son désir, essence nécessaire du monde. Je ne m’accroche pas à cette brise qu’est l’existence corporelle. Je suis pure Lumière/Apparence, sans imagination. 238

Je suis seulement « être », à tout instant serein, doué d’éternité, de pureté et d’égalité. Je vibre et je suis plein de félicité car je suis conscience. Je suis omniprésent et multiple. 239

A présent, la dualité n’apparaît plus dans l’expérience. Je ne sais pas où a disparu le corps. Je suis comblé de béatitude, sans second. Je suis manifestement affranchi des lieux et des directions. 240



La liberté de la conscience, Râmeshvar Jhâ.

dimanche 20 janvier 2008

"La liberté de la conscience", suite


Merveille ! Par son éclat propre, il est la Cause de tout et il fait apparaître [les choses et les êtres], depuis le Soleil jusqu’à la Terre. Je salue ce Grand et cette Grandeur, je salue celui qui est toujours bon, le Pur qui est accompagné de la Mère. 226

Pour qui a atteint la gloire sans égale, pour qui prend part à la fête de la béatitude spontanée, pour celui dont le corps n’est que le déploiement de la dualité et de l’unité, pour qui est le Soi de tout et de tous – mon propre Soi -, pour qui se délecte au jeu des causes et des effets, pour celui-là tout ce qui est perçu - passé, présent ou futur –, tout cela devient alors l’essence - l’éveil de la Puissance de liberté souveraine. 227

Il est éternel, il est accompli, il est l’évidence même, il est ce qui toujours se présente en premier. Le Soi-même brille par lui-même. Il est concrètement présent en tant que fondement de tout. 228

Je suis ; et il n’y a rien que je doive devenir. L’ignorant devient « un être en devenir ». En devenir, il périt. 229

Je ne conserve rien. Je suis comblé. Mon activité, c’est l’univers. Parce que j’ai conservé l’idée que j’étais comblé, j’ai été délivré : délivré, je me tiens debout sur la Terre. 230

Je n’abandonne rien, ni ne m’empare de rien. Je ne suis ni heureux, ni malheureux. Comblé, d’une humeur toujours égale, je ne suis ni incarné, ni désincarné. 231

Notre essence ne peut jamais être connue ni appréhendée. En revanche, ce que l’on considère comme séparé du Soi doit être examiné avec persévérance. 232
[Comme disait Nisargadatta, le Soi est ce par quoi tout est connu. Lui-même ne devient jamais un objet connu. Pour le « connaître », donc, il faut et il suffit de connaître l’illusion comme telle.]

Je suis constant, transparent. Je suis la réalité ultime. Je suis comblé, j’infuse au plus profond le monde entier. Je suis la condition de possibilité [de tout]. Grâce à ma Puissance de désirer nommé « Liberté absolue », j’agence le Tout. 233



mardi 8 janvier 2008

"Same same but different"

L'Inde, décidément, ne change pas, ou si peu. Toujours le bruit et la fureur, la violence et l'islamisme qui progresse et tue, opprime, terrorise... Pour répondre à la sempiternelle question - "Et alors, l'Inde, ça change ?" -, on aurait envie de citer la métaphore bouddhique de la flamme, ni identique ni différente, d'une bougie à l'autre. En somme, l'information se transmet, bien que les supports changent. Le système des castes, les superstitions, la xenophobie, demeurent, mais s'incarnent différemment.






Ce voyage ne fut pas un voyage d'émerveillement, donc. Tout se passe comme si, plus je la connaissait, plus l'Inde se dévoilait n'être qu'un échantillon de ce monde fou dans lequel nous évoluons, nous privilégiés. Je ne trouve là guère d'inspiration pour offrir mes voeux à vous autres, chers lecteurs et lectrices.








Pourtant il reste de la beauté, beaucoup même. Il reste l'art, la pensée, la raison, et puis mille scenettes de la vie quotidienne, des aperçus fulgurants sur un autre monde, c'est-à-dire sur le réel, banal et extraordinaire à la fois. Puissions-nous trouver le courage de le regarder en face.
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