"La non-dualité" n'existe pas.
Il existe plutôt de nombreuses variétés de non-dualité en Inde et en Orient.
Déjà, il faudrait distinguer entre advaya "non duel" et advaita "non-dualité".
Advaya, employé surtout par les bouddhistes, signifie que deux choses
ont une même source : par exemple, le sujet et l'objet sont "non duels",
parce qu'en réalité il sont projetés par un seul et même esprit, comme les
deux faces d'une même pièce de monnaie.
Advaita est employé par le Vedânta, pour dire que l'individu et l'absolu
"ne sont pas deux" si l'on fait abstraction de leur différences (corps, mental, transcendance
et attributs divins) pour ne considérer que leur essence commune (la pure conscience).
Mais il existe encore bien d'autre sortes de non-dualismes.
Par exemple, le tantrisme Kaula enseigne "la pratique de la non-dualité"
du pur et de l'impur (advaita-âcâra). Il s'agit de cérémonies où l'on transgresse les tabous.
Bhartri Hari, un philosophe du Ve siècle, transmet la "non-dualité du Verbe"
(shabda-advaita), où tout est parole et concept, où ces concepts se réduisent
au Verbe indifférencié "om", qui est l'absolu. Exemple : "Quelle est la vérité de l''élément Terre ?
- Le concept (vikalpa). Quelle est la vérité du concept ? - La conscience (jnâna). Quelle est la vérité
de la conscience ? - Om. C'est l'absolu (brahman)." Tout n'est donc qu'apparence illusoire de l'absolu, à cause de l'ignorance. Il centre sa pédagogie sur la parole et la grammaire du sanskrit qui est, selon lui, la langue parfaite, la plus proche de "om", le Verbe absolu dont toutes nos pensées ne sont
que des transformations apparentes. Comme on le voit, c'est un non-dualisme très original,
quasi inconnu, difficile d'accès, et qui a influencé en profondeur la philosophie
de la Reconnaissance du Cachemirien Outpaladéva.
Le Yogatchâra bouddhiste définit la conscience non-duelle
comme l'éveil au fait (= la compréhension) que le sujet
et l'objet sont imaginé par et à l'intérieur du même esprit,
comme dans un rêve. Le Yogâtchâra a aussi beaucoup inspiré
la Reconnaissance.
La Reconnaissance (Pratyabhijnâ) est une philosophie d'inspiration tantrique,
mais non initiatique et ouverte à tous. Elle propose une "ultime non-dualité"
(parama-advaita) qui intègre et réconcilie dualité et unité : la dualité est reconnue
comme libre manifestation de l'unique conscience. "Non duel" désigne aussi le fait que Shiva et Shakti sont inséparables : Shiva est l'être ; Shakti est la pensée.
Il y a aussi la non-dualité au sens où "tout est dans tout" (sarva-sarva-âtmakatâ-vâda),
la non-dualité où il n'y a que l'absolu ;
celle où tout est une transformation
d'une seule substance (parinâma) ;
celle où tout n'est qu'illusion (vivarta) ;
celle qui n'est qu'une hyperbole (artha-vâda) ;
celle qui est une expérience ou
un ressenti (bhâva-advaita)
et celle qui n'est qu'une compréhension (c'est le cas
du Védânta originel de Shankara) ;
celle qui n'est que potentielle (tathâgata-garbha, buddha-dhâtu) ;
celle qui est est objective et non pas subjective (vastu-tantra, celle, encore de Shankara) ;
celle où les êtres ne sont que des parties d'un seul Être (mahâ-âtma-advaita) ;
celle
où tout se réduit au genre universel de l'Être (sattâ-advaita), etc. etc.
Selon le Védânta de Shankara, la non-dualité est le fait que le Soi (âtma) et l'absolu (brahman) sont identiques.
Pour certains bouddhistes, "non-duel" signifie que l'expérience intérieure
de la véritable nature des choses et des êtres n'est qu'un aspect de l'Eveil total,
inséparable de l'intelligence spontanée qui agit pour le bien des êtres : vacuité (shûnyatâ) et compassion (karunâ)
sont "non duelles".
Sur ce modèle, on trouve d'innombrables variantes : compréhension (prajnâ)
et expérience (samâdhi) ; intérieur et extérieur ; corps absolu et corps formels ; apparences et
vacuité ; conscience et espace, etc., etc.
Pour le yoga théiste (shaiva, vaishnava), la non-dualité est l'union de l'âme et du divin
grâce à diverses pratiques.
Pour le Yoga selon Vasishta (Cachemire, vers 950), aussi nommé "Enseignement pour la délivrance", la non-dualité recouvre ces différentes significations. Oeuvre fort originale et profonde.
Au fond, "non-dualité" peut désigner tout et n'importe quoi.
Aujourd'hui, le champs sémantique s'est encore étendu.
Dans certains cas, la non-dualité semble désigner... une sorte de confusion
"où tous les chats sont gris".
Bref.
Pour finir, je voudrais digresser et signaler un lien possible entre platonisme et Védânta :
un verset de l'Hymne au Gourous du Monde (Jagadgururatnastava, verset 10),
du XVIIe siècle, Sud de l'Inde, semble en effet mentionner Apollonios de Tyane,
le célèbre gourou contemporain des tout débuts du christianisme : l'auteur salue
"Les guides accomplis, à commencer par Apollonios" apalûnyâdi-nishâka-siddha-netrîn
(je ne sais pas ce que signifie nishâka).
Certains auraient réfuté l'authenticité de ce verset,
mais je n'ai pas d'informations à ce sujet.
En tous les cas, et même si ce verset
n'est qu'une invention tardive, le rapprochement entre platonisme (au sens le plus large)
et Védânta est significatif.
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